Place Tayaran à Bagdad, les Irakiens prédisent qu’il y aura d’autres attentats avant les élections
BAGDAD – Place Tayaran, la plupart des magasins sont restés fermés, les enseignes éclaboussées du sang des morts et des blessés frappés par le double attentat suicide quelques heures plus tôt. Sur leurs téléphones, des témoins montrent des photos sinistres – une jambe coupée abandonnée sur des tessons de verre et des cadavres étendus sur le trottoir.
Plus de trente personnes ont trouvé la mort ici, lors du dernier attentat-suicide contre la capitale irakienne, le cinquième à Tayaran depuis 2009, drame symptomatique d’une tendance annoncée depuis la chute du groupe État islamique (EI) selon laquelle, faute de pouvoir occuper un territoire, sèmerait la terreur au sein des populations irakiennes.
Une prédiction que partage le chef de la police de Bagdad, Ali Ghareiri.
« Ce matin, cette zone fut prise pour cible par deux terroristes de l’État islamique porteurs d’une ceinture explosive, et nous nous attendons à d’autres attentats de ce genre parce que l’EI est en train de modifier sa stratégie en Irak », explique Ali Ghareiri à Middle East Eye, en parcourant la place Tayaran neuf heures après l’attentat.
« Nous pensons que le gouvernement ne se soucie pas assez de nos droits humains fondamentaux pour venir ici se rendre compte de nos problèmes »
- Kasim, ouvrier
« Je suis ici aujourd’hui pour inspecter la zone et identifier les endroits susceptibles d’être vulnérables à de futures attaques, et pour élaborer un plan global de sécurisation du quartier », précise-t-il.
« Si l’on veut espérer prévenir de telles attaques, il nous faut une sécurité renforcée et de très bons renseignements. »
Selon Ali Ghareiri, les services de police de Bagdad disposent d’assez de personnel et de matériel pour sécuriser la capitale irakienne. Mais il admet que le succès de cette opération dépendait en grande partie du renforcement des opérations de renseignement.
La plupart des victimes s’avèrent être des citoyens parmi les plus pauvres en Irak, pour beaucoup originaires du sud rural, qui se regroupent chaque jour avant l’aube aux quatre coins de la place dans l’espoir de trouver un travail précaire.
« Ces martyrs travaillaient pour une paie quotidienne allant de 5 000 et 10 000 dinars irakiens (3,40 à 6,80 euros), à peine de quoi nourrir leurs familles », souligne Hassan, ouvrier agricole de 37 ans.
Comme beaucoup d’autres, il est originaire du sud de l’Irak, mais il lui est impossible de trouver un emploi sur place. Il a travaillé à Bagdad pendant des années, envoyant son salaire dérisoire à sa femme et ses quatre enfants restés à Nassiriya.
« Nous arrivons d’habitude vers 3 heures du matin et, heureusement, beaucoup d’entre nous avaient déjà trouvé du travail pour la journée. Si l’explosion avait eu lieu une ou deux heures plus tôt, lorsqu’il y avait plus de 300 hommes à cet endroit, l’attentat aurait été beaucoup meurtrier ».
Kasim, jeune homme de 34 ans qui attendait un travail occasionnel lors de l’attentat, s’est plaint de n’avoir vu aucun représentant du gouvernement venir sur les lieux depuis l’attentat.
« Nos villes d’origine n’ont aucun emploi à offrir. Nous n’avons pas d’argent et nous pensons que le gouvernement ne se soucie pas assez de nos droits humains fondamentaux pour venir ici se rendre compte de nos problèmes », se désole-t-il. « Les vendeurs du marché doivent tous payer des impôts, mais ils ne reçoivent rien en retour, pas même de la courtoisie ».
Cinquième attentat place Tayaran
Devant un salon de thé, à quelques mètres à peine de l’endroit où traînent encore le cuir chevelu carbonisé et des restes non identifiables du kamikaze – les habitants se sont rassemblés autour d’un téléphone portable pour regarder des images de vidéosurveillance prises d’un local voisin, quelques instants avant l’explosion.
« Voici le poseur de bombes », s’exclame l’un d’eux, montrant du doigt un homme qui se déplace rapidement dans la rue, et porte, étrangement, des chaussures neuves et une veste surdimensionnée, ainsi qu’une écharpe enroulée autour de sa tête.
« Ses vêtements détonnent. Il fait trop chaud aujourd’hui pour porter un gros manteau comme ça. Et regarde comme il marche bizarrement – vite, bras croisés sur son manteau bien fermé. »
Au moment où le suspect disparaît derrière un panneau, le feu de l’explosion remplit l’écran, propulsant des ouvriers dans toutes les directions.
« En 2009, j’étais ici parmi les victimes et j’ai participé aujourd’hui à l’évacuation des blessés »
- Tayaran, manœuvre
C’est la cinquième fois que la place Tayaran est prise pour cible, déplore le propriétaire du salon de thé. La dernière attaque remonte à un an. L’un des ouvriers relève sa chemise et exhibe les terribles blessures subies lors d’un attentat similaire, il y a neuf ans.
« En 2009, j’étais ici parmi les victimes, et aujourd’hui, j’ai participé à l’évacuation des blessés », se souvient-il.
« C’était au même endroit, à quelques mètres près. Ça arrive pour des raisons politiques mais, à chaque fois, ceux qui souffrent le plus, ce sont les Irakiens ordinaires, alors que les politiques, eux, circulent en toute sécurité, dans leurs voitures blindées ».
L’hôtelier Raad décrit comment l’énorme explosion a secoué les bâtiments avoisinants et brisé toutes les fenêtres de son hôtel. Pendant qu’il se précipitait à l’extérieur, il y eut une deuxième explosion contre un poste de contrôle de police, de l’autre côté de la rue.
Ibrahim, policier de 32 ans qui patrouille sur la place l’après-midi, affirme que deux policiers ont été tués et quatre autres blessés lors de la deuxième explosion.
« Le terroriste a déclenché sa ceinture d’explosifs lorsqu’il était tout près des policiers. »
Derrière lui, des débris d’humbles moyens de subsistance, abandonnés à la hâte : dans le caniveau à côté de sacs tâchés de sang gisent des vêtements d’occasion, des petits pains pour les sandwichs disposés sur des étals de fortune à côté des assiettes retournées d’une gargote à falafels voisin.
Raad souligne que la fermeture rapide des voies d’accès a, pendant une heure, empêché les ambulances de se rendre sur les lieux ; il raconte avoir pris un camion garé à proximité pour transporter plusieurs des blessés jusqu’à l’hôpital local.
Cible facile impossible à sécuriser
Bien que des mesures de sécurité de haut niveau aient été déployées tout le reste de la journée, la plupart des travailleurs pauvres ne se font guère d’illusions. « Il est trop tard pour améliorer la sécurité maintenant, il fallait le faire avant les explosions », ironise Ali, 39 ans.
« Avant l’attaque, les mesures de sécurité ici n’ont servi à rien. C’est une zone très animée : il y aurait dû avoir beaucoup plus de points de contrôle ».
Comme elle jouxte la plaque tournante du transport régional de la ville, la place Tayaran reste très fréquentée par les piétons et elle est souvent très encombrée. C’est par conséquent une cible facile pour les kamikazes qui cherchent à faire un maximum de victimes.
Bien que pour Ali Ghareiri et de hauts responsables de Bagdad, l’attaque a été perpétrée par l’EI, certains témoins sont convaincus que l’attentat a probablement été commandité pour des considérations politiques.
« Quand il y a une élection en Irak, c’est à chaque fois la même chose », relève un commerçant de 40 ans, parlant sous couvert d’anonymat. « Au cours des trois prochains mois, jusqu’aux élections, il y aura d’autres attaques. Les gens disent que c’est l’EI, mais nous pensons que c’est politique. C’est l’époque où, pour engranger plus de voix, les politiques créent le chaos et promettent qu’ils sont les seuls à pouvoir assurer notre sécurité. »
Il raconte que ce même lundi matin, un troisième attentat à la bombe a été perpétré à un autre endroit de la ville, dont personne n’a fait état. Et que les attentats dans la ville sont couramment « minimisés » dans les médias.
« Quand il y a une élection en Irak, c’est à chaque fois la même chose. Jusqu’aux élections, il y aura d’autres attentats »
- Commerçant sur la place Tayaran
« Ils ont bouclé la rue et ont commencé le nettoyage à peine dix minutes plus tard, ce matin. Ils ont effacé les preuves et la police a dit ensuite : ‘’Circulez, il n’y a rien à voir’’. Le nombre des morts et des blessés n’est souvent pas rapporté avec exactitude ».
Un autre ouvrier, Hassan, 45 ans, affirme que ces attaques sont le fruit de la décision du Premier ministre Haïder al-Abadi, annoncée dimanche, de forger une alliance politique avec certains membres des forces irakiennes de Hashd al-Chaabi.
L’alliance, qui aurait fait fuir certaines personnalités politiques clés, a duré moins de 24 heures, et Abadi a annoncé lundi soir que ses membres se présenteraient finalement chacun de leur côté.
Au crépuscule, les ouvriers laissés pour compte se sont rassemblés pour allumer de petites bougies devant les commerces aux rideaux baissés où, aux premières heures de la matinée, leurs collègues avaient été assassinés.
Traduction de l’anglais (original) de Dominique Macabies.
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