Pour la Turquie, les Kurdes ont « franchi les limites » en Syrie
ERBIL, Irak – La Turquie est susceptible d’accroître son soutien aux groupes rebelles dans le nord de la Syrie après que les forces kurdes ont « franchi les limites » en profitant des frappes aériennes russes pour conquérir des territoires, d’après certains analystes.
Samedi, l’armée turque a commencé à pilonner les positions kurdes près de la ville d’Azaz dans la province d’Alep, en réponse à l’avancée des Unités de protection du peuple (YPG) kurdes qui ont cherché à prendre des territoires, notamment la base aérienne militaire Menagh, aux rebelles rivaux.
L’escalade du conflit dans le nord de la Syrie, où une offensive des forces pro-gouvernementales soutenue par des frappes aériennes russes autour de la ville d’Alep a déjà contraint des dizaines de milliers de personnes à fuir vers la frontière turque, a provoqué un certain émoi international, les États-Unis appelant instamment la Turquie à cesser ses bombardements.
Cependant, des analystes ont expliqué à Middle East Eye que la Turquie ne permettrait pas aux Kurdes de créer une administration kurde unie à sa frontière et avait décidé de recourir à des frappes d’artillerie pour empêcher les YPG de gagner davantage de terrain.
« Azaz constitue clairement une limite pour la Turquie et celle-ci va prendre des mesures pour défendre cette ville des groupes qu’elle juge hostiles », a déclaré à Middle East Eye Aaron Stein, spécialiste de la Turquie à l’Atlantic Council, basé à Washington.
Saban Kardas, directeur de l’ORSAM (groupe de réflexion basé à Ankara), a indiqué qu’il était possible qu’Ankara envisage d’accroître son soutien aux groupes rebelles opposés au président syrien Bachar al-Assad, mais combattant les YPG pour le territoire.
« Frapper [les Kurdes avec l’artillerie] ne produira aucun résultat à moins de déployer une autre force amie [sur le terrain] », a déclaré Kardas à MEE.
« Il serait difficile d’organiser une incursion militaire ou quelque chose de comparable à ce stade, mais sous certaines conditions, la Turquie peut accroître son aide aux groupes armés à Azaz. »
Les forces kurdes ont pris la base aérienne Menagh aux groupes rebelles le 10 février, après que le gouvernement syrien a réussi à percer les lignes rebelles le 3 février et à briser l’étau autour des villes principalement chiites de Nubl et Zahra.
Elles ont ensuite profité des intenses frappes aériennes russes et de la faiblesse des groupes rebelles syriens pour progresser davantage vers Azaz, une ville clé sur la route d’approvisionnement des rebelles allant de la frontière turque à la zone est de la ville d’Alep contrôlée par les rebelles.
« Les YPG attaquent les rebelles dans le nord d’Alep depuis que la Turquie a abattu l’avion russe [en novembre] », a rapporté Abdurahman Harkoush, un ancien porte-parole de Jaysh al-Islam, à MEE.
« Depuis que le régime a atteint la zone de Nubl et Zahra, le régime et les YPG ont lancé des attaques coordonnées sur plusieurs fronts au nord d’Alep sous le couvert des frappes aériennes de l’armée de l’air russe. Les rebelles sont du côté de la Turquie et, en cas de défaite, les YPG prendront le contrôle de toute la partie nord de la Syrie.
Les Kurdes « soutiennent les frappes aériennes russes »
Les Kurdes affirment pour leur part se battre contre les groupes militants islamiques tels que le Front al-Nosra.
« Nous ne sommes pas du côté du régime syrien, mais nous soutenons les frappes aériennes russes contre les groupes terroristes », a déclaré Sherzad Yazidi, un représentant de l’administration kurde syrienne basée à Souleimaniye.
« La Turquie tente d’affaiblir les Kurdes, mais cela n’arrivera pas », a-t-il ajouté, accusant également le gouvernement turc de soutenir le groupe État islamique (EI), que les forces kurdes combattent ailleurs en Syrie.
Des sources d’al-Nosra disent que le Front s’était retiré de la campagne d’Alep en août 2015, après l’annonce d’un plan de zone de sécurité par Ankara dans le cadre des efforts visant à coordonner la lutte internationale contre l’EI, à laquelle participe la Turquie.
« Ils [les Kurdes] et la Russie affirment combattre uniquement al-Qaïda et l’EI, mais aucune preuve n’a été apportée pour l’instant », a déclaré Abu Saeed al-Halabi, un combattant du Front al-Nosra, qui a rapporté que le groupe s’était retiré de la base Menagh avant qu’elle ne soit occupée par les YPG.
« Nous n’avons pas honte de nous défendre contre les YPG ; si al-Nosra avait été présent là-bas, nous aurions publié des photos et des vidéos », a-t-il poursuivi.
Pour Halabi, la Turquie ne laissera vraisemblablement pas les YPG progresser beaucoup plus.
« Il est possible que les YPG s’emparent de plus petits villages, mais il leur sera très difficile voire quasiment impossible de prendre Tall Rifaat et Azaz », a-t-il ajouté.
Cependant, les Kurdes disent être optimistes quant au fait de parvenir à unir leurs trois administrations cantonales à Kobané, Afrin et dans la province d’Hassaké.
« Nous travaillons là-dessus en ce moment », a déclaré Yazidi, le responsable kurde.
Le but ultime des Kurdes est de créer un territoire contigu le long de la frontière turque en s’emparant de la bande frontalière allant d’Azaz à Jarablus.
Toutefois, Ankara s’y oppose et ne fait aucune distinction entre d’une part les YPG et leur aile politique, le Parti kurde syrien de l'union démocratique (PYD), et d’autre part le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), lequel mène une insurrection séparatiste depuis des dizaines d’années contre l’État turc.
« Le PKK connaît l’importance de son rôle dans le conflit actuel entre la Turquie et la Russie et l’utilise pour établir de bonnes relations avec la Russie en Syrie », a déclaré Rodi Hesen, un spécialiste des médias pour le site de surveillance Insightkurdistan.
« Démocratie et décentralisation »
Ankara a mené des opérations contre les militants dans les villes kurdes du sud-est de la Turquie depuis la rupture du cessez-le-feu avec le PKK l’été dernier.
« Le gouvernement turc ne veut pas que les Kurdes de Turquie orientale se mettent en tête des idées concernant leur propre arrangement fédéral », a expliqué Nicholas A. Heras, chercheur spécialiste du Moyen-Orient au Center for a New American Security (CNAS), basé à Washington.
« Les Turcs craignent aussi que les États-Unis travaillent activement contre leurs intermédiaires en Syrie que sont les rebelles islamistes », a-t-il ajouté.
Les Kurdes disent être prêts à travailler avec la Russie et les États-Unis dans la lutte contre des groupes tels al-Nosra, Ahrar al-Sham et l’EI.
Cependant, la Turquie a appelé les États-Unis à se distancer des Kurdes en raison de leurs liens avec le PKK.
« En principe, l’auto-administration démocratique ne voit pas d’inconvénient à conclure un accord avec quiconque, y compris la Russie et Assad, pour lutter contre Daech [EI]. Daech contrôle les zones qui pourraient relier le canton de Kobané au canton d’Afrin », a confié à MEE Naser Hajji Mansour, un responsable de la défense kurde à Kameshli, en Syrie.
Les Kurdes syriens affirment toutefois qu’ils ne veulent pas que la Russie maintienne le gouvernement syrien au pouvoir, suggérant plutôt une Syrie fédérale et démocratique.
« Nous n’acceptons pas que la lutte contre Daech soit utilisée pour rétablir le régime d’Assad », a continué Mansour. « Nous faisons partie de la coalition contre l’EI, il ne faut pas coopérer avec la Russie si elle essaie de soutenir le régime d’Assad. »
Néanmoins, Mansour a déclaré que les Kurdes étaient prêts à accepter des armes russes.
« Nous sommes prêts à accepter les armes [de la Russie] en vertu d’un accord qui garantirait la démocratie et la décentralisation », a-t-il ajouté.
« En ce moment, nous coopérons avec la Russie près d’Afrin pour arrêter les groupes [rebelles syriens anti-Assad], mais cela ne signifie pas que nous coopérons avec Assad. La zone située entre Kobané et Afrin est historiquement kurde et nous la libérerons tôt ou tard », a déclaré Gharib Hassou, qui représente le PYD dans la région kurde semi-autonome d’Irak.
Le PYD nie les accusations de la Turquie et des groupes rebelles syriens selon lesquelles les Kurdes coopèreraient avec Assad.
« Nos droits nationaux doivent être reconnus et Assad n’est pas prêt à le faire. Voilà pourquoi la coopération avec Assad ne fait pas partie de nos objectifs. Nous luttons pour un modèle démocratique, ce qui va à l’encontre de la nature dictatoriale du régime », a-t-il déclaré à MEE.
Il semble que les responsables américains soient quant à eux mécontents de la relation plus étroite qui se tisse entre les Kurdes et la Russie, symbolisée par la récente ouverture d’un bureau à Moscou par l’administration kurde.
« Les YPG disposent d’un mécanisme pour demander des frappes aériennes russes. Cela complique certainement leur relation avec les États-Unis, mais leur donne aussi un avantage. Si les États-Unis retirent leur soutien, les YPG pourraient tout simplement renforcer leur coopération avec Moscou », selon Stein.
L’envoyé du président américain Barack Obama auprès de la coalition contre l’EI dirigée par les États-Unis, Brett McGurk, a visité Kobané fin janvier, après que la Turquie a réussi à exclure le PYD de la session de négociations pour la paix de ce mois-ci à Genève.
« Nous continuerons à travailler avec les États-Unis, nos relations avec ceux-ci sont bonnes », a déclaré Mansour.
« Et comme vous le savez, les représentants d’Obama ont visité le Rojava [le Kurdistan syrien] et ont rencontré nos dirigeants politiques et militaires. Les États-Unis ont fait de grandes promesses en ce qui concerne l’aide au Kurdistan syrien. »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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