Comment l’Europe s’enrichit aux dépens des plus démunis en Égypte
L’Union européenne (UE) a annoncé en mars un programme de financement massif d’une valeur de 7,4 milliards d’euros (8 milliards de dollars) destiné à soutenir l’économie égyptienne en difficulté. Il comprend cinq milliards d’euros de prêts, 1,8 milliard d’investissements et 600 millions de subventions, dont un tiers est destiné à la gestion des « flux migratoires ».
Un milliard d’euros de prêts sera mis à disposition cette année en tant que financement d’urgence, le reste devant être approuvé par le Parlement européen. Ce paquet de financement marque une évolution des relations entre l’UE et l’Égypte vers un « partenariat stratégique », favorisant ainsi une coopération plus étroite.
Cet accord, vivement décrié par les organisations de défense des droits de l’homme, s’inscrit dans le cadre d’une alliance stratégique entre l’Europe et le régime d’Abdel Fattah al-Sissi, qui a permis aux entreprises et aux États européens de bénéficier largement du modèle de capitalisme d’État militarisé du régime Sissi et de ses dépenses excessives en armement.
De fait, contrairement aux idées reçues, la logique à l’œuvre est bien plus sinistre que l’endiguement des migrations ou la stabilisation du sud de la Méditerranée. Si la question migratoire en est un élément important, elle est loin d’être décisive.
Il suffit d’observer le rôle joué par les entreprises européennes dans la politique de mégaprojets financés par l’endettement du régime égyptien pour comprendre les dynamiques en jeu.
L’exemple le plus notable est celui de l’entreprise allemande Siemens, qui a été l’un des principaux bénéficiaires de la frénésie de dépenses égyptiennes, amorcée deux ans après le coup d’État par un contrat de six milliards d’euros (6,5 milliards de dollars) pour la construction de centrales électriques en Égypte. Le projet a été largement financé par la dette, le gouvernement ayant obtenu 4,1 milliards d’euros de prêts bancaires.
En 2023, moins d’une décennie après le début des travaux, l’Égypte subissait des coupures d’électricité régulières, dans un contexte de crise de la dette étouffante et de réduction de la production de gaz naturel du pays.
Transfert de richesse
La construction coûteuse de centrales électriques a toutefois été éclipsée par un autre mégaprojet : le sixième plus grand réseau ferroviaire à grande vitesse du monde, reliant la mer Rouge à la Méditerranée, pour un montant de 23 milliards de dollars. Le contrat avec Siemens Mobility a été signé en mai 2022, alors que la crise de la dette commençait à se faire sentir, ce qui n’a pas dissuadé le régime de poursuivre sa folie.
La France s’est également engagée à investir 3,8 milliards d’euros (4,1 milliards de dollars) en Égypte entre 2021 et 2025, dont 1,8 milliard d’euros sous forme de prêts. Le ministre français des Finances, Bruno Le Maire, a qualifié l’Égypte de « partenaire économique stratégique de la France » et de « premier pays en matière de prêts du Trésor ».
Cette politique a permis aux entreprises et aux États européens de réaliser des profits considérables aux dépens des classes pauvres et moyennes égyptiennes
Tout cela survient alors que le taux de pauvreté en Égypte a considérablement augmenté en raison de la dévaluation de la livre, de 30 % environ en 2019, et que les ressources publiques, financées par un système fiscal régressif, sont utilisées pour s’acquitter des obligations croissantes de la dette publique du pays. Il s’agit en fait d’un transfert de richesse des classes pauvres et moyennes égyptiennes vers les entreprises et les banques européennes, alors que l’armée continue d’étendre son emprise sur l’économie, en utilisant les mégaprojets comme fer de lance.
Il existe également des investissements européens directs, en particulier dans le secteur du pétrole et du gaz. L’entreprise italienne Eni, une société d’énergie partiellement détenue par l’État italien, a investi 13 milliards de dollars en Égypte entre 2015 et 2019. En 2023, Eni s’est engagée à investir 7,7 milliards de dollars supplémentaires au cours des quatre prochaines années.
Les dettes massives découlent des dépenses excessives du régime égyptien en matière d’armement, qui ont contribué à la dilapidation des fonds publics et à l’évolution de la crise de la dette.
L’exemple le plus notable est l’achat d’avions de combat Rafale à la France en deux contrats distincts. Le premier contrat, d’une valeur de 5,9 milliards de dollars, a été conclu en 2015, et le second, d’une valeur de 4,5 milliards de dollars, en 2021. Pour ces deux contrats, des prêts de financement ont été nécessaires.
En 2019-20, les dépenses d’armement du régime ont atteint le montant faramineux de 16 milliards de dollars, comprenant des contrats avec l’Allemagne et l’Italie. Sur la base des informations disponibles, bien que limitées, les prêts ont joué un rôle important dans la conclusion de ces contrats, augmentant la dette croissante du régime et épuisant les réserves de devises fortes.
Alliance fatale
Les contrats d’armement ne se sont pas limités au matériel, mais ont également inclus des systèmes français de surveillance de masse, qui peuvent être utilisés pour réprimer la dissidence. L’alliance entre le régime et l’État français est si étroite que les services de renseignement français ont été directement impliqués dans les frappes aériennes menées dans le désert occidental ces dernières années contre des cibles « terroristes ». Des éléments de preuve sont apparus plus tard établissant que des contrebandiers civils étaient visés, ce qui révèle également une implication continue de la France.
Le nouveau programme de soutien européen s’inscrit donc dans la continuité d’une politique européenne de longue date qui consiste à soutenir le régime égyptien par le biais de prêts, de contrats d’armement et d’investissements qui ne sont pas directement liés à la question migratoire.
Si la guerre civile au Soudan fait peser la menace d’une augmentation des flux migratoires vers l’Europe, seuls 200 millions d’euros (217 millions de dollars) du programme de financement de l’UE ont été consacrés à la réduction des flux migratoires. Il suffit d’examiner les données disponibles pour comprendre que la menace migratoire vers l’Europe en provenance d’Égypte n’est pas une préoccupation immédiate.
En août 2022, on estimait à neuf millions le nombre de migrants en Égypte, dont 60 % vivaient dans le pays depuis plus de dix ans, une situation qui a eu une incidence positive sur le marché du travail et l’économie. Environ 30 000 investisseurs syriens ont injecté un montant estimé à 1 milliard de dollars dans l’économie égyptienne.
Seuls 15 % des migrants en Égypte sont classés comme vulnérables et ont besoin d’une assistance spéciale. En janvier 2024, l’Égypte accueillait 480 000 réfugiés et demandeurs d’asile enregistrés, dont la majorité sont des réfugiés ayant fui la guerre au Soudan.
En somme, l’UE et ses principaux États membres se sont ralliés à l’une des dictatures les plus brutales et les plus répressives du Moyen-Orient, s’opposant fermement aux aspirations démocratiques des Égyptiens. Cette politique a permis aux entreprises et aux États européens de réaliser des profits considérables aux dépens des classes pauvres et moyennes égyptiennes.
Cela ne peut que conduire à une instabilité à long terme et à l’émergence de l’épouvantail européen : le migrant arabe.
- Maged Mandour est analyste politique et chroniqueur pour la rubrique « Chronicles of the Arab Revolt » de la plateforme openDemocracy. Il est l’auteur de Egypt Under El-Sisi: A Nation on the Edge, ouvrage qui examine les développements sociaux et politiques en Égypte depuis le coup d’État de 2013.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.
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