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La nouvelle loi turque sur la sécurité intérieure : coup dur pour la démocratie ?

Le nouveau projet de loi sur la sécurité, bloqué au Parlement, apparaît comme un nouvel exemple des mesures draconiennes prises par le gouvernement de l’AKP

Les discussions parlementaires sur la nouvelle loi controversée sur la sécurité intérieure en Turquie ont pris une tournure violente lorsque les tensions entre les députés des partis de l’opposition et le gouvernement ont culminé en des bagarres sporadiques la semaine dernière.

Suite aux tensions récemment observées dans le pays, le gouvernement a décidé de réviser les lois relatives à la prévention des activités criminelles et terroristes. Le préambule du projet de loi stipule que le gouvernement a pour objectif de prévenir la violence lors de manifestations de masse et à protéger l'ordre public.

Le projet de loi confère ainsi de nouvelles prérogatives aux forces de police en matière de détention et de recours à la force. Cependant, depuis le processus de rédaction, cette loi a été vivement critiquée par les partis de l’opposition ainsi que l'Union des barreaux turcs, la plus grande organisation professionnelle du système judiciaire turque.

Le vote avait déjà été reporté à deux reprises avant les dernières séries de pourparlers, qui ont vu le bras de fer entre les partis de l’opposition et le Parti pour la justice et le développement (AKP) déboucher sur une impasse.

Mardi dernier, au cours de la séance à huis clos du Parlement, cinq députés ont été légèrement blessés lorsque des députés du Parti démocratique du peuple (HDP), le principal parti de l’opposition kurde qui cherche à bloquer le processus législatif, auraient été attaqués par des membres de l'AKP tentant de les expulser de la tribune.

Le même jour, Pervin Buldan et Sebahat Tuncel, deux députées des rangs du HDP, ont été repoussées par le député AKP Mustafa Elitas alors qu’elles essayaient d'occuper la tribune.

Le Premier ministre Ahmet Davutoglu a critiqué Buldan et Tuncel pour  avoir « utilisé leur féminité » dans le but de tenir les membres de l’AKP responsables de la querelle. « Elles utilisent leur féminité comme un outil de provocation. Profitant du sentiment national suscité par la tragédie Ozgecan, elles essaient de donner l'impression que l’AKP s’en prend aux femmes », a-t-il déclaré.

Le Premier ministre turc faisait allusion aux vives réactions suscitées à l’échelle nationale par le terrible viol et assassinat la semaine dernière d’une jeune femme de vingt ans, Ozgecan Aslan, dans la ville de Mersin, au sud du pays.

Le comportement agressif des députés de l'AKP a rendu furieux Sirri Sureyya Onder, membre de l’HDP. Mercredi dernier, il a averti les députés du parti gouvernemental de ne pas s’approcher de ses collègues et de « garder leur distance ».

L’assemblée générale a pu démarrer la session de vote seulement samedi soir en raison  d’un sit-in organisé par les membres du HDP et d'autres partis d’opposition pour bloquer le projet de loi.

Mardi matin, seuls 16 des 132 articles ont été votés.

Que contient la loi ?

Le projet de loi introduit d’importants changements sur les procédures de détention policière et autorise les forces de sécurité à exercer un contrôle plus strict des manifestations de grande envergure. Cependant, parmi les 132 articles, seule une douzaine de propositions, les plus controversées, ont provoqué les querelles au Parlement.

En particulier, ce projet de loi permet aux gouverneurs provinciaux d’ouvrir des enquêtes criminelles et de prendre des mesures de précaution pour prévenir les crimes. Ces nouveaux pouvoirs permettent aux gouverneurs de mobiliser toutes les institutions publiques de lutte contre la criminalité à l’exception du déploiement des forces militaires.

Selon Cem Duran Uzun, professeur de droit à l'université de Cankaya, parmi les différents changements proposés par la loi, l’extension de l'autorité du gouverneur semble être la réglementation la plus dangereuse. « L’enquête criminelle est une affaire judiciaire ; une autorité administrative ne devrait pas être investie de pouvoirs judiciaires », a-t-il déclaré à Middle East Eye.

« Transférer une autorité judiciaire à un organisme administratif est une violation directe de la constitution et du principe d'équilibre des pouvoirs ».

En outre, le projet de loi donne à la police un droit de détention prolongée allant jusqu'à 48 heures sur la base de « doute raisonnable ». Actuellement, les forces de sécurité ne peuvent détenir des individus qu’en vertu d’un ordre écrit du procureur.

Le Parti républicain du peuple (CHP), un autre parti d'opposition, affirme que ce changement octroie aux forces de police un rôle de procureur, ce qui pourrait les amener à prendre des mesures arbitraires, en particulier lors de manifestations de masse.

Suite à l’amendement d’une loi similaire en décembre 2014, la condition de « preuves concrètes » nécessaire afin de procéder à des fouilles de suspects et de leurs biens avait été remplacée par celle de « doute raisonnable ». La première application de la clause du « doute raisonnable » est survenue fin 2014 lors de la perquisition du journal Zaman et des bureaux de la chaîne de télévision Samanyolu.

Selon le professeur Uzun, étant donné que le projet de législation actuel accorde à la police le droit de détenir des suspects sans un ordre écrit du procureur, la combinaison des deux lois pourrait entraîner des pratiques arbitraires généralisées.

Il n’est donc pas surprenant que l'AKP ait justifié ce paquet législatif en faisant référence directe aux manifestations de Kobané qui avaient eu lieu à travers la Turquie les 6 et 7 octobre derniers, lorsque des milliers de Kurdes étaient descendus dans les rues pour protester contre l'inaction du gouvernement suite à l'attaque de l’Etat islamique contre la ville syrienne de Kobané située à la frontalière turque.

Durant les manifestations de Kobané, plus de quarante personnes avaient perdu la vie dans différentes villes de Turquie, principalement dans le sud-est peuplé de Kurdes. Face aux menaces croissantes de l’Etat islamique au-delà de sa frontière sud, la Turquie a dû relever de nouveaux défis et faire face à l’Etat islamique sans mettre en péril sa propre sécurité intérieure.

Mesures préventives

Le nouveau projet de loi autorise également la police à procéder à des fouilles corporelles sur des citoyens et à leur imposer « des restrictions de voyage ». Par conséquent, cette extension des prérogatives de la police lui donnerait la possibilité de déshabiller des personnes et fouiller leurs biens sans l'autorisation écrite du procureur, de les empêcher de pénétrer dans certaines zones ou les expulser de zones restreintes.

Une autorisation verbale du chef de la police est nécessaire seulement à la condition d'être présentée à un juge dans les 24 heures. Le CHP s’oppose à cette règlementation, en faisant valoir que l'absence d'une autorisation écrite est inconstitutionnelle, et par conséquent inapplicable. Le CHP souhaite bloquer l’ensemble des éléments du projet de loi qui menacent la démocratie, la primauté de la loi et les droits de l’homme.

Le Parti d’action nationaliste (MHP) affirme pour sa part qu’avec ce projet de loi, les forces de sécurité ne feront l’objet d’aucun contrôle, ce qui pourrait davantage limiter les droits et libertés individuels. Alors que le parti s’oppose au projet de loi car il pense que l'AKP veut transformer les gouverneurs provinciaux en représentants du parti, il indique également que la querelle parlementaire actuelle entre le HDP et l’AKP n’est rien d’autre qu'une imposture.

Le gouvernement, en revanche, soutient que la nouvelle loi jouera un rôle important dans la prévention des crimes. La loi actuelle, modifiée en 2001 dans le cadre des paquets législatifs d'harmonisation avec la législation européenne, ne permet pas aux forces de police d'effectuer des fouilles sans le consentement écrit d’un procureur ou d’un juge.

Selon Bulent Orakoglu du quotidien Yeni Safak, la réaction de l'opposition à la loi a peu à voir avec la protection de l'intérêt général, mais serait plutôt « une tentative de répandre le chaos et la terreur dans la rue ».

« Ce paquet législatif devrait être immédiatement mis en place suite aux récentes manifestations de masse, en particulier celles qui se sont transformées en propagande pour l'organisation terroriste [PKK] et qui, par conséquent, ont constitué une menace pour la sécurité des civils ainsi que des bâtiments administratifs », écrivait il y a peu Orakoglu.

Une « invitation à tuer »

La mesure la plus controversée pourrait être l'autorisation de recourir aux armes à feu face à l’utilisation de cocktails Molotov, d’explosifs et de lance-pierres. Le député AKP Idris Sahin, qui siège à la commission des affaires intérieures, souligne qu’au cours des six derniers mois, les attaques au cocktail Molotov ont augmenté considérablement, avec plus de 5 000 incidents individuels recensés, ayant causé la mort de sept personnes, dont quatre policiers.

« Nous donnons à la police les moyens de mettre fin aux attentats au cocktail Molotov et de réduire les dégâts causés par les manifestations de masse », a déclaré Sahin. « Les forces de police n’agiraient pas au-delà de leurs prérogatives ».

Selon Selahattin Demirtas, co-président du HDP, cette réglementation n’est pas une mesure de précaution mais une invitation à commettre des exécutions extrajudiciaires. « La loi actuelle prévoit jusqu'à vingt ans d’emprisonnement pour l'utilisation de cocktail Molotov, et des enfants sont en prison pour avoir commis ce genre d’infraction pénale », a-t-il déclaré la semaine dernière. « La nouvelle loi autorise la police à tirer sur ceux qui utilisent des cocktails Molotov [...] C’est ce qu’on appelle une exécution. Or la peine de mort a depuis longtemps été abolie ».

Bien que les milieux gouvernementaux assurent que cette prérogative sera employée à bon escient, le registre des agissements des forces de police en Turquie révèle une toute autre histoire. Au cours des manifestations de masse de Gezi Park de l'été 2013, six personnes (dont un officier de police) avaient perdu la vie, frappées par des bombes de gaz lacrymogène, écrasées ou victimes de brutalité policière.

Selon Cem Duran Uzun de l’université de Cankaya, la nouvelle loi est une invitation à l’usage d’armes à feu par la police. « Le nouveau projet de loi ne fera qu'encourager les forces de sécurité à recourir à la force meurtrière, ce qui pourrait être extrêmement problématique vue la situation en Turquie », a-t-il indiqué à MEE.

Pratiques défaillantes

Selon l'avocat Fikret Ilkiz, l'absence de décisions judiciaires se traduira par des mesures arbitraires massives, faisant de tout un chacun un suspect potentiel. « Les ordres du tribunal préalables aux recherches criminelles deviendront obsolètes et, si nécessaire, seul un consentement rétroactif des tribunaux sera requis », a-t-il soutenu.

La plupart des règlementations existantes ont été modifiées pendant le mandat du gouvernement de l'AKP, alors que la Turquie entreprenait des réformes judiciaires visant à harmoniser sa législation avec celle de l'UE.

A titre d’exemple, les procédures de détention policière avaient été modifiées en 2005 et les prérogatives des forces de sécurité avaient été réduites afin d’éviter les pratiques arbitraires. Cependant, le gouvernement affirme que le recours à des mesures préventives est une pratique courante dans certains pays de l'UE et que la loi actuelle affaiblit l'efficacité des forces de sécurité.

Le professeur Uzun estime que les actions du gouvernement sont en quelque sorte contradictoires dans la mesure où ce même gouvernement avait en 2005 constaté des défiances dans les pratiques policières et sentit la nécessité de les réformer.

Se référant à l'utilisation des armes à feu en cas d’usage de cocktails Molotov, Cem Duran Uzun conclut : « A présent, les policiers ont le pouvoir de recourir à leurs armes en cas de besoin. Les abus et les anciennes pratiques du passé, comme ceux observés à Gezi Park et durant les protestations de Kobané, pourraient se multiplier ».

Le Parlement s’est réuni mercredi pour voter les articles restants. Mais en raison des efforts actuels déployés par l'opposition pour bloquer le processus, la promulgation complète du paquet législatif pourrait prendre des jours, voire des semaines.


Légende photo : des parlementaires turcs de l'opposition et du parti AKP se bagarrent au cours d'un débat sur un projet de loi sur la sécurité (AFP).

Traduction de l’anglais (original).

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