Sud de la Syrie : l’Armée syrienne libre sur tous les fronts
AMMAN – Au repos en Jordanie, Bachar al-Zoubi semble à bout de souffle, comme épuisé par ses cinq années de guerre en Syrie. Il commande l’Armée de Yarmouk, l’une des brigades de l’opposition les plus importantes dans le Horan, le nom antique de la région méridionale. Affiliée à l’Armée syrienne libre (ASL), son unité est constamment au front contre les forces du régime. La récente trêve signée à Genève devait soulager ses hommes, mais il n’en est rien. Le voilà engagé dans un nouveau combat.
En mars dernier, la brigade des Martyrs de Yarmouk, une unité ayant prêté allégeance au groupe État islamique (EI), a conquis les confins ouest de la province, tout près des frontières de la Jordanie et du Golan occupé. Jusque-là reclus dans quelques bourgs, les partisans du califat autoproclamé ont rapidement pris le contrôle d’un territoire de près de 350 km2, avec leurs alliés de l’unité Muthana al-Islamya.
« Ensemble, ils voulaient planter le drapeau de l’État islamique, alors nous les avons attaqués », raconte à Middle East Eye un proche du commandant qui a souhaité garder l’anonymat. « Nous avons préféré les devancer avant qu’ils nous tombent dessus », ajoute Bachar al-Zoubi avec un large sourire satisfait.
Légende : En rouge sur la carte, la progression des partisans de l’EI en une semaine au mois de mars dernier dans le bassin de Yarmouk, à l’ouest de la province de Deraa. Les trois points jaunes indiquent les localités d’implantation initiale des Martyrs de Yarmouk, une unité ayant prêté allégeance à l’EI. L’ensemble de ce territoire, de près de 350 km2, longe à l’ouest la frontière du Golan occupé par Israël et au sud la frontière jordanienne (source : opposition syrienne)
Mais l’offensive des troupes liées à l’État islamique ne s’est pas limitée aux terres reculées du bassin de Yarmouk. Il est apparu aussi que des groupuscules secrètement favorables aux djihadistes étaient disséminés dans toute la province, tapis dans l’ombre. Alors que les unités rebelles partaient déloger les partisans de l’EI, ces combattants « masqués » ont tourné simultanément leurs armes contre l’ASL.
Ainsi, à Inkhil, ville située au nord du bassin de Yarmouk, le groupe Assad Allah a soudainement ouvert le feu contre ses supposés alliés. Et à Tafas, près de la frontière avec la Jordanie, un autre groupe armé a mené des opérations suicides sur des postes de la brigade Mu’taz, affiliée à l’ASL.
Attaqués de front par le régime et contraints de surveiller leurs arrières
« La stratégie de l’État islamique est de prendre le contrôle du Sud par la diffusion de son idéologie et l’implantation de cellules dormantes dans toute la région », explique à MEE le général al-Jibawi, porte-parole du Front du Sud, un organe chargé de coordonner les unités rebelles dans le Hauran.
« Nous avons manqué de vigilance. Désormais, nous arrêterons toute personne proférant cette idéologie », gronde le commandant depuis son bureau d’Amman. Il fait référence aux événements survenus pendant plusieurs mois dans la province. Les unités de l’ASL et les responsables civils de l’opposition armée ont été victimes d’une mystérieuse campagne d’assassinats et d’enlèvements. Attaqués de front par le régime, ses combattants devaient aussi surveiller leurs arrières une fois rentrés du combat. Un sentiment d’effroi et de chaos s’était alors propagé à travers toute la région.
Progressivement, il est apparu que Muthana al-Islamya était l’un des fauteurs de troubles et qu’il coopérait avec les partisans de l’EI. « Al-Muthana est responsable de l’assassinat du juge de la ville de Deraa et du kidnapping du gouverneur de la province », accuse Bachar al-Zoubi, la mine grave, comme affligé par cette trahison.
Car Muthana al-Islamya s’était pourtant battu aux côtés de l’ASL contre le régime syrien. Il y a près d’un an, ses hommes avaient conquis le village frontalier de Busra ash-Sham aux côtés de l’ASL. Mais après la bataille, un différend était rapidement apparu entre les commandants. « Muthana al-Islamya voulait s’approprier les armes laissées par les forces du régime et en particulier celles de gros calibres », affirme un opposant originaire de cette bourgade.
À la suite de la querelle, le groupe salafiste s’est éloigné de l’ASL pour se rapprocher discrètement des adeptes de l’État islamique. Et en mars dernier, l’unité s’est installée dans l’ouest de la province, à proximité de ses nouveaux acolytes djihadistes.
« Les Martyrs de Yarmouk et Muthana avaient commencé à instaurer les règles de la charia et à égorger les combattants récalcitrants », raconte épouvanté Abu Mahmoud, un opposant joint par téléphone et vivant dans la ville de Tafas, tout près de la zone des combats. Flairant, sur son flanc ouest, le danger d’une alliance de combattants redoutables, lourdement équipés et manipulés par l’État Islamique, Bachar al-Zoubi a alors donné l’assaut avec ses frères d’arme.
Les radicaux du Front al-Nosra, un groupe syrien qui s’est rallié en 2013 à al-Qaïda, les ont épaulés. Ils partagent avec les libéraux de l’ASL la même crainte des volontés expansionnistes de l’État islamique dans la région. En cas de défaite, les djihadistes seront d’ailleurs les premières cibles de la justice expéditive du « califat ».
La complexité et la dureté du combat aboutit ainsi à des rapprochements étonnants entre libéraux et djihadistes. « On ne peut pas nous demander de nous battre contre celui qui a le même ennemi que nous », explique, gêné et nerveux, un officier de l’ASL préférant rester anonyme.
Mais ces accords d’intérêts, sans fondement idéologique, sont fragiles. L’une des raisons du retournement de l’unité radicale Muthana al-Islamiya provient justement du dégoût moral de ses combattants à l’égard de certaines pratiques des chefs de l’ASL. Avant de se livrer aux affidés de l’EI, les dirigeants de Muthana al-Islamiya ont longtemps critiqué la corruption dont sont coupables les membres de l’opposition, selon Abdallah, un militant pro-ASL et fin connaisseur des arcanes du mouvement qui n’a pas souhaité révéler son nom de famille.
« Tous les mois, les commandants de l’ASL reçoivent de leurs bailleurs de fonds 200 dollars pour chacun de leur soldat, mais la plupart d’entre eux ne leur en versent que 60 dollars », déplore l’activiste. Cette injustice crée des remous parmi les simples soldats : « Tout le monde ne parle que de ça en ce moment sur les réseaux sociaux », poursuit-il. Dépités, certains préfèrent abandonner la lutte ou rejoindre les groupes radicaux.
La guérilla souffre de divisions cruelles
L’autre défaut de la cuirasse de l’ASL est son manque d’autonomie. Elle dépend du Centre des opérations militaires (MOC) basé en Jordanie, depuis lequel Américains, Européens et Arabes du Golfe envoient des fonds et échafaudent les grandes offensives rebelles sur le front Sud. Mais souvent, les combattants sur le terrain ont le sentiment que ses ordres n’ont aucun sens.
Ce fut le cas par exemple dans la lutte contre le terrorisme. « Nous connaissions le jeu de Daech [le groupe EI] depuis longtemps… Mais jusqu’à présent, on ne nous avait donné ni moyen, ni instruction pour lutter contre l’État islamique. Aucun programme n’avait été mis en place [par le MOC] », souffle Bachar al-Zoubi. Il restera silencieux sur les raisons de cette incohérence.
Or, devant la progression des partisans du « califat » aux frontières de la Jordanie et des territoires occupés par Israël, il est fort à parier que le MOC ait, cette fois, donné l’ordre d’attaquer. Fahed Khitan, éditorialiste au quotidien jordanien Al Ghad, rappelle d’ailleurs que les autorités jordaniennes « ne tolèrent pas la présence de groupes menaçant leur sécurité à moins de 30 kilomètres de leur frontière ».
L’ASL est ainsi soumise au bon vouloir des commandants du Centre des opérations, qui semblent l’utiliser au service de leurs intérêts immédiats.
La grande armée de l’insurrection est aussi victime de divisions internes. Ses combattants luttent, en théorie, pour un idéal commun fondé sur la vision d’« une Syrie démocratique, non confessionnelle et débarrassée du régime de Bachar al-Assad », rappelle, vibrant, le général al-Jibawi. Pourtant, même les militants invétérés avouent que les libéraux souffrent de divisions cruelles au Sud. Nombre d’insurgés seraient devenus aujourd’hui des miliciens défendant leur fief plutôt qu’une cause commune.
Néanmoins, d’après les récents événements, l’ASL n’est pas complètement dissolue dans le poison des luttes intestines. La montée en puissance des adeptes d’Abou Bakr al-Baghdadi a permis de rassembler la guérilla autour d’un front uni : « Tous les groupes de l’ASL se rejoignent pour reprendre la zone, ceux de Tafas et du Front du Sud ! », annonce, au téléphone, la voix rocailleuse d’Abu Mohamed.
« Nous ne voulons pas de l’État islamique au Sud… Actuellement, nous sommes près de 5 000 contre seulement 1 500 combattants [de l’EI] », avance sans sourciller Bachar al-Zoubi. Et cette unification inespérée des forces semble bénéfique puisque les combattants pro-EI ont dû reculer.
Le régime guette en embuscade
Mais conscient du danger que ferait planer sur lui l’unification des rebelles libéraux, le régime syrien se tient en embuscade. Il s’échine à fragmenter leurs forces, à les diviser pour mieux régner. Les forces de Bachar al-Assad semblent même favoriser discrètement l’État islamique aux dépens de l’ASL : « Dès que la brigade des Martyrs de Yarmouk a quitté l’ASL, les bombardements sur ses positions ont cessé. Et aujourd’hui, alors que tout le monde sait que cette unité est liée à l’État islamique, ses bastions ne sont jamais visés par le régime », s’insurge Abdallah.
Les forces aériennes russes paraissent adopter un comportement similaire. La première cible de l’aviation de chasse russe au Sud est visiblement l’Armée syrienne libre, comme le montrent les rapports hebdomadaires de l’Institute for the Study of War (ISW).
Pour morceler davantage l’opposition armée, les services de renseignements syriens infiltrent aussi des agents d’influence dans les rangs de l’opposition libérale. Lorsqu’il était encore en Syrie, Abdallah affirme être parvenu à récupérer la correspondance privée entre l’un de ces agents et un haut responsable des services de sécurité du régime pour la région méridionale.
Dans ces échanges de messages électroniques, les deux intrigants tentent d’amener à la reddition les opposants. C’est ce qu’il ressort de la conversation suivante, advenue au mois d’août dernier :
L’agent : Leurs armes [celles des opposants] se tourneront vers celles de l’Armée arabe syrienne [les forces du régime]. […] Acceptez-vous de poursuivre cette action Monsieur ? Actuellement, les civils sont plus forts qu’eux [que les commandants de l’ASL] car ces derniers ont perdu leur « baby-sitter » [le Centre des opérations militaires basé en Jordanie – MOC].
Le commandant : D’accord.
L’agent : Demain soir, après la fin de la réunion des habitants, je vous appelle.
Le commandant : Attention, le plus important est que les combattants se soumettent. Tenez-vous-en aux instructions précédentes et informez-moi.
L’agent : D’accord. Avec la Grâce de Dieu nous obtiendrons une bonne conciliation et nous renverserons les agents de la MOC.
Cette conversation concerne la ville d’Atman. On comprend d’après les échanges que la majeure partie de la population est prête à rallier le camp du régime syrien, aux dépens des chefs locaux de l’ASL, restés fidèles à leur combat contre les forces loyalistes.
Quelques mois plus tard, en février, la ville d’Atman tombe effectivement dans les mains du régime. Une victoire à laquelle a très probablement contribué cette opération d’influence.
Selon l’échange de messages, qui s’étend sur plusieurs mois, il apparaît aussi que l’agent, officiellement en charge de projets de développement dans la région de Deraa auprès de l’opposition syrienne, aurait contribué à saboter des opérations majeures de la rébellion.
Ainsi, deux grandes batailles au cours de l’été dernier devaient permettre de repousser les forces du régime hors de la région de Deraa, mais elles se sont soldées par un échec. Abdallah est convaincu que ces revers de fortune sont liés, en partie, aux interférences de ce type d’agents insérés dans les rangs de l’ASL pour les inciter à déposer les armes. Quoi qu’il en soit, ces déroutes successives ternissent encore aujourd’hui l’image de la rébellion, car les offensives ont non seulement échoué, mais elles ont également permis au régime de renforcer ses positions dans la région.
C’est d’ailleurs après ces défaites cuisantes, révélatrices des dysfonctionnements internes mais aussi de la puissance des ennemis de l’ASL, que l’opposition a, semble-t-il, été encouragée à négocier. À l’évidence, Bachar al-Assad prend aujourd’hui l’avantage sur le terrain au Sud comme au Nord, notamment à Alep. Mais dans les négociations internationales, son gouvernement ne peut ignorer qu’encore aujourd’hui, des dizaines de milliers de combattants au sud du pays aspirent à la liberté et luttent contre l’établissement d’un califat islamique.
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