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Arabie saoudite : les commentaires de MBS sur l’extrémisme et les lois islamiques font grand bruit

Pour les activistes, le prince héritier saoudien justifie dans son interview le meurtre de dissidents, tandis que d’autres fustigent sa compréhension des textes religieux
Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane lors d’une interview sur la télévision publique Rotana TV, le 27 avril 2021 (AFP)

La longue interview du prince héritier saoudien à la télévision publique mardi dernier a déjà fait les gros titres à propos de son discours concernant les « extrémistes religieux » et l’interprétation des textes religieux.

Au cours des 90 minutes de son interview sur Rotana TV, le dirigeant saoudien de facto a annoncé qu’il voulait nouer de « bonnes relations spéciales » avec son ennemi juré l’Iran, après la révélation de négociations secrètes organisées le mois dernier. 

Il a également laissé entendre la vente de 1 % de la compagnie pétrolière étatique Saudi Aramco à une grande société internationale, possiblement chinoise. 

Cependant, ce sont ses remarques sur la religion, en particulier, qui ont provoqué un vif émoi chez les activistes et les internautes.

Les extrémistes seront « sévèrement punis par la loi »

Le prince-héritier, souvent désigné par ses initiales – MBS –, s’est étendu sur la question de l’extrémisme religieux et la façon de gérer le problème dans le royaume. 

« L’extrémisme en toute chose est mal, notre prophète Mohamed a évoqué dans l’un de ses hadiths le jour où les extrémistes apparaîtront et il a ordonné qu’ils soient alors tués », a-t-il déclaré.

Il a poursuivi en citant des hadiths – recueil des actes et paroles du prophète de l’islam – qui énoncent que des nations ont péri à cause de l’extrémisme dans leur religion. 

Le hadith cité ne souligne pas ni ne cautionne le meurtre des extrémistes, il prévient au contraire : « Attention à l’exagération [extrémisme] dans la religion car ceux avant vous ont été ruinés par l’exagération dans la religion. »

« Être extrémiste en quoi ce soit – qu’il s’agisse de la religion ou de notre culture ou de notre arabité – est grave si on en croit les enseignements de notre prophète, l’expérience de la vie et l’histoire que nous lisons », explique MBS.

Il précise que l’Arabie saoudite a été particulièrement ciblée par l’extrémisme et le terrorisme parce qu’elle abrite les lieux les plus saints de l’islam et que le problème s’est intensifié entre les années 1950 et années 1970 à l’époque des « projets communistes et socialistes » dans la région.

« Ces gens ne devraient pas représenter notre religion, ni nos principes divins de quelconque façon », assure MBS dans l’interview. 

« Toute personne qui adopte une démarche extrémiste, même sans être terroriste, est un criminel et sera sévèrement puni par la loi. »

« Approche menant au meurtre systématique des dissidents »

Les commentaires du prince héritier sur l’extrémisme se sont attirés de nombreuses critiques sur les réseaux sociaux et ont été interprétés comme une menace directe pour les dissidents et les figures de l’opposition. 

Le chercheur spécialiste des droits de l’homme Abdullah Aloudh a qualifié ce discours d’« approche menant au meurtre systématique des dissidents ». Le père de l’activiste, l’intellectuel réformiste réputé Salman al-Ouda, est emprisonné dans le royaume depuis 2017.

Traduction : « Le prince héritier saoudien MBS dit se fonder sur une tradition religieuse pour tuer les dissidents. C’était dans son interview hier. Il affirme qu’une citation du prophète nous oblige à tuer tous les extrémistes. C’est une approche menant au meurtre systématique des dissidents. »

La journaliste Ghadda Oueiss a fait observer que le journaliste saoudien Jamal Khashoggi, tué par un commando saoudien au consulat d’Istanbul en 2018, avait été qualifié par le royaume d’« ennemi de l’État ». 

« Est-ce l’aveu qu’il [MBS] a tué l’“extrémiste” Jamal Khashoggi ? », s’est interrogée Ghadda Oueiss.

Plusieurs internautes ont affirmé que c’était en réalité le prince héritier qui était un extrémiste, citant l’emprisonnement d’activistes et intellectuels. 

Traduction : « Ben Salmane a donné des indices d’une nouvelle religion où il classe qui est un extrémiste et qui ne l’est pas. Pas besoin d’ironie. Le monde ne connaît pas d’extrémiste tel que vous. Ben Salmane, qu’il s’agisse de vos opposants personnels comme Khashoggi et al-Ouda et [de l’économiste emprisonné Essam] al-Zamil, dont vous vous êtes vengés, ou d’un État comme le Qatar dont vous privez les enfants de lait pendant le Ramadan. De quel extrémisme parlez-vous ? »

Certains internautes ont sauté sur l’occasion pour partager à nouveau une décision rendue par un membre du Conseil saoudien des oulémas à peine trois semaines avant le meurtre de Khashoggi. Celle-ci décrétait que ceux qui désobéissent aux dirigeants méritent d’être tués. 

L’activiste Turki Shalhoub a noté que les commentaires de MBS survenaient à peine quelques jours après que la Commission pour la promotion de la vertu et la prévention du vice (une autorité religieuse saoudienne) eut republié un décret requérant le meurtre des espions. Ce décret stipule que tout espion conspirant avec des « ennemis » doit être tué « même s’il s’agit d’un musulman », car il « répand la corruption sur le terrain ». 

Shalhoub a dit craindre des projets en vue « de commettre des crimes majeurs dans les jours à venir », sur la base des justifications qui nous sont « vendues ». 

Le prince, âgé de 35 ans, a précédemment été accusé de prétendre réprimer les religieux extrémistes, alors qu’il concentrait son attention sur les prédicateurs réformistes.

Les commentaires des hadiths critiqués 

Au cours de l’interview, le prince héritier a également abordé des sujets liés à la jurisprudence islamique. 

« Notre Constitution est le Coran. Il en était, est et sera ainsi à jamais », a-t-il affirmé.

Il a poursuivi en annonçant que les sanctions relatives à la charia (loi islamique) ne pouvaient être appliquées que si le Coran le stipulait clairement ou que la sunna (la coutume et les pratiques) le « préconis[ait] explicitement » tel qu’indiqué par les paroles du prophète.

En ce qui concerne ces dernières, il a fait une distinction entre différents types de hadith, en fonction de la solidité de leur véracité. 

MBS a déclaré que le gouvernement mettrait en œuvre les règles et enseignements coraniques sur la base des hadith mutawatir (des paroles du prophète rapportées par un certain nombre de témoins), tandis qu’il faudrait vérifier la fiabilité des hadiths ahad (une seule source). Selon lui, ces derniers sont moins contraignants que les premiers. 

Cette interprétation a suscité les critiques sur internet. 

Traduction : « Dans son discours, ben Salmane a ouvert la porte à quiconque veut attaquer ou remettre en question al-Bukhari et al-Muslim et les autres ayant rapporté les hadiths. Cela ouvre une autre porte aux réactions aux décisions faisant jurisprudence qui ont été établies sur la base de ces hadiths. La paranoïa est telle qu’il pense être capable de révolutionner la religion de Dieu. »

« Ce que [MBS] a dit à propos des hadiths ahad et le fait de ne pas les invoquer n’est pas le discours de quiconque du peuple de l’islam », a écrit Hakim al-Mutairi, prédicateur koweïtien et professeur en interprétation des hadiths. « Ils ont fait l’objet d’un accord unanime sur la nécessité d’agir en fonction des hadiths ahad authentiques », a-t-il ajouté, citant plusieurs sources. 

De nombreux internautes affirment que l’invocation par le prince héritier des mots du prophète en ce qui concerne le meurtre des extrémistes est en contradiction directe avec ses opinions sur l’interprétation des hadiths. 

« Paradoxalement, il cite un hadith souvent utilisé par les fondamentalistes », a écrit la journaliste Reem Abdellatif, ajoutant que de nombreuses citations du prophète ne pouvaient pas être vérifiées aisément. 

Shalhoub note quant à lui que le prince héritier a attaqué les hadiths ahad, avant d’en citer un ». 

Le wahhabisme « dépassé » dans l’Arabie saoudite moderne

Les remarques de MBS concernant l’intellectuel et théologien Mohammed ben Abdelwahhab ont également suscité la controverse.

Au milieu du XVIIIe siècle, Wahhab conclut une alliance avec l’émir de Dariya, Mohammed ben Saoud, qui l’aida à établir le premier État saoudien. L’alliance et l’accord de partage du pouvoir entre les deux familles a perduré jusqu’ici. L’interprétation de l’islam par Wahhab a été désignée, souvent péjorativement, par le terme « wahhabisme ».

« Lorsqu’on s’engage à suivre une certaine école ou un certain intellectuel, cela signifie que nous déifions des êtres humains », a allégué le prince héritier lors de l’interview télévisée. 

« Dieu n’a pas dressé de barrière entre le peuple et lui. Il a révélé le Coran et le prophète l’a mis en œuvre, et il reste toujours une marge d’interprétation. » 

Il a déclaré que si Wahhab était en vie à l’heure actuelle, il serait le premier à s’opposer aux gens qui « suivent aveuglément ses textes » et ferment leur esprit à l’interprétation et à la jurisprudence.

« On devrait réinterpréter constamment les textes coraniques », estime-t-il. « Toutes les fatwas [éclaircissements, avis religieux] devraient se fonder sur l’époque, le lieu et l’état d’esprit dans lesquels elles ont été émises. » 

Sur Twitter, un internaute a réagi en déclarant qu’une « Constitution contemporaine, écrite par des humains pour des humains, est cruciale pour préserver les acquis et le développement » et que les « Constitutions religieuses n’[étaient] plus en mesure d’offrir des solutions dans le cadre d’un État moderne ».

Traduction : « Révélateur : l’homme fort #saoudien #MBS embrasse maintenant l’“ijtihad” [l’efort de compréhension et d’interprétation du Coran] en abandonnant les écoles #sunnites et leur tradition de suivre les interprétations établies. Si l’ijtihad est la voie à suivre, son contrôle par l’État est dangereux. »

L’universitaire et chroniqueuse de Middle East Eye Madawi al-Rasheed a écrit la semaine dernière que MBS avait écarté Wahhab, le qualifiant lors de l’interview de personnalité « dépassée dans la nouvelle Arabie saoudite ». 

Elle affirme que l’alliance entre les Wahhab et les Saoud a atteint un « creux sans précédent » après que le conseiller de MBS, Turki al-Sheikh, petit-fils du prédicateur wahhabite qui a servi sous le fondateur de l’Arabie saoudite Ibn Saoud, a été nommé à la tête du secteur du divertissement. 

« Ayant été les piliers des interprétations religieuses radicales saoudiennes pendant plus de deux siècles, les al-Sheikh sont désormais face à deux options : disparaître ou devenir les piliers de la libéralisation sociale », a écrit Rasheed. 

Interrogé sur les appréhensions de certaines franges conservatrices concernant l’entrée du divertissement dans le royaume dans le cadre de Vision 2030, le prince héritier a répondu : « Si votre identité ne peut pas résister à la diversité du monde, cela signifie que votre identité est faible et [que] vous devez faire sans. » 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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