Rencontre avec le musulman britannique qui veut mener une réforme islamique
Lorsqu’Adam Deen a accepté de rejoindre la Quilliam Foundation en novembre 2015, cette décision a suscité un certain émoi parmi les musulmans britanniques engagés en politique.
En devenant chef de l’unité de sensibilisation de Quilliam, Deen est devenu un membre clé du premier think tank autoproclamé de lutte contre l’extrémisme dans le monde.
Et dans la même veine que le fondateur de Quilliam, Maajid Nawaz, l’itinéraire personnel de Deen en tant que musulman est vu comme celui d’un activiste extrémiste devenu militant de la lutte contre l’extrémisme.
Deen a rejoint al-Muhajiroun lorsqu’il étudiait à l’université de Westminster en 1995 et se postait aux coins de rues pour promettre l’enfer aux non-musulmans et accuser les autres musulmans d’être des traîtres.
Il a soutenu l’appel du groupe à la création d’un État islamique mondial, mais a quitté al-Muhajiroun en 2003 (deux ans avant que le groupe ne soit interdit pour des liens avec des activités violentes) après qu’un ancien membre l’a encouragé à rechercher une compréhension différente de l’islam.
Près d’une décennie plus tard, en 2012, il a créé le Deen Institute, un forum de discussion musulman nommé d’après le mot arabe signifiant « religion », et dont le but était de promouvoir une pensée critique chez les musulmans britanniques qui refléterait l’itinéraire qui l’a éloigné de l’extrémisme.
En rejoignant Quilliam par la suite, Deen est entré dans une organisation qui cherche à s’ériger en pionnière du débat sur l’extrémisme islamique depuis sa fondation en 2008, période au cours de laquelle elle a souvent fait l’objet de critiques pour sa proximité perçue avec la politique de lutte contre le terrorisme du gouvernement britannique.
Deen, originaire de Londres et né de parents turcs, a rejoint Quilliam au bout de plusieurs mois de négociations avec la direction de l’organisation, et en dépit de réserves quant aux actions passées de l’organisation, concluant que celle-ci défendait un « principe honorable », à savoir contester les idées qui ont selon lui détourné l’islam.
Près de six mois après avoir rejoint Quilliam, Deen s’est entretenu avec Middle East Eye à la table d’un café de Russell Square pour discuter de ses opinions sur les problèmes qui touchent les musulmans britanniques et tracer les contours de sa vision d’une compréhension réformée de l’islam.
Tout au long de cette discussion de 90 minutes, Deen s’est exprimé avec passion pour mettre en garde contre les graves problèmes auxquels les musulmans britanniques sont confrontés, dont la plupart sont enracinés dans ce qu’il considère comme une compréhension puritaine de l’islam. Il estime que la religion a « divorcé de l’éthique » et que, s’il est fier d’être musulman, il se sent cependant déconnecté de sa communauté.
« Confucius disait qu’il aimait l’humanité mais détestait les gens. Si je puis me permettre de reprendre ses pensées, j’aime l’islam, mais j’ai un gros problème avec les musulmans », a-t-il affirmé.
« La plupart des musulmans sont de bonnes personnes, la plupart des musulmans aident leur prochain. Je parle de ces voix, celles qui s’autoproclament à l’avant-garde de notre foi : ce sont elles qui sont problématiques. »
L’État islamique est islamique
Élégamment vêtu d’une chemise et d’une cravate, Deen était agité et gesticulait constamment alors que nous évoquions des questions manifestement chères à son cœur.
Il a immédiatement identifié le groupe État islamique comme étant le cœur de son argumentation, en expliquant ce qu’il croit être une crise majeure de l’islam.
« L’EIIL est une bénédiction déguisée », a-t-il expliqué, désignant le groupe militant basé en Syrie et en Irak par un acronyme alternatif.
Depuis que l’État islamique a pris le contrôle de la deuxième ville d’Irak, Mossoul, en juin 2014, le groupe domine l’actualité mondiale. De la décapitation d’otages occidentaux au pilote jordanien brûlé vif, le découpage par le groupe d’un califat autoproclamé entre l’Irak et la Syrie a choqué le monde entier.
Ces idées nuisibles ont longtemps été cantonnées à nos textes médiévaux. Mais ce que l’EIIL a fait, c’est prendre ces idées et les actualiser à l’échelle mondiale, pour nous en faire découvrir les conséquences horribles », a affirmé Deen.
Alors que de nombreuses personnes, dont le Premier ministre britannique David Cameron, ont cherché à distancier l’État islamique de l’islam en tant que religion, Deen estime que cette approche est peu éclairée.
« Nous ne pouvons pas dire qu’ils ne sont pas islamiques, a-t-il soutenu. Si le fait d’être islamique se rapporte à nos textes, c’est-à-dire à l’interprétation du Coran et à l’acceptation de la tradition du hadith dans son intégralité [les paroles et les enseignements du prophète Mohammed], mais aussi à l’érudition classique, alors ils [l’État islamique] sont ancrés dans la tradition islamique. »
Deen a expliqué qu’il considère que les racines religieuses de l’État islamique sont inextricablement liées au wahhabisme, terme utilisé pour désigner la variante ultra-conservatrice de l’islam pratiquée en Arabie saoudite.
Les pratiques de l’État islamique et de l’Arabie saoudite ont régulièrement été comparées, tandis qu’un ecclésiastique saoudien de premier plan a affirmé que l’État islamique suivait « la même ligne de pensée » que l’État du Golfe. Cependant, les responsables saoudiens rejettent les parallèles et ont affirmé à plusieurs reprises qu’ils jouaient un rôle important dans la lutte contre l’État islamique, qui a condamné la famille régnante saoudienne et mené une série d’attaques meurtrières dans le royaume au cours des dix-huit derniers mois.
Riyad a dépensé des milliards de dollars pour diffuser sa doctrine religieuse soutenue par l’État en finançant des mosquées à travers le monde, ce que Deen a jugé « extrêmement problématique » pour la Grande-Bretagne, où ses enseignements ont selon lui été largement répandus dans les écoles et les sociétés islamiques.
« Par définition, le wahhabisme est schismatique », a-t-il soutenu, c’est-à-dire que cette doctrine accentue les divisions entre les musulmans, telles que le fossé entre sunnites et chiites. « C’est une vision rejectionniste de l’islam. Ils définissent l’islam par ce qu’il n’est pas et étouffent la riche histoire de notre religion en matière de débat. »
Selon Deen, l’une des conséquences du wahhabisme est le takfirisme, un terme utilisé pour décrire la pratique d’un musulman qui accuse un autre musulman de se détourner de la foi, ce qui est communément défini par le terme d’apostasie.
Dans les groupes comme l’État islamique et dans les pays tels que l’Arabie saoudite, l’apostasie est passible de la peine de mort.
Deen a employé une analogie de la façon dont il pense que la théologie islamique peut être utilisée pour justifier le massacre des apostats, chose que personne ne devrait normalement accepter selon lui.
Il a soutenu que le massacre des apostats est justifié par des érudits qui utilisent les hadiths soutenant cette pratique, dévoilant ainsi un « manque d’esprit critique » chez les musulmans qui acceptent cette justification.
« Il est très facile de convaincre quelqu’un qu’il est acceptable de tuer quelqu’un pour avoir changé sa foi, a-t-il précisé. Un hadith apparaît tout à coup. Vous dites à une personne que le Prophète a dit telle chose. Cette personne s’interroge : "Est-ce un vrai hadith ?". Vous répondez : "Absolument, c’est un vrai hadith". Elle demande : "Est-il accepté par les quatre écoles de pensée ?". Vous répondez : "Oui". Elle conclut : "Alors cela doit être vrai". »
Deen a expliqué que cette « approche wahhabite est l’ennemi intérieur de l’islam » et doit être remise en cause.
Défier l’extrémisme sur les campus universitaires
À la Quilliam Foundation, Deen pense détenir le moteur parfait pour faire campagne en faveur de sa vision d’une compréhension réformée de l’islam ; il a affirmé que son plaidoyer serait focalisé sur les campus universitaires.
Deen a expliqué que la « majorité des sociétés islamiques dans les universités sont influencées par la pensée wahhabite ».
Il a affirmé que sa propre radicalisation avait eu lieu au cours de ses études à l’université de Westminster, la même université qu’a fréquentée le célèbre bourreau de l’État islamique Mohammed Emwazi, qui était connu sous le surnom de « Jihadi John » avant d’être tué par une frappe de drone britannique en Syrie en novembre 2015.
« Les mosquées ne radicalisent ni ne produisent des extrémistes, a-t-il précisé. Une mosquée est ce que j’appelle une décharge spirituelle. Vous y allez, vous faites vos prières, puis vous partez. Les idées des jeunes sont façonnées au cours de leurs années d’université. »
Deen a affirmé souhaiter voir plus de diversité parmi les intervenants islamiques qui sont invités à parler dans les universités, puisqu’il estime que la majorité des tribunes sont actuellement dominées par des militants de tendance wahhabite.
Cependant, Deen sait que Quilliam ne peut être accueillie à bras ouverts par de nombreuses sociétés islamiques qui pensent que sa nouvelle organisation ignore l’impact de la politique étrangère britannique (principalement les guerres en Irak et en Afghanistan) en tant que facteur qui encourage les gens à rejoindre des groupes tels que l’État islamique.
Il s’agit d’une « caricature » de la position de Quilliam selon Deen, qui a reconnu la complexité de l’extrémisme, tout en insistant cependant sur le fait que l’idéologie est le moteur de recrutement principal de l’État islamique.
« Voyez-vous, beaucoup de facteurs sont impliqués dans la radicalisation. Il y a des facteurs politiques, économiques et sociaux. Cependant, il est absurde de se concentrer sur ces facteurs en excluant l’idéologie. »
« L’idéologie a un impact profond car elle peut servir à créer l’extrémisme sans ces autres facteurs. Telle est notre position nuancée [celle de Quilliam]. »
La première étape : « accepter qu’il y a un problème dans l’islam »
La croyance véhémente de Deen selon laquelle l’idéologie est la cause de l’extrémisme l’a ramené à un argument portant sur ce qu’il considère comme un problème au sein de la théologie islamique et de sa relation avec l’éthique.
« Il y a une crise majeure dans notre théologie, qui soutient l’idée que notre éthique est uniquement dérivée du Coran et du hadith. C’est un problème majeur car cela signifie que les musulmans dans la société évoluent en dehors de la sphère éthique. »
La position de Deen sur l’éthique dans l’islam est que le droit au péché est inaliénable, et que c’est ce principe, selon lui facile à trouver dans l’histoire islamique, qui devrait former une pratique réformée de l’islam.
« L’islam est fidèle au principe libéral selon lequel le droit remplace le bien. Cela veut dire que même si je peux avoir une conception de ce qu’être bon signifie, ceci est contrebalancé par le droit de vivre comme je le souhaite, tant que je ne nuis à personne. »
« C’est là le problème de l’islamisme. Ils disent que le principe du bien remplace la valeur du droit. Ce qui mène à une religion totalitaire et autoritaire. »
Deen a affirmé comprendre que sa perception de l’islam n’est pas celle qui est communément admise parmi les musulmans britanniques, ce qui constitue pour lui la racine du problème qu’il veut résoudre.
La première étape pour parvenir à une solution est selon lui d’« accepter qu’il y a un problème dans l’islam ».
« Lorsque je parle de l’islam, je ne parle pas de l’esprit ontologique de Dieu. Je parle de la façon dont nous comprenons nos textes, notre tradition savante et nos traditions. »
Il a soutenu que les réponses des musulmans britanniques à certains événements au Royaume-Uni ont révélé un niveau inquiétant de « faillite morale », illustrant ses propos par son expérience personnelle.
En avril 2014, Deen faisait partie d’un groupe de musulmans britanniques qui ont publié une vidéo dans laquelle ils chantaient et dansaient sur Happy, la chanson de Pharrell Williams. La vidéo a été vue plus de deux millions de fois, et malgré l’accueil majoritairement positif, celle-ci a fait l’objet de débats en ligne, certains détracteurs la considérant comme un péché.
Expliquant avoir été insulté sur les médias sociaux pour avoir participé à la vidéo, Deen a affirmé que la réaction négative de ces musulmans britanniques qui ont condamné la vidéo de Happy a dépassé de loin leur indignation face à d’autres événements, tels que le meurtre du soldat britannique Lee Rigby un an plus tôt, en mai 2013.
Rigby a été poignardé à Londres par deux musulmans britanniques, dont Michael Adebolajo, qui a assisté à des manifestations organisées par al-Muhajiroun, l’ancien groupe de Deen. Selon Deen, les musulmans britanniques ont la responsabilité de se prononcer contre tout acte violent ou extrémiste perpétré au nom de l’islam.
Les critiques de l’approche de Quilliam
Deen a affirmé être conscient que son approche éveille l’hostilité de ses adversaires, mais aussi que depuis qu’il travaille avec Quilliam, sa nouvelle organisation éveille l’hostilité de nombreux musulmans britanniques.
Quilliam a été largement critiquée pour avoir soutenu et participé à la politique de lutte contre le terrorisme du gouvernement, dénommée « Prevent », que beaucoup de musulmans britanniques considèrent comme un dispositif qui les cible injustement.
Les témoignages impliquant des élèves signalés au dispositif Prevent pour leur soutien à la Palestine ont pris des proportions endémiques, ce qui a poussé des groupes communautaires musulmans britanniques à dénoncer cette politique et à réclamer son abandon.
Bien que Quilliam n’ait pas reçu de financement public depuis 2011, l’organisation continue d’être considérée par ses détracteurs comme un porte-parole du gouvernement, en grande partie de par son soutien pour Prevent et sa participation à des formations au dispositif dans les écoles à travers la Grande-Bretagne.
Deen, qui forme des enseignants au repérage de signes de radicalisation, tient à défendre Prevent, affirmant que les témoignages négatifs se rapportant à cette politique ne signifient pas que celle-ci doit être abandonnée, mais plutôt que les musulmans britanniques doivent s’engager pour l’améliorer.
« Ne définissons pas Prevent par des anomalies. Prevent est un travail en cours : à l’heure actuelle, il y a une lacune en matière de formation et les enseignants ont besoin d’avoir accès à de meilleures ressources pour que la politique puisse être plus efficace. »
Quilliam a également fait l’objet de critiques pour sa campagne en faveur de la réforme de l’islam dans une période où les attaques islamophobes ont considérablement augmenté, une approche qui consiste selon les adversaires de Quilliam à charger la victime.
Reconnaissant que l’islamophobie est un problème, Deen a cependant soutenu que ce problème ne devrait pas dominer le discours qui entoure les musulmans britanniques, car cela « nous rend aveugles aux problèmes qui nous touchent ».
« La Grande-Bretagne est un des pays les plus tolérants au monde et nous devons cesser d’être aussi susceptibles. Nous devenons bornés et nous arrêtons de réfléchir parce qu’on nous dit sans cesse que nous sommes des victimes. »
Deen a indiqué que son but n’est pas de gagner « des convertis à la cause de Quilliam », mais plutôt de viser une « majorité silencieuse » de musulmans britanniques et d’encourager ces personnes à « remettre en question ce qu’on leur a dit de croire ».
« Nous suscitons l’intérêt de la catégorie intermédiaire, la majorité silencieuse. La catégorie intermédiaire est très réceptive à notre message. »
Deen a affirmé qu’il apprécie son travail à Quilliam et précisé que son défi consiste à changer le discours chez les musulmans britanniques et à promouvoir ce qu’il décrit lui-même comme sa vision d’une compréhension plus tolérante et plus progressiste de l’islam.
Son message aux adversaires de Quilliam est clair : ils doivent l’inviter au débat et contester ses opinions en public.
« Les gens doivent comprendre que nous ne partirons pas. Je suis entièrement ouvert à tout débat. Je veux engager le dialogue avec les gens. Si vous pensez sincèrement que mon opinion est incohérente sur le plan islamique, alors venez engager le dialogue et discuter avec moi. »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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