Que signifie l’apaisement entre la Turquie et Israël pour le Hamas ?
Le réchauffement des relations entre Israël et la Turquie pourrait marquer un tournant majeur dans les structures du pouvoir au Moyen-Orient, en particulier si ces deux pays s’accordent de plus en plus sur les politiques à mener en Syrie et en Iran.
Des questions ont été soulevées sur la signification de ces nouveaux liens pour l’avenir des relations entre la Turquie et le Hamas, ce mouvement palestinien ayant récemment bénéficié du soutien d’Ankara.
Peu d’informations ont filtré sur la rencontre qui a eu lieu samedi dernier à Istanbul entre le dirigeant du Hamas Khaled Mechaal et le président turc Recep Tayyip Erdoğan, mais beaucoup d’observateurs supposent que le dirigeant du Hamas se réjouit à l’idée que le gouvernement mené par le Parti de la justice et du développement (AKP) tienne des négociations avec Israël.
Une source turque basée à Istanbul s’est entretenue avec Haaretz et a défini cette rencontre comme un « événement privé », tout en soulignant le fait que la visite de Khaled Mechaal n’avait eu que peu de retentissement dans les médias.
Cependant, selon un témoignage publié sur Ynet, cette rencontre a contribué à organiser le départ « volontaire » de Salah al-Arouri, l’important responsable du Hamas qui a été identifié par Israël comme étant le principal suspect pour les meurtres de trois colons israéliens adolescents en juin 2014, incident qui a entraîné le lancement d’un assaut israélien dévastateur sur la bande de Gaza d’une durée de 51 jours.
Depuis, on trouve des informations contradictoires sur le lieu où se trouve maintenant Salah al-Arouri.
Le principal point d’achoppement de ces négociations réside dans la question du blocus de Gaza, que la Turquie a longtemps pointé comme obstacle majeur au renouvellement des relations avec Israël.
Bassem Naïm, un autre haut responsable du Hamas, a déclaré lundi que la nouvelle d’une possible normalisation de ces relations n’était « pas une bonne nouvelle » à moins qu’Israël ne lève le blocus, selon le Jerusalem Post.
Cependant, Ahmed Youssef, haut responsable du Hamas et ancien conseiller politique auprès d’Ismaïl Haniyeh, a déclaré à Middle East Eye que les premières craintes avaient été dissipées par les responsables turcs.
« Au début, ça ressemblait à une mauvaise nouvelle, peut-être au point de provoquer la surprise chez beaucoup de personnes qui vivent ici à Gaza », a-t-il expliqué, avant d’ajouter qu’il était maintenant « heureux de comprendre qu’il n’y a en fait de concession sur aucune des trois conditions posées. »
« Nous croyons, vu ce que nous savons des Turcs, vu ce qui a été annoncé à nos dirigeants, vu tout ce que nous savons et ce que nous entendons sur le peuple turc qui reste du côté du peuple palestinien par le cœur et l’esprit, qu’aucune concession ne sera faite sur les trois conditions, et rien ne viendra porter atteinte à la cause palestinienne. »
« La Turquie restera campée aux côtés du peuple palestinien, et particulièrement aux côtés du Hamas. »
Les relations turco-israéliennes s’étaient gravement refroidies en 2010 à la suite de l’attaque israélienne contre le Mavi Marmara, le vaisseau amiral d’une flottille humanitaire mise en place par une organisation caritative turque ayant pour but de ravitailler Gaza. L’attaque avait alors provoqué la mort de neuf personnes. Cette organisation tentait de rompre le blocus de la bande de Gaza, qui durait depuis huit ans.
Les six bateaux, coordonnés par l’organisation IHH (Humanitarian Relief Foundation) et le mouvement Free Gaza, faisaient partie d’une flottille transportant des ravitaillements censés servir à la reconstruction de Gaza suite à la guerre menée en 2009 par Israël contre cette enclave côtière, au cours de laquelle plus de 1 400 Palestiniens avaient été tués, dont un nombre important de civils.
Après l’effondrement des relations turco-israéliennes, la Turquie est longtemps restée ferme sur le fait que trois conditions devraient être remplies avant d’envisager un rapprochement : des excuses publiques de la part d’Israël, une compensation pour les familles des victimes, et la levée du blocus de Gaza.
Les deux premières conditions ont été remplies à différents niveaux, mais la troisième, elle, reste un point sensible.
« Je ne vois pas comment un accord pourrait être conclu dans l’avenir proche, car les Israéliens ne voudront pas accorder aux Turcs ce qu’ils veulent pour Gaza, a déclaré à MEE un autre haut responsable du Hamas, qui a demandé à conserver l’anonymat. Les Turcs veulent mettre fin au siège, mais les Israéliens ne l’accepteront pas. »
Selon lui, malgré les appels à reprendre les négociations, le gouvernement AKP s’était toujours montré déterminé à obtenir la levée du siège, même avec une certaine marge de manœuvre, comme l’avait sous-entendu Recep Tayyip Erdoğan en 2013.
« Jusqu’à présent, ils disaient : ‘’nous ne pardonnerons pas ce qui est arrivé à Gaza, nous ne conclurons aucun accord sans Gaza’’ », a poursuivi ce haut responsable du Hamas.
« Je ne sais pas très bien s’ils resteront immuables sur la levée du siège ou s’ils fléchiront pour une solution intermédiaire. »
Des alliés de longue date
Contrairement aux autres pays à majorité musulmane, la Turquie entretient des relations étroites avec Israël depuis sa création en 1948.
La Turquie a été le premier pays à majorité musulmane à reconnaître cet État nouvellement formé, et cela fait des décennies qu’elle entretient des relations étroites en matière de sécurité et de renseignement avec ce dernier.
On pense même que des agents du Mossad israélien ont contribué à la capture du dirigeant du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan, au Kenya en 1999.
Même au cours de la récente rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, leurs relations commerciales sont restées stables et ont même « explosé », si l’on en croit certains reportages dans la presse locale.
Les données de l’Institut des statistiques turques ont montré que les exportations turques vers Israël ont bondi d’1,5 milliard de dollars en 2009 à 2,92 milliards en 2014, tandis que les imports d’Israël vers la Turquie ont augmenté d’1,1 milliard à 2,7 milliards de dollars sur la même période.
La tentative du parti AKP de réchauffer les relations avec Israël intervient au moment où la Turquie se retrouve prise dans une tempête diplomatique marquée par les tirs sur un avion de combat russe en novembre dernier, qui a conduit au meurtre du pilote par des milices turkmènes alliées.
La Russie est le deuxième plus important partenaire commercial de la Turquie. Elle lui fournit 30 % de ses besoins en pétrole et 55 % de ses besoins en gaz.
Un effondrement des relations entre ces deux pays implique pour la Turquie de devoir potentiellement trouver de nouveaux partenaires dans la région, a expliqué l’analyste turc Ankaralı Jan.
« Ils ont besoin de sources alternatives d’énergie au cas où la Russie retourne l’Iran contre eux, et ils commencent à comprendre qu’ils sont dans une position très isolée au Moyen-Orient », a-t-il affirmé.
Ankaralı Jan a expliqué à MEE que les responsables de l’AKP pensent que les Israéliens sont en mesure d’exercer une influence considérable sur la vie politique de la région, et qu’ils tenteront peut-être une « diplomatie sur deux fronts » en impliquant à la fois Israël et le Hamas.
« Même avant leur arrivée au pouvoir, la première chose qu’ont fait Fethullah Gülen, [l’ancien allié d’Erdoğan devenu ennemi] et Recep Tayyip Erdoğan avant d’installer le parti AKP a été de faire la tournée des groupes de réflexion lobbyistes israéliens aux États-Unis », a-t-il poursuivi.
« À mon avis, ils croient peut-être que s’ils peuvent se rendre utiles pour Israël, leur réputation internationale pourrait reprendre des couleurs, et en particulier aux États-Unis. »
Un « refuge » pour les musulmans
Selon un reportage paru dans Al-Monitor ce lundi, le processus de réconciliation entre les deux pays doit déboucher sur la fermeture effective des bureaux du Hamas à Istanbul ; l’article sous-entendait de plus que Khaled Mechaal et d’autres dirigeants du Hamas ne verraient pas ce développement d’un si mauvais œil.
L’article poursuivait sur le fait qu’on pensait que Salah al-Arouri était à la tête d’une « branche criminelle » à Istanbul, et que le démantèlement de ses opérations, associé à un possible assouplissement du blocus de Gaza, pourrait permettre de convaincre la direction du Hamas d’accepter la réconciliation.
« Recep Tayyip Erdoğan fait miroiter deux choses à Khaled Mechaal : un assouplissement significatif du blocus [qu’Israël est prêt à mettre en œuvre tant que la Turquie assure qu’il n’y aura pas de trafic d’armes et de munitions vers Gaza] et le démantèlement d’une branche criminelle installée dans les bureaux d’Istanbul, qui prend le pas sur la direction du mouvement », a écrit Schlomi Eldar.
Cependant, Ahmed Youssef a nié le fait que la Turquie tournerait le dos au Hamas, ou qu’elle satisferait aux exigences d’Israël sur l’expulsion de Salah al-Arouri de la Turquie.
« La Turquie est un abri sûr pour tous les musulmans qui ont subi l’oppression de leur gouvernement ou l’occupation, a-t-il déclaré. La Turquie accueille de nombreux Palestiniens libérés des prisons israéliennes ; Salah al-Arouri en a fait partie pendant un certain temps, mais il ne séjourne plus en Turquie actuellement. »
« La Turquie n’acceptera jamais que quiconque lui impose des conditions sur le fait qu’elle accueille ou qu’elle abrite des musulmans. »
Selon un sondage mené par Pew Research, 80 % des Turcs ont une opinion négative du Hamas, et 86 % d’entre eux ont également une opinion négative d’Israël.
Ankaralı Jan a déclaré qu’en dépit des possibles contradictions, il était peu probable que les partisans de Recep Tayyip Erdoğan lui reprochent trop lourdement de reprendre les relations avec Israël.
« Ils n’ont pas beaucoup d’autres options en ce moment, a-t-il affirmé. Ils sont pro-Palestiniens, mais ils ne quitteront pas le parti pour ce seul motif. »
« Les Palestiniens ne croiront pas non plus au fait que Recep Tayyip Erdoğan soit pro-Israéliens… au sein des partisans du Hamas, le culte du président Erdoğan est indéniablement en progression. »
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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