Midnight in Cairo : l’extravagance, le glamour et le cran des grandes dames d’Égypte
Danseuse de shamadan (candélabre qu’une danseuse orientale porte parfois sur la tête), propriétaire de music-hall, chanteuse travestie, cheffe de troupe, actrice de vaudeville, grand nom des médias : ces femmes sont les protagonistes principales de Midnight in Cairo: The Divas of Egypt’s Roaring ‘20s, un nouveau livre de Raphael Cormack, chercheur, éditeur et traducteur de renom britannique, qui s’est intéressé à sept femmes remarquables de la vie nocturne et de l’industrie du spectacle en Égypte.
Ensemble, ces femmes racontent l’histoire du centre du Caire dans les années 1920 et 1930, enivrant, riche en promesses, cosmopolite et festif. Aujourd’hui, bon nombre des bars et des cafés du quartier, des larges avenues et des places ornées de statues à l’image des capitales européennes sont toujours là, un siècle et quelques cycles de révolution et de gentrification plus tard.
Mais en me promenant dans le quartier animé après ma conversation avec Raphael Cormack, je suis à nouveau frappée par ce passé doré que le quartier dissimule à peine. Sous un mince vernis se cache l’image flétrie mais encore vivante du centre-ville du Caire, où de jeunes intellectuels sont devenus des bâtisseurs de nation et où les vestiges de l’empire se sont confrontés aux premières féministes dans une scène sociale en pleine modernisation.
« Je pense que toute personne qui connaît le centre-ville du Caire sait qu’il renferme une véritable atmosphère historique – même si 100 ans, ce n’est pas grand-chose par rapport à toute l’histoire de l’Égypte. Je voulais écrire un livre qui rende compte de ce que pouvait être l’industrie du divertissement il y a 100 ans dans le centre-ville », explique Raphaël Cormack, qui a vécu dans le quartier lorsqu’il préparait son doctorat en 2017 et s’est retrouvé plongé dans la littérature consacrée à cette époque.
L’Égypte de l’entre-deux-guerres est la toile de fond d’un Caire cosmopolite souvent mythifié, où musiciens de jazz afro-américains, officiers coloniaux britanniques, intellectuels errants et agitateurs politiques se côtoyaient dans le quartier rouge
Une partie du charme du livre, il est vrai, réside dans une sorte de télé-réalité nostalgique : les scandales, les liaisons, les mariages, les divorces et les moments hilarants qui ont entouré non seulement les premières célébrités égyptiennes modernes, mais aussi un pays à la croisée des chemins.
L’Égypte de l’entre-deux-guerres – techniquement indépendante mais en pratique occupée – est la toile de fond d’un Caire cosmopolite souvent mythifié, où musiciens de jazz afro-américains, officiers coloniaux britanniques, intellectuels errants et agitateurs politiques se côtoyaient dans le quartier rouge.
Plus que tout, une vérité centrale saute aux yeux à propos de ce livre : il est absolument désopilant et délicieusement sauvage. Ses 300 pages se lisent facilement et sans retenue.
Le livre lui-même s’appuie sur la théâtralité de ce monde, tant dans sa prose que dans sa structure. Au-delà des titres de chapitres tels que « Pardon Me, I’m Drunk » (Pardonnez-moi, je suis ivre) ou « Come on, Tough Guy, Play the Game » (Allez, gros dur, joue le jeu), Midnight in Cairo est organisé en trois actes, chacun se rapportant à une époque historique différente.
Raphaël Cormack n’hésite pas à emmener ses lecteurs dans des culs-de-sac merveilleusement sauvages, de petites tangentes où nous faisons la connaissance de personnages tels que cette mystique Irako-Palestinienne qui aurait été expulsée d’Égypte pour avoir couché avec un membre d’une famille royale, ou encore cette compositrice d’opéra dont la seule compagnie est Farfura, son chat qui raffole de fruits.
Il en résulte un monde de divertissement et d’art dramatique animé, magnifié par l’attention que porte Raphael Cormack à faire revivre les espaces, les sons et les odeurs de l’âge d’or du quartier d’al-Azbakia (le centre de la vie nocturne du Caire, voisin du centre-ville actuel), dont une carte inaugure le livre.
Loin d’être des féministes « respectables »
Le livre propose un casting remarquable de femmes de premier plan. Certaines, comme la chanteuse Fatima Sirri, servent à éclairer un aspect particulier de la vie de femme et d’artiste.
Figurant dans le livre pour ce qui est sans doute son héritage le plus durable, Fatima Sirri a traîné Mohamed Sharawi – fils de l’icône féministe Huda Sharawi – devant les tribunaux en 1925 parce qu’il refusait de reconnaître leur enfant. Sa bataille juridique, qui a duré jusqu’en 1931, servira de modèle pour des décennies d’affaires de reconnaissance de paternité.
Bien d’autres, comme Oum Kalthoum, Mounira el-Mahdeya ou encore Badia Masabni, laissent cependant derrière elles un héritage si durable en tant que superstars et pionnières de l’industrie du divertissement qu’elles ne pouvaient être oubliées.
Ainsi, les lecteurs familiers de la culture égyptienne ne verront guère de « retour au premier plan près d’un siècle plus tard », comme l’indique l’introduction, dans l’histoire de ces femmes contée par Raphael Cormack.
Même en connaissant l’histoire d’Oum Kalthoum, j’ai personnellement apprécié de la voir en conversation avec les autres célébrités de l’époque, qu’il s’agisse de divas ou de décideurs. Par exemple, elle et sa rivale – l’actrice et chanteuse Mounira el-Mahdeya, moins célèbre mais non moins influente – maîtrisaient avec perfection l’art de la publicité et se sont construit des personnages publics impeccables (et opposés).
Alors qu’Oum Kalthoum a tiré parti de son image de fille de cheikh pour construire un personnage chaste et pudique, parfaitement en phase avec les sensibilités traditionnelles, Mounira el-Mahdeya était ouvertement transgressive et s’est forgé un personnage sulfureux sur la base de rumeurs qu’elle lançait ou alimentait souvent elle-même.
L’artiste et propriétaire de cabarets Badia Masabni était une entrepreneuse résolument indépendante et ses cabarets sont toujours réputés pour avoir permis à certaines des plus grandes stars du XXe siècle de percer, notamment les célèbres danseuses Tahia Carioca et Samia Gamal ainsi que la chanteuse Leila Mourad.
Rose el-Youssef est passée de la pauvreté à une vie d’actrice de vaudeville avant de devenir fondatrice de médias, tandis que le cinéma proto-féministe d’Aziza Amir a donné naissance au premier film égyptien.
Son drame villageois muet, Laila, est sorti en 1927, neuf ans avant que le Studio Misr – considéré comme le premier studio de cinéma détenu et financé par des Égyptiens, dirigé par l’entrepreneur pionnier Talaat Harb – ne sorte son premier film, Weddad (1936), avec Oum Kalthoum.
Ces histoires sont sans nul doute impressionnantes. Mais il est également passionnant de constater que tout cela n’a rien à voir avec les histoires classiques des féministes égyptiennes du début du XXe siècle, telles que Huda Sharawi et Safia Zaghloul.
Bien qu’elles aient vécu à la même époque et que leurs vies se soient croisées, l’histoire conventionnelle des féministes égyptiennes au vaste réseau et bien instruites ne fait pas de place aux chanteuses, danseuses et actrices de la scène nocturne naissante.
« Elles vivaient en marge de la “bienséance” et ceux qui se considéraient comme respectables souhaitaient rarement être associés publiquement à elles », comme l’écrit Raphael Cormack.
Non seulement elles évoluaient dans le monde inconvenant de la vie nocturne (stigmatisé comme étant à deux pas du quartier rouge d’al-Azbakia, littéralement comme sur le plan moral), mais ces femmes étaient également issues de milieux pauvres et souvent sans éducation – elles n’apprenaient à lire que pour répéter du théâtre égyptien (et en être les pionnières) –, à mille lieues du féminisme bourgeois.
« Vous avez ces femmes de scène, qui avaient en quelque sorte renoncé à une petite part de leur respectabilité, mais qui peuvent formuler ces revendications beaucoup plus fortes », explique Cormack à MEE. « Elles ont gagné leur propre argent, ce qui leur a permis de prendre plus de risques, car elles avaient quelque chose sur quoi s’appuyer. Mounira el-Mahdeya a ainsi pu divorcer de son mari et le payer. »
Qui rencontrer, qui fréquenter
Raphael Cormack ne cache pas qu’il a des préférées. Me doutant déjà de la réponse, je lui demande qui, parmi toutes ces femmes, il rencontrerait s’il ne pouvait en choisir qu’une. Son premier choix est Mounira el-Mahdeya.
La « sultane de la chanson », comme on l’appelait – la chanteuse et actrice est considérée comme la première femme à avoir dirigé sa propre troupe de théâtre, la première Égyptienne musulmane à s’être produite sur scène et l’inventrice de l’opéra arabe. La sultane fascinait également par son caractère transgressif. Se travestissant fréquemment sur scène comme en dehors, elle alimentait la presse de photos et de rumeurs, organisait des fêtes somptueuses sur sa péniche et entretenait une cour illustre de responsables politiques. L’une des rumeurs engendrées par son style de vie, alimentée par Mounira elle-même, voulait que le Parlement égyptien ait tenu une séance sur sa péniche.
« Sa façon de construire son personnage est incroyable », affirme Raphael Cormack. « Une fille un peu mauvaise, qui joue au poker sur sa péniche avec des responsables politiques, un peu demi-monde et drôle, qui invente toujours des histoires folles sur elle-même. Elle reste, pour moi, la plus intéressante à étudier. Mais je ne suis pas sûr qu’elle soit la meilleure personne à rencontrer… La meilleure personne chez qui aller pour une fête, en revanche, c’est certain. »
La solution pour laquelle nous optons finalement est de faire la fête sur la péniche de Mounira el-Mahdeya mais de rencontrer Chafika el-Keptia. Reine des music-halls d’al-Azbakia dans les années 1890, Chafika est connue pour ses danses défiant la gravité (on lui attribue l’invention de la danse emblématique du shamadan). À la tête de sa propre salle de danse, elle possédait une richesse obscène et séduisait les élites.
Sa carrière s’étant terminée dans les années 1910, à l’époque où la presse de divertissement prenait son envol, sa vie est restée entourée de mystère. Elle n’a été mythifiée que rétrospectivement, notamment dans un film de 1963 avec la coqueluche du grand écran Hind Rostom.
La mythification de la vie nocturne et du monde du spectacle ne s’est pas arrêtée avec l’essor de la presse dans les années 1910 : c’est même ce phénomène qui l’a alimentée.
Grâce à des décennies de chroniqueurs avides de ragots, à plusieurs générations de réécriture de l’histoire et à tout un corpus de mémoires sensationnalistes, Le Caire des années 1920 et 1930 occupe une place très particulière dans l’imaginaire culturel : elle symbolise la nostalgie d’une ère glamour qui, par nature, occulte souvent la violence bien réelle de l’époque.
Sans pour autant ôter le caractère fascinant du livre, Raphael Cormack aurait pu se contenter de réviser le récit d’un cosmopolitisme romantique lavé, de le remanier pour présenter les femmes de premier plan dans toute leur puissance et s’abstenir de tout véritable engagement critique. Mais l’auteur préfère mettre en évidence des contradictions importantes qui ne sont pas toujours présentes dans les descriptions de l’Égypte de l’entre-deux-guerres : « Une scène qui était attirante et séduisante, mais aussi propice à l’exploitation et dangereuse », écrit-il.
Des aventures fabuleuses et des mariages illustres
Raphael Cormack parvient finalement à dépeindre une vision intentionnellement équilibrée : ces femmes étaient des forces entrepreneuriales, mais elles ont dû se frayer un chemin face au dénigrement, aux préjugés et à la violence. Elles ont vécu des aventures fabuleuses et des mariages illustres, mais leur position vulnérable a également donné lieu à des relations prédatrices dégoûtantes. À côté des promesses éblouissantes, l’Égypte de l’entre-deux-guerres était un lieu en proie au contrôle colonial, à la pauvreté et aux inégalités.
En tant qu’Égyptienne et journaliste culturelle, la lecture de Midnight in Cairo m’a donné l’impression de lire ma propre histoire. J’ai ri en reconnaissant les cabarets d’autrefois, que je ne connais aujourd’hui que pour les raves que ces lieux accueillent. J’ai annoté des jurons dans la marge lorsque j’ai lu le face-à-face hilarant entre Rose el-Youssef et Talaat Harb sur une plage d’Alexandrie.
Et j’ai levé les yeux au ciel en constatant que certaines choses ne changent jamais. Les premières troupes de théâtre de la fin du XIXe siècle, par exemple, mettaient en scène des personnages comiques tels que « le serviteur au cerveau embrouillé par le haschisch, l’étranger ou l’étrangère dépassé(e) par les événements et l’Égyptien de la haute société qui tente, avec une incompétence comique, de singer la culture européenne » – trois tropes qui n’ont jamais vraiment disparu auprès des consommateurs de comédie égyptienne moderne.
Peut-être n’est-il pas si étonnant de constater que le discours sur les femmes dans la culture n’a pas non plus beaucoup changé. Raphael Cormack énumère des cas de critiques conservateurs appelant le gouvernement à appliquer une censure plus stricte sur les spectacles féminins, de danseuses faisant l’objet de poursuites judiciaires en plus de condamnations morales, d’une anxiété misogyne « qui a presque totalement détruit nos mœurs » et qui vise invariablement les femmes.
Dans son expression la plus complète, comme à travers le meurtre de la danseuse Imtithal Fawzy dans son propre cabaret en 1936, cela rend la lecture assez difficile. Malgré moi, j’ai parcouru ces sections en retenant mon souffle, à attendre que Raphael Cormack trace la ligne évidente qui nous mène à aujourd’hui – par exemple les arrestations de tiktokeuses et de danseuses du ventre au nom des « bonnes mœurs » – une connexion évidente qui n’est jamais venue.
En expliquant son processus d’écriture de ces histoires de femmes égyptiennes du point de vue d’un homme occidental, Raphael Cormack me confie également ses doutes quant au bien-fondé de sa décision de laisser au lecteur la liberté d’établir ces liens. Je pense que cette décision était la bonne. Pour une fois, j’ai été soulagée de ne pas voir les luttes des femmes égyptiennes être utilisées, que ce soit en ma faveur ou en ma défaveur.
La prose de Raphael Cormack est convaincante et divertissante, parsemée de détails, d’anecdotes et de points de vue que même les étudiants en histoire égyptienne ne connaissent probablement pas
Raphael Cormack aborde la vie des femmes égyptiennes à l’âge d’or du divertissement et de la vie nocturne avec humour, équilibre et révérence.
Bien qu’il ajoute intentionnellement une touche de légèreté aux sections « Moyen-Orient » des librairies britanniques et américaines, il ouvre également la porte à la réalité ambivalente des mondes de ces femmes, sans pour autant tenter de tracer des métarécits plus larges.
L’intention de Raphael Cormack de destiner son livre à un public à la fois occidental et égyptien explique également pourquoi, curieusement, cet ouvrage est différent selon la personne qui le lit. Pour les lecteurs moins informés du Royaume-Uni et des États-Unis, où il est publié par deux maisons d’édition différentes – Saqi et W. W. Norton –, il s’agit d’une plongée fascinante et immersive dans un nouveau monde.
Les lecteurs égyptiens ou originaires d’Égypte (où l’ouvrage est publié par AUC Press), ainsi que ceux qui connaissent la culture arabe, connaîtront déjà plus ou moins les personnages. Mais à aucun moment cette familiarité n’engendre de l’ennui.
La prose de Raphael Cormack est convaincante et divertissante, parsemée de détails, d’anecdotes et de points de vue que même les étudiants en histoire égyptienne ne connaissent probablement pas, et rassemble les histoires de manière originale.
Par exemple, vous connaissez peut-être les détails politiques de la révolution de Saad Zaghloul en 1919, mais moins l’aspect délicieusement absurde des troupes de théâtre qui organisaient des défilés carnavalesques en costumes shakespeariens et abbassides, qui scandaient des slogans contre les Britanniques en se déguisant en Othello et Haroun al-Rachid, tout en composant des hymnes qui resteront des emblèmes du patriotisme égyptien jusqu’à la place Tahrir en 2011.
Au fond, Midnight in Cairo, c’est l’histoire de femmes qui ont construit leur propre carrière, gagné leur propre argent et raconté leur propre histoire. C’est une œuvre fascinante, d’une authenticité rafraîchissante, qui parvient habilement à dépeindre un « âge d’or » fait d’extravagance et de glamour, de drame et d’hilarité, tout en représentant fidèlement une époque imparfaite, pleine de dangers et de promesses.
Midnight in Cairo est disponible aux éditions W. W. Norton aux États-Unis. Sa parution est prévue chez Saqi Books au Royaume-Uni et AUC Press en Égypte.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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