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Les Shabaks d’Irak reviennent dans leurs maisons, dévastées pendant la bataille contre l'EI

Des membres du groupe ethnique des Shabaks reviennent dans leurs maisons après en avoir été chassés, mais ils ont perdu confiance envers ceux qui les entourent
Moqdad Hassan Ismaeil al-Barghout et sa famille, devant leur maison, dans le village de Khazna Tappa, à l’est de Mossoul (MEE/Joao Castellano)

KHAZNA TAPPA, Irak – La pluie s’abat en crépitant sur le village de Khazna Tappa, à l’est de la ville assiégée de Mossoul, tandis que les membres d’une milice shabak, fusils d’assaut en bandoulière sur leur gilet de protection, tapent violemment des pieds dans la brume pour vaincre le froid.

Ce très petit village, dans la plaine fertile de la province irakienne de Ninive, voit revenir de plus en plus de familles du groupe ethnique des Shabaks, chassés de leurs terres puis dispersés dans toute la province ou tués par les combattants du groupe État islamique (EI) et al-Qaïda.

Quand Moqdad Hassan Ismaeil al-Barghout ouvre le portail devant sa maison en moellons, partiellement calcinée, le garde assurant la sécurité se détend et vient à notre rencontre.

« Nous avons été absents pendant deux ans et demi », raconte Barghout, en ajoutant que sa famille n’est revenue qu’en février, dès qu’ils ont estimé que les lieux étaient suffisamment sûrs.

Moqdad Hassan Ismaeil al-Barghout regarde impassiblement l’une des chambres à coucher ravagées par le feu, dans la maison où sa famille et lui sont revenus en février, après avoir fui leur village de Khazna Tappa (MEE/Joao Castellano)

Or, quand Barghout et les siens sont revenus, ils ont constaté que de nombreuses maisons de Khazna Tappa avaient été incendiées. La moitié de celles leur appartenant avait brûlé.

Des tessons de verre jonchent le sol et un panneau tordu de plastique noir à la place de l’encadrement bon marché de la porte d’entrée leur rappellent à quoi ressemblait leur maison. Désormais, la famille s’entasse dans une seule pièce, à l’étage.

« Ils ont écrit sur les portes ‘’Maison de chrétiens’’, ou ‘’Maison de rawaafidh’’ (chiites). Les habitants du coin les ont aidés à identifier qui appartenait à quelle religion »

- Moqdad al-Barghout, membre de la minorité shabak

« L’EI, avec l’aide de leurs traîtres, ont incendié les maisons », déplore-t-il, assurant ainsi que les gens du coin ont aidé les combattants à perpétrer leurs attaques.

« Ils ont écrit ‘’Maison de chrétiens’’, ou ‘’Maison de rawaafidh (chiites)’’, sur les portes. Les habitants du coin les ont aidés à identifier qui appartenait à quelle religion. » Barghout et sa famille sont des musulmans chiites, l’un des nombreux groupes ethniques et religieux chassés ou tués par l’EI et ses partisans.

Assaillis de toutes parts

Les Shabaks d’Irak sont assaillis de toutes parts : al-Qaïda et l’EI s’attaquent à eux à cause de leurs pratiques religieuses qui ont le tort de ne pas être sunnites.

Beaucoup de Shabaks affirment avoir perdu confiance dans le gouvernement à Bagdad, car il s’est montré incapable de les protéger. Ils accusent aussi le gouvernement régional du Kurdistan au nord de l’Irak d’avoir exercé sur eux des pressions pour qu’ils avouent être Kurdes, et ainsi prendre le contrôle de leurs terres, ainsi que Mossoul.

Selon la BBC, les estimations du nombre de Shabaks varient entre 250 00 et 400 000. Si la plupart d’entre eux se disent publiquement musulmans – chiites pour la plupart, les autres étant sunnites – , certains d’entre eux pratiquent en même temps leur propre religion syncrétique.

Quelques Shabaks se revendiquent de sages religieux appelé pîr – des lettrés en doctrine religieuse. Cette croyance shabaki incorpore des éléments de l’islam chiite, tout en conservant ses propres pratiques particulières.

Dans l’exercice de leur foi, ils visitent des lieux saints yézidis et se rendent en pèlerinage dans les villes saintes chiites de Nadjaf et Karbala, et non à la Mecque – la ville la plus sainte de l’islam.

Les Shabaks parlent aussi leur propre dialecte bien distinct, le shabaki, revendiqué comme langue à part entière par certains Shabaks. Bien que proche du kurde, cette langue n’est pas parfaitement comprise par les locuteurs kurdes.

Les derniers qui restent

Barghout et sa famille ont fui Khazna Tappa en août 2014, quand l’EI a renforcé son emprise sur Mossoul.

Barghout et son frère Abdulhussein, avec leurs enfants, dans l’une des pièces incendiées de leur maison, à Moqdad (MEE/Joao Castellano)

Les forces peshmergas kurdes, activement engagées dans la lutte contre l’EI, se sont retirées d’une grande partie de Ninive, dont Khazna Tappa.

« Le 8 août 2014, quand les Peshmergas ont battu en retraite, nous étions les derniers », raconte Barghout. « Nous avons fui à Diwaniya (ville au sud de l’Irak) et sommes allés ensuite à Basra », principal port d’Irak sur le Golfe persique.

Quand, en août 2014, l’EI a lancé son attaque éclair au nord et à l’ouest de l’Irak, les Yézidis – autre confession religieuse unique de la région – ont été persécutés pendant que l’EI poursuivait sa progression.

Ces massacres, rapportés dans toute la presse, ont attiré l’attention de l’opinion publique internationale et ont servi à légitimer la deuxième intervention de l’Amérique en Irak.

Un rapport de l’ONU publié en juin 2016 a confirmé que l’EI commettait un génocide contre les Yézidis en Syrie et en Irak. Son objectif était de détruire leur communauté de 400 000 personnes en se livrant à des massacres et à l’esclavage sexuel, entre autres crimes.

Les Peshmergas

En écho aux affirmations d’autres personnes, Barghout prétend que les forces armées locales – en l’occurrence les forces peshmergas kurdes – auraient toléré ces agressions contre les Shabaks pour que cette petite communauté, en proie à la peur, prête allégeance à quiconque serait en mesure d’assurer sa protection. En l’occurrence, selon lui, le Gouvernement régional kurde (KRG).

D’après Barghout, les Peshmergas, ainsi que d’autres forces armées, rivalisent pour prendre le contrôle de terres shabaks, afin d’en confisquer les ressources.

« Tous veulent que les Shabaks leur prêtent allégeance parce que le sous-sol de leurs terres regorge de pétrole. On en a trouvé dans [les districts de] Hamdaniya et Sheikhan. Le village de Badaniya al-Kabir est bâti sur un gisement de pétrole », précise-t-il, en faisant allusion aux régions, peuplées de Shabaks, s’étendant autour de Ninive.

Barghout prétend que les forces Peshmergas ont livré intentionnellement les Shabaks de Ninive aux mains de l’EI, mais tout le monde ne partage pas cette opinion.

« [Mossoul] s’est transformée en tombeau pour les minorités »

- Salem Muhammed al-Shabaki, député

Khaled Ali, porte-parole du Congrès national kurde, organisation qui cherche à réunir divers partis kurdes, a pris la défense les Peshmergas.

« Les Peshmergas font en général partie des forces de la défense irakienne. Elle comprend des membres de tous les groupes et de toutes les confessions possibles », affirme-t-il, en pointant l’origine multiethnique des volontaires peshmergas. « C’est la preuve que les Peshmergas n’exercent de discrimination envers aucun groupe ethnique », fait-il valoir.

Quant au fait que, lors de l’offensive de l’EI, les Peshmergas ont battu en retraite et abandonné les villages des Shabaks évoqués par Barghout, Ali ajoute : « Même Erbil était menacé par l’EI. On n’avait jamais vu une progression aussi rapide. Daech a repris Mossoul malgré l’opposition de deux brigades militaires, qu’il a vaincues. Force est de reconnaître que les Peshmergas n’étaient pas en mesure de tenir ce territoire. »

Persécutions et souffrance

Pourtant, comme d’autres minorités ethniques en Irak, les violentes persécutions des Shabaks remontent à bien avant la prise du pouvoir par l’EI.

Voiture calcinée dans la boue, devant la maison de Moqdad Hassan Ismaeil al-Barghout, dans le village de Khazna Tappa, à l’est de Mossoul (MEE/Joao Castellano)

Les Shabaks ont été victimes des politiques d’« arabisation » du gouvernement irakien et de la campagne Anfal lancée par Saddam Hussein dans les années 1980. À l’époque, les forces irakiennes ont perpétré emprisonnements, exécutions et déportations de masse contre les Kurdes et d’autres minorités au nord de l’Irak.

Ils ont été évacués de leur village et conduits dans des camps d’internement pour avoir refusé d’être identifiés comme Arabes. En effet, ils parlent une langue différente, et cela fait longtemps que les Arabes les marginalisent dans cette région. Les violences ont cependant atteint leur paroxysme, affirment les habitants, après l’invasion américaine en 2003.

« En 2009, al-Qaïda a lancé sur le village deux camions piégés remplis de bombes, pendant la prière du matin. Ils ont détruit le cœur du village, complètement démoli sur presque un kilomètre carré », se souvient Abu Kawther, officier de la milice shabak à Khazna Tappa (il a souhaité ne pas dévoiler son nom en entier).

Suria Mahmoud Ahmed, militante shabak à la tête d’une ONG, l’Association féministe shabak, rend surtout les autorités kurdes responsables de leurs problèmes. « Nous avons tellement souffert sous le régime de Saddam. Nous n’avions même pas le droit de nous appeler Shabaks – on pouvait seulement se dire Arabes », raconte Ahmed, dans la réception d’un hôtel d’Erbil, capitale du Kurdistan.

« Nous avons tellement souffert sous le régime de Saddam. Nous n’avions même pas le droit de nous appeler Shabaks – on pouvait seulement se dire Arabes »

- Suria Mahmoud Ahmed, militante shabak à la tête de l’Association féministe shabak

« Pourtant, après 2003, nous avons dû subir l’inverse. Désormais, certains partis kurdes veulent contrôler les minorités et nient leur véritable identité : ils les appellent des Kurdes », ajoute-t-elle.

Elle évoque aussi le meurtre, en 2008, de Mullah Abbas, dirigeant politique shabak, commis à seulement quelques centaines de mètres d’un poste de contrôle peshmerga. Abbas était le chef du Rassemblement démocratique shabak, groupe qui s’oppose à l’inclusion des régions shabaks aux territoires du Gouvernement régional kurde.

Selon un rapport publié en 2009 par Human Rights Watch (HRW), les forces peshmergas n’ont pas poursuivi les tueurs et personne n’a été tenu responsable, en dépit de l’insistance des fonctionnaires de l’ONU, exigeant de traduire ces criminels en justice.

« Et la voiture où se trouvaient les assaillants qui l’ont tué sortait du poste de contrôle d’Asayesh (les services de renseignement kurdes) », explique Ahmed, en haussant les sourcils avec suspicion.

Middle East Eye a demandé au KRG et aux Peshmergas de s’exprimer à ce sujet, mais ils n’avaient toujours pas répondu au moment de la publication de cet article.

Manque de confiance

Chaussé de ses bottes de combat dans la brume glacée du poste militaire, juste à l’entrée de Mossoul-Est, Abu Jaafar al-Shabaki, commandant d’une milice shabak locale, membre des milices d’Unités de mobilisation populaire irakiennes (UMP) – les groupes de combattants armés mobilisés pour lutter contre l’EI, mais eux-mêmes accusés de graves violations des droits de l’homme –affirme que les politiciens des deux côtés essaient d’affaiblir l’identité indépendante des Shabaks.

« Certains partis politiques essaient de semer la terreur dans le cœur des citoyens. Le Kurdistan Democratic Party [KDP, au pouvoir] s’oppose à l’existence d’une force shabak. Il veut contrôler la région [où ils vivent]. S’ils prennent les terres des Shabaks, ils prennent Mossoul », redoute al-Shabaki, pointant le fait que beaucoup de Shabaks habitent la deuxième plus grande ville d’Irak.

« Si [le Parti démocratique du Kurdistan] prend les terres des Shabaks, ils prennent Mossoul »

- Abu Jaafar al-Shabaki, commandant d’une milice shabak locale

Et le pire, ajoute-t-il, « c’est que le KDP obtiendra plus de voix au parlement. Si l’on contrôle les gens, on contrôle leur façon de voter. C’est bien pour cette raison qu’ils veulent que les Shabaks soient considérés comme des Kurdes. »

« Or, pouvez-vous me montrer une seule tombe kurde dans cette région ? Ici, tout le monde est shabaki, yézidi, chrétien ou turkmène. »

Il ajoute que des milliers de Shabaks, déplacés pendant l’assaut de Daech contre Ninive ont besoin de percevoir l’indemnisation de Bagdad pour avoir les moyens de retourner chez eux et reconstruire leurs maisons détruites, et obtenir des services de première nécessité, l’eau et l’électricité.

Pourtant, Salem Muhammed al-Shabaki, qui siège au parlement irakien à Bagdad grâce au système de quotas imposé en faveur des Shabaks, désapprouve les revendications d’Abu Ja'afar, pointant qu’il n’a pas le droit de parler des affaires des Shabaks du fait de son affiliation avec les Unités de mobilisation populaire.

« Les Unités de mobilisation populaire ne représentent pas les Shabaks. Elles obéissent à un agenda étranger iranien en Irak. Nous n’accepterons jamais leurs manœuvres confessionnelles. »

Il a néanmoins admis que les gouvernements irakiens précédents, comme celui du Premier ministre Nouri al-Maliki, ont posé les bases de la situation précaire des Shabaks aujourd’hui : il prétend qu’al-Maliki a livré la ville au contrôle de l’EI, provoquant de fait l’extermination ou l’expulsion des habitants shabaks.

En 2015, un comité parlementaire irakien a exigé la mise en examen de l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki et de dizaines d’autres fonctionnaires supérieurs pour avoir, en 2014, laissé Mossoul tomber aux mains de l’EI.

Salem croit que le gouvernement du Premier ministre actuel, Haider al-Abadi, assure une meilleure gouvernance, mais redoute qu’il soit trop tard pour que les Shabaks retrouvent leur confiance en Bagdad.

« Nous avons perdu confiance en la capacité de Bagdad de nous protéger. Nous ne reviendrons pas à Mossoul. Pour les minorités, c’est devenu un tombeau. »

« Or, essayez de me trouver une seule tombe kurde dans cette région ? Vous n’y arriverez pas. Ici, tout le monde est shabaki, yézidi, chrétien ou turkmène »

- Abu Jaafar al-Shabaki, commandant d’une milice shabak locale

Pour Abu Kawther, officier de la milice de Khazna Tappa, le problème des Shabaks, c’est que ni Erbil ni Bagdad n’acceptent de prendre en charge leur sécurité.

« À chaque bombardement, les autorités du Kurdistan se sont défaussées sur le gouvernement central. La police et l’armée disent quant à elles : ‘’Ce sont les forces kurdes qui sont censées vous protéger.’’ Donc personne ne prend ses responsabilités. »

C’est pourquoi les Shabaks prennent en main leur propre protection, explique Kawther. « Désormais, ce sont les jeunes gens de la région qui assurent notre protection. Ce qui compte c’est la sécurité de nos régions et de leurs habitants. »

Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabiès.

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