En Tunisie, les Libyens exilés ont le mal du pays
TUNIS - « Parfois quand je monte dans un taxi, je fais semblant de parler tunisien avec le chauffeur. La discussion est cordiale. Une fois, un ami m’a appelé quand j’étais dans un taxi, je me suis mis à parler libyen. Et là, j’ai vu le chauffeur changer le compteur pour passer en tarif de nuit, plus cher. Je lui ai demandé pourquoi il faisait cela. Il a nié avoir fait quoi que ce soit. Mais je sais très bien qu’il m’a fait payer plus cher parce que je suis libyen », raconte Ramzi, un jeune militant libyen, exilé en Tunisie depuis deux ans.
En six ans de conflit, des milliers de Libyens ont afflué en Tunisie. Au plus fort des soulèvements de 2011 (de février à octobre), ils étaient près d’un million (sur 6 millions d’habitants) à avoir fui les combats entre pro et anti-Kadhafi. En cette période d’effervescence révolutionnaire, les Tunisiens n’ont pas hésité à les accueillir et à les soutenir car eux-mêmes s’étaient soulevés contre Ben Ali.
Trafic et prostitution ont été associés à l’image du Libyen « riche et grossier »
Lorsque la seconde guerre civile éclate, à l’été 2014, jetant à nouveau les Libyens par milliers sur la route de l’exil, l’accueil a cette fois été moins chaleureux. La crise économique et les violences des groupes armés en Tunisie, dont on estime la crise libyenne en partie responsable car ces derniers se sont formés en Libye, ainsi que certains faits divers (comme par exemple les prostituées tunisiennes défenestrées par des Libyens) ont dégradé les rapports entre Libyens et Tunisiens. En quelques années à peine, trafic et prostitution ont été associés à l’image du Libyen « riche et grossier » venu dépenser son argent dans le pays.
« Certains ramènent leur famille élargie »
Le marché de la location de biens immobiliers est à l’image de la situation, très tendu. « Des propriétaires tunisiens exploitent la situation et fixent des loyers très élevés parce qu’il s’agit de Libyens. Mais il ne faut pas mettre tout le monde dans le même panier. Il existe aussi des propriétaires tunisiens corrects, qui proposent les mêmes prix à tout le monde. »
Myriam dirige une agence immobilière à Tunis. Elle a assisté de nombreux Libyens dans la recherche d’un logement. Elle ajoute : « Certains propriétaires refusent simplement de louer aux Libyens. Ils pensent qu’ils ne vont pas prendre soin de leur bien et qu’ils ont des mœurs différentes. Il y a des Libyens très honnêtes et d’autres qui rendent les biens en mauvais état. Certains ramènent leur famille élargie, qui vient parfois se faire soigner. C’est dans leur culture, ils sont très solidaires mais ça ne plaît pas toujours aux propriétaires qui ne veulent pas que leur logement se transforme en hôtel. C’est mon expérience ».
Moins de 8 000 Libyens disposent d’un titre de séjour, selon l’Observatoire international de la migration (OIM)
La Tunisie reste le seul pays limitrophe à accepter les Libyens sans visa, en leur accordant un permis de séjour « touriste » de trois mois, leur permettant des allers-retours réguliers entre les deux pays. Cette diaspora représente désormais la première nationalité étrangère dans le pays.
S'ils sont tolérés par l’État, la majorité de ceux établis en Tunisie reste en situation irrégulière. L’obtention d’un titre de séjour est conditionnée à un contrat de travail, au statut d’étudiant ou au mariage avec un(e) Tunisien(ne). Ils seraient environ 300 000 à effectuer des allers-retours réguliers et 100 000 à résider de manière permanente, dont moins de 8 000 qui disposent d’un titre de séjour selon l’Observatoire international pour les migrations (OIM).
Des files de Libyens devant les banques tunisiennes
Restés un temps en Tunisie, beaucoup ont choisi de quitter le pays du fait de la dégradation des rapports avec les Tunisiens notamment.
« Quand ils avaient de l’argent, ils ne posaient pas de problème parce qu’ils dépensaient beaucoup. Au bout d’un moment, ils ont connu une dégradation de leur niveau de vie. Les plus pauvres sont restés. Certains sont rentrés en Libye, d’autres sont partis en Égypte. Les plus aisés sont allés au Maroc, en Jordanie (où, à l'instar de la Tunisie, aucun visa n'est exigé), en Turquie ou en Europe. Beaucoup de ceux qui pouvaient rentrer en Libye sont aussi restés en Tunisie pour le confort » décrit Seif-Eddine Trabelsi, journaliste tunisien basé en Libye pendant deux ans.
Depuis un an, la précarisation des Libyens s’est accentuée. Certains, exilés depuis 2011, ont vu leurs économies se réduire au fur et à mesure que la guerre se poursuivait. La chute du dinar libyen, qui a perdu plus d’un tiers de sa valeur ces dernières années, a aussi durement impacté les conditions de vie des Libyens en Tunisie.
La fermeture régulière de la frontière tuniso-libyenne et l’instabilité politique aggravées par le fait que les deux banques centrales libyennes se trouvent entre les mains de deux gouvernements rivaux ont ajouté aux difficultés.
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Les liquidités des banques libyennes se sont raréfiées notamment avec la chute de la production pétrolière qui ne garantit plus les rentrées d’argent.
À Tunis, certains distributeurs de billets sont pris d’assaut, des files de Libyens se formant tôt le matin à l’entrée de certaines banques tunisiennes. De nombreux ressortissants ne peuvent retirer de l’argent que deux heures par jour faute de liquidités suffisantes à la Banque centrale libyenne. La prise régulière de sites pétroliers par des milices, à l’instar de celles du général Haftar, paralyse la production pétrolière, première source de devise du pays.
« C’est vrai qu’aujourd’hui, ils ont des difficultés pour payer. Avant, quand ils payaient leur course, ils ne regardaient même pas combien ils donnaient. Aujourd’hui ils ont honte lorsqu’ils attendent que je leur rende la monnaie et parfois, ils s’excusent » confie Samy, un jeune chauffeur de taxi à Tunis.
Microcosmes libyens en Tunisie
Avec l’exil qui dure, la diaspora libyenne se recompose sur le territoire tunisien. Des microcosmes se constituent dans certains quartiers des grandes villes tunisiennes. La Ouina, cité résidentielle de Tunis, est devenue le nouveau point de chute des résidents libyens dans la capitale. Les loyers y sont plus abordables, les commerces tenus par des compatriotes se multiplient. Restaurants, cafés et même lieux de change d’argent au noir permettent aux Libyens de retrouver des repères. Au point que certains se plaignent même de croiser… trop de visages familiers !
Malgré ce semblant de stabilité retrouvé, les douleurs de la guerre et de l’exil persistent pour ceux qui ont été témoins d’atrocités ou ont été directement menacés : « Tu quittes ta maison, ta famille, tes proches, ton travail. Tu quittes tout. Ce n’est pas une décision facile. Tu espères que ça ne durera pas. Je ne pensais pas partir aussi longtemps. Je n’avais pas planifié mon départ. Je connaissais la Tunisie mais y vivre a été différent. Les procédures administratives, l’inscription des enfants à l’école. Tout était difficile », confie Marwen, père de famille exilé depuis l’été 2014.
« Nous vivons sous pression et nous pouvons nous retrouver à la rue à tout moment »
Cet isolement forcé est plus difficilement vécu par les femmes. Noura a dû fuir son pays en 2013 : « C’est une sensation étrange de quitter son pays, personne ne le souhaite vraiment. En partant, je ne pensais pas m’exiler aussi longtemps. L’exil est dur. Même en Tunisie, les Libyens ont peur les uns des autres [les pro-Kadhafi, par exemple, ont peur d'être dénoncés et que leur famille restée en Libye soit harcelée par les milices]. C’est la solitude totale. »
Sous Kadhafi, Noura travaillait dans l’administration. Elle s’est retrouvée directement menacée, même si elle n’occupait qu’un poste subalterne. « C’est difficile en particulier pour les femmes et les familles. Nous dépendons de tout ce qui vient de la Libye : argent et soutien. C’est difficile pour les Tunisiens de comprendre, car ils pensent que nous sommes tous riches. Nous vivons sous pression et nous pouvons nous retrouver à la rue à tout moment. Les loyers ont augmenté. Nous ne pouvons pas trouver un travail à cause de la langue et nous ne parlons pas français. Ça devient même difficile de manger. Je suis ici depuis quatre ans mais je n’ai aucune visibilité sur mon avenir. Il y a des jours où je n’ai plus la force de tenir ».
Les récents événements politiques, avec notamment la montée en puissance des milices islamistes à Benghazi, seconde ville de Libye, met davantage à mal les espoirs de retour à la stabilité du pays, minée par un pouvoir politique éclaté entre les régions et aux mains de groupes armés rivaux. Une instabilité politique qui voit s’éloigner, pour les milliers d’exilés, un possible retour chez eux.
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