Huda Sharawi, l’icône féministe arabe à visage découvert
Née en 1879 à Minya au sein d’une famille aisée d’origine turque dans l’Égypte sous protectorat britannique, la petite Huda, fille d’un homme politique et d’une mère circassienne, grandit dans un harem où cohabitent les deux épouses de son père, leurs enfants ainsi que l’ensemble des servants, femmes et eunuques.
Loin des fantasmes occidentaux, ces espaces réservés à l’élite de la société étaient des lieux de claustration régis par des codes de conduite astreignants.
Très tôt, l’enfant prouve son esprit critique et d’indépendance dans un quotidien où elle éprouve des difficultés à comprendre les conditions de vie des femmes et les inégalités qui les touchent.
Ne pouvant rejoindre l’école comme son frère cadet à cause de la loi égyptienne qui exige des jeunes filles de la haute société de suivre une scolarité à domicile, Huda Sharawi reçoit une éducation formelle dans l’enceinte même du harem. Elle apprend le Coran, le turc et le français mais il lui est interdit d’apprendre l’arabe, langue du peuple. Elle suit des cours de piano et se passionne tout particulièrement pour la poésie, au point de rédiger ses propres poèmes.
Tout au long de sa vie, Huda Sharawi aura lutté sur deux fronts : contre la colonisation et contre le conservatisme et les inégalités au sein de la société
À la mort de son père, son cousin Ali Sharawi devient son tuteur. Une autre interrogation pour Huda. Pourquoi un membre masculin de sa famille devrait-il être son tuteur et non pas sa propre mère ?
Alors âgée d’à peine 13 ans, elle se voit dans l’obligation d’épouser ce cousin-tuteur de presque 30 ans son aîné, déjà marié et père de trois filles.
Elle accepte malgré elle mais impose une condition : obtenir un mariage monogame. Huda Sharawi divorce un an plus tard après avoir découvert que son époux est revenu auprès de son ex-femme.
Huit ans plus tard, des questions d’héritage la conduiront à se remarier avec son cousin. Politicien engagé, Ali Sharawi initiera son épouse dans sa lutte contre la colonisation.
Une femme nationaliste
À l’aube du XXe siècle, les Égyptiens désirent obtenir leur indépendance. Nationaliste, Huda Sharawi n’hésitera pas à rejoindre la cause nationale lors de la révolution égyptienne de 1919 contre l’occupant britannique, qui aboutira à l’indépendance du pays en 1922.
En 1918, Ali Sharawi participe à la création d’un parti laïc et nationaliste mené par Saad Zaghloul (1858-1927), le Wafd, dont il est nommé vice-président.
Après quelques mois de revendications, les membres du Wafd sont exilés par le pouvoir colonial vers l’île de Malte. Ce sera l’injustice de trop qui engendrera des émeutes d’abord au Caire puis sur l’ensemble du territoire en mars 1919, enclenchant la révolution.
En compagnie de Safia Zaghloul (1876-1946), femme politique et épouse de Saad Zaghloul, Huda Sharawi organise des manifestations historiques où les Égyptiennes osent, pour la première fois, descendre dans les rues.
Persuadée de la nécessité de la participation des femmes à la prospérité d’une Égypte libre et indépendante, Huda crée en outre, en janvier 1920, le Comité central des femmes du parti Wafd, dont elle sera élue première présidente.
Cependant, après l’indépendance, Huda Sharawi va rompre avec le Wafd, qui a oublié le droit de vote promis aux femmes.
Elle écrit ainsi une lettre à Saad Zaghloul, peu avant qu’il ne devienne Premier ministre, pour lui exprimer son mécontentement : « À cet instant où la question égyptienne est sur le point d’être résolue, il est manifestement injuste que le Wafd égyptien, qui défend les droits de l’Égypte et lutte pour sa libération, puisse dénier à la moitié de la nation la part prise à cette libération. »
Une femme féministe
En 1914, alors en voyage en France, la fervente anticolonialiste assiste à une manifestation de femmes réclamant le droit de vote et décide de créer à son retour au Caire l’Association intellectuelle des Égyptiennes, dans le cadre de laquelle elle montre que « l’on peut trouver dans l’islam la source des droits des femmes ».
Parmi ses premiers engagements, Huda Sharawi plaide pour l’urgence de l’éducation des filles. Elle construit une école dédiée aux filles et aux femmes afin de lutter contre l’analphabétisme et la précarité dont elles sont victimes ainsi qu’un centre médical en 1908.
Lors de la révolution de 1919, elle fonde dans un des quartiers les plus démunis du Caire une nouvelle association, la Société de la femme nouvelle, pour subvenir aux besoins des défavorisées.
1923 marque un tournant important dans sa carrière de féministe. Alors qu’elle revient de Rome après sa participation à un congrès international, elle décide d’ôter le voile qui couvre son visage, gardant toutefois celui qui cache ses cheveux, à la descente d’un train en gare du Caire et de poursuivre son combat politique le visage découvert.
L’assemblée venue l’accueillir, d’abord sans voix, applaudit son geste qui marque une rupture avec les traditions du harem. Loin de relever de la pratique religieuse, se voiler le visage était avant tout un acte politique imposé aux femmes de l’élite tel un symbole de privilège et de statut élevé dans les espaces publics. Car à cette époque, les femmes du peuple ne se couvraient guère le visage, seulement la tête.
Cette même année, la militante crée l’Union féministe égyptienne (UFE) avec son amie Saiza Nabarawi (1897-1985), après les désaccords avec le Wafd, et en devient la première présidente.
L’UFE, qui intègre l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes, défend entre autres les droits de celles-ci à l’instruction et au vote ainsi que l’amendement des lois qui régissent le mariage et le divorce.
Parmi les victoires de Sharawi figurent l’obtention de la part du roi Fouad Ier en 1923 de la fixation de l’âge minimum du mariage à 16 ans pour les femmes ainsi que leur droit d’accès à l’enseignement secondaire et supérieur.
Ambassadrice des femmes arabes sur la scène mondiale, Huda Sharawi participe à des congrès internationaux sur la protection et la revendication de leurs droits, notamment à Amsterdam, Berlin, Paris, Istanbul, Bruxelles, Copenhague ou encore Genève.
En 1925, la défenseuse des droits des Égyptiennes lance un magazine de culture féministe mensuel en langue française, avec son amie de lutte Saiza Nabarawi. Intitulée L’Égyptienne et sous-titrée « Féminisme, sociologie, art », la revue porte le logo évocateur d’une femme qui se dévoile. À partir de 1937, sort la version arabe, Al-Misriyah (« la femme égyptienne »).
Outre la question des droits des femmes arabes, L’Égyptienne et Al-Misriyah défendent l’unité panarabe et publient des créations littéraires comme celles de la philosophe et poétesse égyptienne Doria Shafik (1908-1975).
Éditée par l’Union féministe égyptienne, la revue cessera ses numéros au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Une femme panarabe
Après la Grande Révolte arabe en Palestine mandataire (1936-39), les engagements de Huda Sharawi dépassent l’Égypte pour embrasser le nationalisme arabe. Elle répond présente à l’appel du Comité des femmes arabes de Jérusalem pour la condamnation internationale de la déclaration Balfour en faveur de l’établissement d’« un foyer national pour le peuple juif » en Palestine.
En décembre 1944, elle organise le premier Congrès féministe arabe afin d’entamer « la construction d’une véritable citoyenneté pour les hommes et les femmes dans des États arabes libérés du joug de la colonisation ».
Néanmoins, la création de la Ligue arabe en 1945 est pour elle une déception, car cette réalisation du panarabisme n’est représentée par aucune femme. « La Ligue dont vous avez signé le pacte hier n’est qu’une moitié de Ligue, la Ligue de la moitié du peuple arabe », lui reproche-t-elle.
La même année, Huda Sharawi est récipiendaire de l’ordre des Vertus, l’ordre féminin égyptien de chevalerie, pour l’ensemble de ses œuvres.
Atteinte du choléra, elle s’éteint le 12 décembre 1947, à l’âge de 68 ans.
Après le coup d’État contre le roi Farouk en 1952, le président Gamal Abdel Nasser s’approprie le féminisme et en fait une revendication émanant exclusivement de sa politique. Il déclasse alors les organisations féministes, qui deviennent de simples associations caritatives apolitiques. L’UFE se transformera en Association Huda Sharawi.
C’est sous Nasser en 1955, soit huit ans après le décès de la partisane de la parité femme-homme, que les Égyptiennes bénéficieront du droit de vote.
Tout au long de sa vie, Huda Sharawi aura lutté sur deux fronts : contre la colonisation et contre le conservatisme et les inégalités au sein de la société. À la croisée du nationalisme et du féminisme, ses actions progressistes ont été adressées à tous les Égyptiens sans distinction : hommes ou femmes ; musulmans, chrétiens ou juifs.
En 2022, 75 ans après sa disparition, l’UNESCO a rendu hommage à la pionnière du féminisme égyptien, soulignant combien « le féminisme arabe s’est développé parallèlement au féminisme occidental et met en avant les mêmes idées intemporelles et universelles ».
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