Aller au contenu principal

Accord entre l’Égypte et les Émirats arabes unis : les bédouins de Ras el-Hikma menacés par un mégaprojet

Les résidents de la zone méditerranéenne très prisée acquise par des investisseurs émiratis protestent face à l’indemnisation insatisfaisante proposée par Le Caire en compensation de leur expulsion
La plage de Ras el-Hikma présentée dans une vidéo promotionnelle du gouvernement égyptien en 2020 (Facebook)
Par Shahenda Naguib à RAS EL-HIKMA, Égypte

Depuis quelques semaines, les habitants de la zone méditerranéenne égyptienne de Ras el-Hikma vivent dans l’angoisse, craignant d’être déplacés de leurs terres pour faire place aux investissements émiratis.

Nombreux sont ceux qui ont fait circuler des mèmes et des vidéos comiques sur WhatsApp et autres réseaux sociaux, largement partagés par d’autres Égyptiens en ligne, se moquant de la prospérité espérée de la population égyptienne à la suite de l’accord colossal de 35 milliards de dollars conclu avec les Émirats arabes unis en vue de transformer la péninsule de Ras el-Hikma en un centre touristique lucratif.

L’Égypte voit l’accord comme une bouée de sauvetage pour secourir son économie en difficulté.

Cependant, pour les habitants de la ville, les mèmes sont synonymes d’expulsion forcée de leur logement et annoncent le début d’interminables batailles juridiques avec le gouvernement.

Ahmed et Al-Saed, jeunes diplômés universitaires et membres de la tribu des al-Zeeri, comptent parmi ceux qui se sentent menacés par l’accord.

Ils montrent à Middle East Eye des messages écrits par des membres de leur tribu accompagnés de photos de riches émiratis en jalabiyas (vêtement traditionnel), en lunettes de soleil de luxe et en Jeep, avec comme légende : « Les bédouins de Ras el-Hikma, quand les dollars commenceront à arriver ».

« Il n’y a aucune considération pour les gens et leurs droits. Comment pouvez-vous accepter que votre maison et vos terres soient vendues à un étranger sans avoir votre mot à dire ? », déplore Al-Saed, âgé de 25 ans.

« Plus vieux que les Émirats arabes unis »

Ras el-Hikma, situé sur la côte nord-ouest de l’Égypte, à environ 350 kilomètres au nord-ouest du Caire, est administrativement rattaché au gouvernorat de Matrouh et couvre une superficie de plus de 170 millions de kilomètres carrés.

La ville, qui compte 10 000 habitants, est en grande partie un désert sous-développé, dont la population est essentiellement composée de bédouins qui pratiquent l’agriculture et le commerce.

Selon les autorités gouvernementales, Ras el-Hikma produit 17 % des olives et 26 % des figues du pays, deux cultures qui nécessitent un environnement désertique.

Un responsable égyptien confirme la vente d’une ville méditerranéenne à des investisseurs émiratis pour 22 milliards de dollars
Lire

« Nous vivons ici depuis [l’occupation] britannique et ces oliviers sont plus vieux que [le Premier ministre] Madbouli, [le président] Sissi et même les Émirats arabes unis », déclare à Middle East Eye Muammar al-Zeeri, un agriculteur de 63 ans.

Sa famille cultive des oliviers et des figues depuis des décennies, et ses fermes sont voisines de centaines d’autres. Il s’est rendu en Libye pour travailler comme ouvrier dans la construction, et est revenu dans les années 1990 pour acquérir de nouvelles terres avec ses frères et ses cousins.

Il possède trois feddans (1,26 hectare), tandis que son frère en possède un et demi, qui devraient tous être rasés pour faire place à la nouvelle ville.

« Aucune somme d’argent ne vaut l’histoire et la fierté de ma famille, mais si nous sommes contraints, nous espérons être indemnisés équitablement, au moins suffisamment pour continuer à exercer notre profession », explique-t-il.

La zone de Ras el-Hikma appartenait officiellement aux forces armées égyptiennes avant l’accord conclu avec les Émirats arabes unis.

Mais un décret présidentiel fin février l’a transférée à la New Urban Communities Authority (autorité des nouvelles communautés urbaines), une agence civile affiliée au ministère du Logement.

Le gouvernement égyptien espère que le développement de Ras el-Hikma transformera la région en une destination touristique, à l’instar de la côte de la mer Rouge.

La côte nord de l’Égypte, à l’ouest d’Alexandrie, ne compte à ce jour que 4 174 chambres agréées, contre 87 000 sur la côte est, selon le ministre égyptien du Tourisme.

Un consortium émirati dirigé par ADQ, une société d’investissement basée à Abou Dabi, a acquis les droits de développement de la zone pour 24 milliards de dollars dans le cadre de l’accord de 35 milliards de dollars. Les 11 milliards de dollars restants, selon ADQ, sont destinés à des projets de développement urbain ailleurs dans le pays.

Le gouvernement égyptien est partenaire de l’accord avec 35 % des parts.

On ignore encore si l’accord avec ADQ porte sur la vente du terrain ou sur un simple droit d’exploitation.

« Aucune somme d’argent ne vaut l’histoire et la fierté de ma famille, mais si nous sommes contraints, nous espérons être indemnisés équitablement »

- Muammar Al-Zeeri, agriculteur

Un décret présidentiel accordant aux investisseurs arabes le droit de posséder des terres du désert a été annoncé un jour seulement après l’accord, ce qui a renforcé les doutes sur la nature de l’acquisition.

Walid Abbas, directeur adjoint de la planification et des projets à la New Urban Communities Authority et directeur du bureau du ministre du Logement, affirme que le projet « n’est pas une vente d’actifs ».

« Il s’agit d’un partenariat visant à créer une communauté urbaine intégrée », indique-t-il à MEE, réitérant la description du projet faite par Moustafa Kemal Madbouli. Lorsqu’on lui a demandé de fournir une copie de l’accord, Walid Abbas a répondu que le gouvernement ne pouvait pas en fournir une aux journalistes et que la teneur de l’accord pouvait être connue grâce aux déclarations faites à la presse par le Premier ministre et ADQ à la suite de la signature de l’accord.

Walid Abbas a également refusé de répondre aux questions concernant les indemnisations proposées pour les parcelles résidentielles et les terres agricoles, ou les craintes des habitants de ne pas être indemnisés.

De son côté, Saleh Sultan, membre du Sénat représentant le gouvernorat de Matrouh, a reproché aux habitants de « bloquer la voie du développement ».

Dans un entretien accordé à MEE, Saleh Sultan a affirmé que le gouvernement s’engageait à dédommager les habitants sur le plan financier. « L’État ne les abandonnera pas et aucun citoyen égyptien ne sera lésé par le projet. »

MEE a contacté ADQ pour obtenir un commentaire, mais sans réponse au moment de la publication.

Double déplacement

Lors de la conférence qu’il a tenue avec l’ADQ le 23 février, le Premier ministre Moustafa Kemal Madbouli a promis que son gouvernement indemniserait équitablement les habitants de Ras el-Hikma.

Mais les personnes qui se sont entretenues avec MEE ont exprimé peu de confiance envers l’État.

Nombre d’entre eux craignent que le gouvernement ne les indemnise pas ou leur propose des prix bien inférieurs à la valeur réelle de leurs terres et de leurs biens.

« Ils ne peuvent pas annoncer que ces terres vaudront des milliards et s’attendre à ce que nous les vendions pour des milliers », explique Al-Saed.

La première phase du plan gouvernemental de développement de Ras el-Hikma a débuté en juin 2018, avec l’acquisition par le gouvernement d’environ 28 kilomètres de terrains en bord de mer.

La deuxième phase, qui est en cours et qui fait partie de l’accord conclu avec les Émirats arabes unis, vise à raser les maisons et les terrains situés à une distance allant jusqu’à six kilomètres de distance de la plage.

Osama al-Zeeri, agriculteur de 30 ans et père de quatre enfants, originaire de Ras el-Hikma, indique à MEE que les habitants ont été déplacés à deux reprises au cours des sept dernières années.

Il affirme que lors de la première vague de déplacements en 2018, les forces armées, représentées par Kamel al-Wazir, alors général de l’armée, ont offert aux habitants 150 000 livres égyptiennes (8 426 dollars, sur la base du taux de change moyen de 2018 de 17,8071 livres égyptiennes pour un dollar) pour un feddan (0,42 hectare) de terres agricoles, et 2 000 à 5 500 livres (112 à 309 dollars) par mètre carré pour les maisons, mais tout le monde n’a pas reçu l’intégralité de ces paiements.

Le ministre égyptien et général de l’armée Kamel al-Wazir rencontre les habitants de Ras el-Hikma le 5 mars 2024 (fournie)
Le ministre égyptien et général de l’armée Kamel al-Wazir rencontre les habitants de Ras el-Hikma le 5 mars 2024 (fournie)

Les terres familiales d’Osama al-Zeeri ont été indemnisées à hauteur de 300 000 livres (16 853 dollars) et une maison à hauteur de 400 000 livres (22 471 dollars). Le paiement était censé être échelonné en plusieurs versements sous forme de chèques.

« Nous n’avons pas tous reçu l’intégralité des montants accordés. Nous en avons reçu une partie et nous essayons encore à ce jour d’obtenir le reste », précise-t-il.

Osama al-Zeeri et beaucoup d’autres ont utilisé cet argent – auquel ils ont dû ajouter d’autres fonds – pour construire des maisons plus loin de la plage, dans la nouvelle zone où la deuxième phase du plan de développement est censée voir le jour.

Aujourd’hui, le gouvernement veut les expulser de leurs nouveaux logements.

« Ils veulent nous déplacer à nouveau [...] Nous avons l’impression de nous battre contre notre propre pays »

- Osama Al-Zeeri, agriculteur

« Ils veulent nous déplacer à nouveau », déplore-t-il. Lorsqu’il a demandé une indemnisation pour l’expulsion de la nouvelle maison, les autorités lui ont répondu qu’il avait déjà été payé.

« Nous avons l’impression de nous battre contre notre propre pays », ajoute Osama al-Zeeri.

Ahmed et sa famille de commerçants sont dans la même situation.

Il raconte qu’ils ont été déplacés pour la première fois en 2021, lorsqu’ils ont été chassés de leur maison dans la ville d’al-Dabaa, à l’est de Ras el-Hikma, pour faire place à la centrale nucléaire financée par la Russie.

Aujourd’hui, la famille d’Ahmed est confrontée à un nouvel ordre d’expulsion après avoir construit une nouvelle maison à Ras el-Hikma.

Mostafa*, 46 ans, commerçant et entrepreneur qui participe activement aux manifestations et aux activités de lobbying contre les déplacements depuis 2020, possède une maison et un feddan de terre. Il indique que le prix d’un feddan est de 1 million de livres égyptiennes (20 247 dollars) partout à Matrouh, mais que le gouvernement ne leur en offre que 250 000 à 300 000 livres (5 065 à 6 078 dollars).

Il déclare que le gouvernement égyptien « craint » les bédouins, évoquant un incident survenu en 2018 lorsque des habitants ont assiégé un poste de police pour protester contre l’arrestation d’autres bédouins qui s’opposaient au projet du gouvernement.

« L’État ne doit pas sous-estimer le pouvoir des bédouins. Nous préférons mourir plutôt que d’être évacués sans les compensations que nous méritons. »

Création de tensions tribales

Mostafa et Osama al-Zeeri soupçonnent le gouvernement de vouloir créer des divisions entre les différentes tribus.

Oussama et Mostafa ont tous deux participé à des réunions tribales, dont la dernière a eu lieu mardi 5 mars, en présence du général militaire et ministre des Transports Kamel al-Wazir, qui mène les négociations au nom de l’État.

Kamel al-Wazir a offert 250 000 livres (5 065 dollars) pour chaque feddan agricole et a suggéré la construction de logements pour toutes les personnes déplacées, qui seront installées au sud de la route côtière internationale, à proximité du quartier de Fouka, promettant aux résidents un terrain en plus du logement.

Une société immobilière émiratie accusée de causer des dommages irrémédiables au littoral égyptien
Lire

Cependant, Osama al-Zeeri affirme qu’il y a déjà des résidents qui vivent dans cette zone suggérée et qui ont refusé la prise de contrôle par l’État et la construction d’un nouveau projet.

« S’il [Kamel al-Wazir] indemnise certaines personnes à hauteur de 150 000 pour la première phase et d’autres à hauteur de 250 000 pour la deuxième phase, alors que le premier groupe n’a toujours pas reçu son argent, cela créera des tensions entre les tribus », soutient-il.

« Si vous voulez déplacer une tribu pour en installer une autre, vous ouvrez la porte aux tensions », ajoute Mostafa.

La tribu des al-Zeeri, l’une des plus importantes de la ville, est dispersée à travers Ras el-Hekma et Marsa Matrouh. La tribu des al-Sonqara est une autre grande tribu qui a des liens plus étroits avec le gouvernement et l’armée.

Ces deux tribus ont publiquement exprimé leur refus de se déplacer, à moins que les résidents ne reçoivent une compensation décente.

Lors d’une réunion en présence de Kamel al-Wazir le 26 février, les anciens des tribus sont partis en signe de protestation face aux montants des compensations.

« Ils essaient de favoriser certaines tribus et de leur donner la possibilité de parler au nom de tous les habitants de Ras el-Hikma. Lorsque cela se produira, chaque tribu négociera seule et le gouvernement obtiendra les meilleurs prix à verser pour l’indemnisation », explique Osama al-Zeeri.

Il donne l’exemple du député Eissa Abu Tamr, membre de la tribu des al-Sonqara. « S’il est nommé pour nous représenter, […] il fixera des prix élevés pour les maisons de sa tribu sans faire de même pour les autres. »

« Les habitants de Ras el-Hikma ne s’inclinent devant personne. Nos familles et nos vies sont en danger. Nous ne nous laisserons pas menacer »

- Fadel al-Zeeri

Il précise que la réunion a débouché sur la formation d’un comité spécial chargé de fixer le prix de toutes les maisons.

« Personne n’a confiance en ce comité, qui inclura des employés des gouvernorats et de la Chambre des représentants. Nous ne faisons confiance à aucun d’entre eux car ils seront du côté du gouvernement », ajoute Osama al-Zeeri.

Les bédouins de Matrouh, comme ceux du Nord-Sinaï, font davantage confiance à l’armée qu’à la police et au gouvernement civil du fait de plusieurs années de marginalisation.

« Nous nous adressons au président. Les habitants de Ras el-Hekma ne s’inclinent devant personne. Nos familles et nos vies sont en danger. Nous ne nous laisserons pas menacer », assure Fadel al-Zeeri, qui a assisté à la réunion en présence de Kamel al-Wazir.

« C’est inacceptable que le ministre al-Wazir vienne nous rendre visite pendant la journée, et que la police nationale vienne la nuit pour nous menacer parce que nous avons participé aux discussions avec passion », déplore-t-il.

« Sans un accord équitable, nous ne quitterons pas nos terres. »

* Le nom a été modifié pour protéger la sécurité de la personne interrogée.

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].