Liban : un musée virtuel tente de lutter contre la censure
BEYROUTH – Au deuxième étage d’une maison de la rue Monot, dans le quartier d’Achrafieh à Beyrouth, une pile de disques est soigneusement rangée dans un carton. Le nom de Juliette Gréco est rayé au marqueur noir sur un disque. Un autocollant sur un coffret DVD de Marlon Brandon indique des « objets manquants ». Autant d’indications que le bureau de la censure de la Sûreté générale, les services de renseignements libanais, est passé par là. Des indices que l’on peut trouver dans la plupart des boutiques du Liban.
Ces compiles interdites appartiennent à la précieuse collection du musée virtuel de la censure de l’association March pour la liberté d’expression au Liban.
Une censure invisible aux yeux du grand public
L’activiste Gino Raidy saisit un à un les DVD et les disques. Le jeune homme pouffe d’un rire jaune derrière son épaisse barbe brune. « Les gens disent que la censure n’a pas d’importance. Ils ne se rendent pas compte que Steven Spielberg a été rayé du générique au cinéma. Si un film est interdit de diffusion, ils disent qu’ils pourront toujours aller le voir sur internet », déplore le vice-président de l’ONG March pour la liberté d’expression.
En 2011, l’ONG March a initié une base de données virtuelle de toutes les œuvres (presse, film, musique, exposition, théâtre, performance, sites internet) interdites par le bureau de la censure au Liban depuis 1940.
La loi du 17 novembre 1947 autorise en effet la « censure des films locaux et importés », pour le « maintien de l’ordre public, le respect du sentiment national et éviter les contenus incitant au racisme et aux tensions sectaires ». Les interdictions sont décidées a priori ou a posteri par plusieurs organes : la Sûreté générale et son Comité spécial, le ministère de l’Information ou encore le Conseil des médias audiovisuels, selon les cas.
« La censure est souvent basée sur une vision conservatrice et réactionnaire de la société et empêche le débat »
- Ayman Mhanna, directeur du centre SKeyes
Installé face à la frise chronologique de la censure, Gino Raidy détaille pour Middle East Eye les diverses applications de l’interdiction : « Souvent, les livres ne sont pas censurés en amont. Le théâtre, pour sa part, est plus concerné par la pré-censure, car les metteurs en scène doivent présenter le script aux autorités avant de monter la pièce. Si tu lis un livre chez toi, tu ne vas pas faire la révolution, tandis qu’une centaine de spectateurs qui sortent d’une séance de cinéma peuvent plus facilement se rassembler et manifester. Et puis, intervenir après la diffusion du produit fait moins de mauvaise publicité à la Sûreté générale ».
« Les vraies victimes sont les producteurs de films locaux qui ne peuvent pas financer leur prochain film à cause de la censure », précise Gino Raidy. Même les grosses productions font les frais de ces interdictions. L’activiste évoque la scène du film américain World War Z mettant en scène des zombies en Israël, coupée par les diffuseurs américains pour éviter la censure au Liban.
« Parfois, les diffuseurs s’auto-censurent directement », renchérit-il, citant également l’exemple du film Spotlight, portant sur des prêtres pédophiles aux États-Unis, jamais diffusé au Liban.
La censure rejoint souvent la loi d'amnistie de 1991, un texte mémoriel qui empêche d’évoquer la guerre du Liban de 1975 à 1990, dans les programmes scolaires notamment. « Un film sera censuré s’il évoque directement les disparus de la guerre ou la guerre elle-même », cite en exemple Gino Raidy. Les films évoquant l’homosexualité, des motifs politiques ou religieux sont généralement censurés au moins partiellement, comme le précise le site du musée de la censure.
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« La censure est souvent basée sur une vision conservatrice et réactionnaire de la société et empêche le débat. La censure est une double violation : violation de la liberté d’expression de l’artiste ou du journaliste et violation de la liberté de s’informer et de se divertir du public », analyse Ayman Mhanna, directeur du centre SKeyes créé par la fondation Samir Kassir, qui défend la liberté d’expression dans le pays.
« Ça passe ou ça ne passe pas ? »
En l’absence d’une base de données publique, l’équipe de March repère les cas et leur cause officielle « grâce à ses propres sources », souvent les artistes eux-mêmes. « La Sûreté générale refuse toute collaboration », précise Gino Raidy.
L’association March a aussi imaginé des pièces de théâtre pour sensibiliser les spectateurs à la censure. En 2013, la première représentation de Bto2ta3 aw ma Bto2ta3 ? (ça passe ou ça ne passe pas ?) avait été censurée dès la soumission du scripte aux autorités. Deux ans plus tard, la pièce a été montée en racontant cette première censure. Cette fois-ci, la pièce n’a pas été censurée.
« Cela montre l’absurdité et l’absence d’encadrement de la censure », observe Gino Raidy. En 2011, le Conseil national de l’audiovisuel avait même proposé de recenser tous les sites présents sur le net libanais pour organiser les interdictions.
« Des recours sont cependant possibles pour les artistes, mais les procédures prennent beaucoup de temps », explique Ghida Frangieh, avocate de l'ONG Legal Agenda. Le Conseil d’État, un tribunal administratif, peut en effet retirer un avis de censure, en plus de spécifier les motifs de l’interdiction.
Pour compléter les données du site, l’association déploie, dès 2015, des expositions temporaires à Beyrouth. Des livres aux pages blanches et des articles à trous sont exposés. Des débats et des artistes répondent aussi à la question : la censure devrait-elle exister ?
En juillet et août 2017, l’association proposera une nouvelle série d’expositions. Pour les dernières, un musée temporaire s’est installé dans les locaux d’universités, comme celles de l’université Phenicia, à Tripoli (nord Liban), ou encore à Zahle (Bekaa). Les objets exposés dans le musée ne sont pour la Sûreté générale que des « créations artistiques », précise Gino Raidy. Ce qui explique que ces expositions ne soient pas censurées.
En tant que journaliste indépendant, Gino Raidy a lui-même été victime de poursuites pour diffamation. C’est par crainte de la censure qu’il a rejoint l’équipe permanente de l’association en août 2014.
« C’est une forme de harcèlement et les policiers savent que la personne concernée risque de s'autocensurer par crainte »
- Gino Raidy, vice-président de l’ONG March pour la liberté d’expression
« Lorsque les policiers appellent les personnes concernées par le délit de diffamation, ils s’abstiennent souvent de préciser les motifs de la plainte et les chefs d’inculpation », s’indigne l’activiste. « C’est une forme de harcèlement et les policiers savent que la personne concernée risque de s'autocensurer par crainte », ajoute-t-il. « Bien sûr qu’il faut lutter contre les discriminations physiques ou virtuelles, mais la procédure telle qu’elle est appliquée actuellement engendre des abus. »
Pour accompagner les artistes, les activistes et les journalistes dans leur procédure, March a mis en place une ligne d’urgence et des conseils juridiques gratuits. « Lorsque mon procès a eu lieu, l’association m’a accompagné », précise Gino Raidy dans un hochement de tête de gratitude. Dès août 2014, il rejoint l’équipe de l’association, financée en partie par les États-Unis et les Pays-Bas.
La censure n’empêche pas la création au Liban
Le célèbre joueur de oud Marcel Khalife, puis son fils Bachar Mar-Khalife, chanteur et pianiste, appartiennent aussi à la triste collection du musée de la censure de Gino Raidy.
Sur la place Samir Kassir, dans le quartier chic de Downtown à Beyrouth, des notes graves du piano de Bachar Khalife transpercent le brouhaha ambiant des klaxons. Sous le regard de la statue de Samir Kassir, journaliste libanais assassiné à Beyrouth en 2005, Bachar Mar-Khalife et son frère, Rami, entonnent « Lemon » devant leur public.
La chanson fait partie de l’album Ya Balad (ô pays), censuré en 2016 à cause du morceau « Kyrie Eleison » qui, aux yeux de la Sûreté générale, porte « atteinte à l'entité divine », notamment lorsque Bachar Mar-Khalife demande à « Dieu de nous laisser tranquilles ».
Les Beyrouthins de sortie ce soir n’entendront donc pas cette chanson. Les deux frères ne l’ont pas ajoutée à leur programmation. « La censure au Liban ne nous empêche pas de créer », assure pourtant Bachar Mar-Khalife. « En 2016, j’ai joué les chansons censurées lors du festival Liban Jazz au Music-Hall de Beyrouth », précise-t-il à MEE dans une moue de défi.
Les deux frères franco-libanais participent à l’édition annuelle du festival Printemps de Beyrouth, organisé depuis 2009 par la fondation Samir Kassir pour célébrer « la liberté et la diversité culturelle » en mémoire du journaliste, devenu une figure importante au Liban.
Assis par terre tout au long du concert par manque de place, Ayman Mhanna et les membres de la Fondation Samir Kassir soutiennent sans limites les artistes programmés pendant le festival. « Nous appelons les artistes à une résistance civique à travers la diffusion de leurs œuvres sur internet, plateforme non censurée, afin de contourner les décisions officielles », indique Ayman Mhanna.
La censure est un chantier de longue haleine pour la fondation Samir Kassir. Il y a cinq ans, elle avait même créé « Mamnou3 » (interdit), une websérie à succès qui caricature le travail des censeurs. « Nous agissons comme si la censure n’avait jamais existé », conclue le jeune homme.
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