Taroub, cette chanteuse rebelle qui a ouvert la voie
Dans la vidéo granuleuse en noir et blanc, la chanteuse et actrice Taroub glisse sur la scène centrale et joue la séduction en dansant sur l’intro de « Ya Sitti Ya Khityara » (Oh ma vieille grand-mère).
On est en 1974 et elle se produit dans une émission de la Saint-Sylvestre à la télévision libanaise.
Vêtue d’un top au décolleté plongeant à sequins, dos nu, et d’une jupe longue, elle se déhanche et tourne sur elle-même, chantant une version en arabe de la caractéristique mélodie espagnole El Porompompero.
À l’arrière-plan, une spirale qui tourne forme un halo psychédélique derrière sa tête alors qu’elle chante à sa grand-mère au sujet de son amoureux :
« Dois-je porter ma robe jaune ou ma robe rouge ?
On sort ce soir.
Dis-nous où nous devrions passer la soirée ? »
Lorsque la chanteuse d’origine syrienne a enregistré cette chanson, à peine un an avant le début de la guerre civile au Liban, elle était au sommet de sa carrière sur la dynamique scène musicale des années 1960 et 1970.
Ses paroles légères, ses goûts vestimentaires audacieux et sa présence scénique effrontée ont fait d’elle une artiste pop prête à repousser les limites sociales.
« Taroub a clairement repoussé les limites à l’époque. C’était l’une des clés de son succès », explique Sami Asmar, écrivain et analyste de la musique arabe basé à Los Angeles.
Bien que Taroub ait été l’emblème d’une certaine liberté qui existait au Liban à l’époque, elle a également fait sourciller dans un pays qui s’ajustait encore aux changements survenus avec la modernité.
On le reconnaît rarement, mais Taroub a composé plusieurs de ses propres mélodies, y compris ses tubes les plus connus.
Sur une scène musicale patriarcale où les femmes étaient principalement chanteuses et les hommes leurs compositeurs, paroliers et producteurs, elle était une véritable pionnière.
Début de carrière
Taroub, qui est née Amal Ismail Jarkas à Damas à la fin des années 1930 et a grandi à Amman, a d’abord acquis une célébrité régionale à la fin des années 1950 dans le cadre du duo le plus populaire du monde arabe avec son mari de l’époque, le compositeur et chanteur libanais Mohammad Jamal. Ils étaient simplement connus sous le nom de Jamal et Taroub.
« Dans les années 1960, Jamal et moi-même nous produisions partout », dit-elle, depuis un café de Verdun, un quartier résidentiel bourgeois de Beyrouth. « Partout où nous allions, on ne parlait que de nous en ville. »
Aujourd’hui octogénaire et retraitée de la musique depuis plus de vingt ans, Taroub se trouve au Liban pour une courte visite depuis le Caire, où elle vit depuis 1976. Elle est assise dans un fauteuil en cuir, et porte des boucles d’oreilles en forme de fleurs en diamant et une casquette de sport NY sur son voile, les yeux soulignés de khôl.
« Je dis toujours la vérité », affirme-t-elle. « Jamal et moi n’étions pas le premier duo. Il y avait un autre avant nous appelé Dia et Nader en Égypte. Mais petit à petit, après un an ou deux, nous nous sommes fait un nom et sommes devenus numéro un. »
Taroub est issu d’une famille circassienne, son père est jordanien et sa mère syro-turque. Elle a commencé sa carrière au sein du chœur de Radio-Damas dans les années 1950, puis a déménagé au Liban en 1956, où elle a été embauchée pour travailler à la radio nationale libanaise.
À l’époque, la station était une pierre angulaire de l’industrie musicale florissante : des compositeurs tels que Halim El Roumi et George Yazbek y ont enregistré des titres avec de nouveaux chanteurs, tandis que les propriétaires de label cherchaient de nouveaux talents.
Taroub a été embauchée pour chanter au restaurant Mansour de Beyrouth où elle a rencontré Jamal – ils sont tombés amoureux, se sont mariés et ont formé un duo artistique.
Actifs entre 1957 et 1964, les jeunes et charismatiques Jamal et Taroub sont rapidement devenus des stars grâce à leur nouvelle approche de la pop. Soutenus par un orchestre, ils ont fait le tour des théâtres, des restaurants et des cabarets du monde arabe, participant aux prestigieux concerts d’Adwaa’ Al Madina au Caire, organisés pour célébrer la nouvelle République arabe unie au sein de laquelle l’Égypte et la Syrie furent unifiées entre 1958 et 1961.
Avec leur performance diffusée en direct sur la nouvelle chaîne de télévision de la république, la popularité du couple a grimpé en flèche du jour au lendemain et ils ont déménagé au Caire, le centre de gravité de la musique arabe à l’époque.
Carrière solo
Toutefois, à peine quelques années plus tard, Jamal et Taroub ont divorcé – leur partenariat musical a pris fin et elle est retournée au Liban pour poursuivre sa carrière solo.
« Lorsque nous étions ensemble, Jamal a tout écrit », raconte la chanteuse en ajoutant du sucre dans son Nescafé.
« Nous étions connus sous le nom de Jamal et Taroub, et tout d’un coup, c’est devenu seulement Taroub. Quand un duo se sépare, il y aura toujours des crépitements par la suite, mais j’ai lutté jusqu’à faire mes preuves. »
Jamal et Taroub ont connu une énorme popularité en tant que duo, mais ce sont les chansons pop modernes que Taroub a sorties en tant qu’artiste solo, à partir du milieu des années 1960 jusqu’au milieu des années 1970, dont on se souvient aujourd’hui.
Avec ses disques kitsch sur les plaisirs simples de la vie moderne – les petits amis, l’amour, sortir toute la nuit – elle préfigurait une vague de musique libanaise amusante, légère et insouciante.
Bientôt Taroub a commencé à écrire ses propres compositions, influencées par ses racines turques et moyen-orientales. Incapable de lire les partitions, elle enregistrait des mélodies sur un magnétophone, puis les donnait à un musicien pour les transcrire.
L’une de ses premières chansons solo accompagnait sa composition « Abu Zeid Al Hilali » sur la face A et « KhayrYawm » (bonne journée) de Jamal – l’une de ses dernières compositions pour elle – au verso.
Taroub cite quelques-uns des plus grands compositeurs avec qui elle a collaboré : Farid El Atrache, Mounir Mourad, Mohammad El Mougy et Sayed Mekkawi. Elle marque une pause.
« Je suis la plus grande », reprend-elle, suivi d’un éclat de rire. « J’étais la seule artiste féminine de ma génération à composer de la musique, ils n’en ont jamais parlé. »
Parcourant une collection de ses singles au format vinyle dans le café, un rayon de soleil frappant le sol carrelé à ses pieds, Taroub extrait les mélodies qu’elle a écrites à son âge d’or, du milieu des années 1960 à 1970 : son tube « Ya Hilaq » (Oh barbier), « Dawwya Ya Qanadil » (Oh méduse), « Al Wald Wld » (le garçon est né) et « Aman Doktor », également connu sous le nom de « Ya Sababin Al Chai » (les verseurs de thé), pour lequel le compositeur égyptien Baligh Hamdi l’a un jour complimentée.
Taroub a également écrit des mélodies pour la chanteuse libanaise Jacqueline, avec sa propre sœur Mayada, qui a eu une courte mais intéressante carrière au cours des années 1960, chantant de la pop avec une touche de rock’n’roll.
« J’étais la seule artiste féminine de ma génération à composer de la musique, ils n’en ont jamais parlé »
- Taroub
« Taroub devrait être immensément reconnue pour cette contribution », estime Sami Asmar. « Je n’arrive pas à penser à des femmes de cette époque qui composaient des chansons. C’était plus qu’inhabituel, probablement du jamais vu. »
Sur une scène musicale compétitive d’artistes féminines fortes, Taroub a pu créer son propre axe de la pop libanaise. Sa musique était un melting-pot d’influences, mêlant principalement des mélodies turques, arabes et européennes.
Elle mélange souvent des paroles arabes, turques et anglaises, comme dans « Come to Alexandria », une chanson anglo-arabe qu’elle a sortie avec Karim Shukri, ou sa reprise de « Ya Mostafa » de Bob Azzam.
Le son international de Taroub s’intègre parfaitement dans le Beyrouth cosmopolite, une destination mondiale de loisirs des années 1950 au milieu des années 1970 avec sa musique diversifiée et sa vie nocturne.
« À l’époque, le Liban était au sommet », dit-elle. « Il y avait une belle vie artistique, surtout en été. On l’appelait la saison des montagnes et tous les restaurants et clubs étaient bondés tous les jours.
« J’ai donné des concerts en plein air à l’hôtel Grand Sawfar, à la Piscine Aley et à Hammana. »
Dans les salles dans le centre de Beyrouth, les groupes en résidence jouaient de tout, du jazz à la bossa nova en passant par le schlager (l’europop de son époque), le rock’n’roll et le twist.
Cette multitude d’influences se fait entendre sur de nombreux disques de l’époque, dont les disques franco-arabes d’Elias Rahbani et le style estradayin de la chanteuse arménienne Adiss Harmandyan, un genre de musique pop de la diaspora arménienne.
« Il y a eu et il y a encore une influence énorme de la part des cultures voisines sur la scène musicale libanaise et l’Europe en particulier était à la mode », explique Asmar. « Taroub a su s’appuyer sur ce succès, mais quand on entend une chanson de Taroub, on pense quand même que c’est une chanson libanaise. Elle a fondu son travail en matériel pop libanais. »
Carrière au cinéma
Taroub a également eu une carrière cinématographique importante, apparaissant dans plus d’une vingtaine de films du début des années 1960 aux années 1970, mélangeant des productions arabes et turques.
« Taroub a surtout joué dans des comédies, de l’espionnage et des films de sexploitation », explique le documentaliste du cinéma Abboudi Abou Jaoude, qui possède une vaste archive d’affiches de films et de souvenirs de l’âge d’or de la production cinématographique dans le monde arabe. « Elle a souvent joué le personnage sexy ou l’amoureuse. »
Sa carrière cinématographique a explosé au milieu des années 1960 quand elle est apparue dans des films libanais comme Al Jaguar Al Saouda par le célèbre réalisateur Mohamed Salman et a partagé l’affiche dans le film Al Bank avec sa sœur Mayada en 1965.
Sa capacité à parler turc lui a permis de partager l’affiche avec des gens comme Sabah, Farid Shawqi et Ismail Yassin dans de multiples coproductions arabo-turques – une pratique commune de réduction des coûts à l’époque où deux films étaient produits à partir d’un tournage, puis édité et doublé différemment pour chaque région.
Controverse
La performance a également été au cœur du personnage de l’artiste pop de Taroub. Elle a été l’une des premières chanteuses à se libérer de la position statique d’Oum Kalthoum derrière le micro, et à se déplacer tout en chantant. La danse elle-même était une sorte de rébellion, en particulier au sein de sa propre famille conservatrice.
« La danse m’a toujours attirée, mais je savais que ma mère ne me permettrait en aucun cas de danser », écrit-elle dans un article paru en 1959 dans le magazine Al Kawakib.
Taroub a également réalisé quelques-uns des premiers clips vidéo de la région : des performances chorégraphiées en douceur de ses chansons, filmées au Liban et en Syrie, des décennies avant l’arrivée de la génération Rotana TV.
Dans une vidéo de la fin des années 1970 de « Ya Sitti Ya Khetyara », Taroub danse dans une robe rose flamboyante, accompagnée par un groupe de danseurs de flamenco.
Tourné en Égypte, le clip faisait partie d’une émission de télévision d’une heure et demie, diffusée à travers le monde arabe, intitulée A Night WithTaroub que la chanteuse avait payée et produite elle-même. Dans un autre, elle commande la scène, se balançant élégamment au rythme de « TikkiTikki Tak ».
Au milieu des années 1960, Taroub a été une vedette de couverture de magazines d’art populaires tels que Al Funun et Al Chabaka. Des portraits d’elle dans le style pin-up sont apparus sur les pochettes de ses disques, la montrant habillée à la dernière mode.
« Ce n’était pas seulement mon style de chant, même la façon dont je m’habillais était très audacieuse », raconte Taroub. « De nombreux journalistes m’ont critiquée. Ils disaient : “Taroub chante avec ses jambes”. Je n’oublierai jamais quand ils ont écrit ça dans le journal. Mais je m’en fichais. »
Bien que Taroub ait pleinement embrassé les nouvelles libertés d’une société en transition, il y avait beaucoup de résistance au changement. « Toute ma famille est circassienne – pour eux chanter est une chose honteuse. Je n’ai pas pu aller en Jordanie pendant des années », déplore-t-elle, ajoutant que son oncle menaçait de lui tirer dessus si elle revenait.
Quand elle était mariée à Jamal, le beau-père de Taroub s’est offusqué lorsque des photos de paparazzi la montrant en maillot de bain sur une plage d’Alexandrie sont apparues dans un magazine égyptien. En conséquence, elle aurait été forcée de déplacer ses séances de natation dans un club réservé aux femmes pendant que Jamal attendait à l’extérieur.
Asmar se souvient : « Elle portait des jupes courtes à la télévision, et je me souviens que ma propre mère était choquée, mais ne changeait pas de chaîne. Elle et sa famille et ses amis riaient quand elle chantait des paroles audacieuses. En fait, ils disaient : “Elle n’est pas Fairouz, mais elle est bien mignonne.” Avec cela, elle a brisé certains murs et a permis à d’autres de suivre. »
Renaissance musicale
Plus de 40 ans se sont écoulés depuis le sommet de la carrière de Taroub, mais sa musique n’a pas perdu son charme. Aujourd’hui, ses chansons ont trouvé une seconde vie chez une nouvelle génération, dans le cadre d’une vague d’intérêt pour le patrimoine musical du monde arabe.
Ses disques tournent aujourd’hui dans les boîtes, une nouvelle génération danse dessus au Beirut Groove Collective (BGC), une soirée club tout vinyle sur le toit d’une ancienne usine d’ustensiles de cuisine appelée KED (je dirige cette soirée club avec Ernesto Chahoud et Jackson Allers).
Ernesto Chahoud, anthologiste et DJ qui a co-fondé le BGC en 2009, indique : « Beaucoup de disques de Taroub ont des mélodies pop modernes accrocheuses et des rythmes moyen-orientaux percutants.
« Conjugué avec sa belle voix, cela en fait un mélange exotique parfait pour l’actuelle musique underground internationale. »
De nombreuses reprises des chansons de Taroub sont également apparues au cours des dix dernières années, populaires parmi les stars de la pop arabe contemporaine, y compris HaifaWehbe et Aline Khalaf. Bien que leurs versions mises au goût du jour de chansons comme « Aman Doktor » aient un éclat nettement plus commercial, ils sont la preuve que ses mélodies sont intemporelles.
« Je suis heureuse de voir mes chansons chantées à nouveau, parce qu’elles ont une histoire », confie Taroub. « Elles étaient très bien établies et c’est pourquoi elles reviennent. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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