Tripoli, capitale arabe de la culture 2024 : une ville libanaise entre fierté et frustration
Quartier de Bab el-Remel, au cœur de Tripoli, dans le nord du Liban. En cette douce matinée de printemps, des badauds s’attroupent sur cette place emblématique. Un bus jaune est garé là, au milieu, et des hommes arrêtent les passants pour les photographier et enregistrer leurs histoires. « On veut photographier tous les Tripolitains et entendre comment la ville a évolué selon eux », explique à Middle East Eye Ibrahim Haydar, fier Tripolitain embauché pour cette activité.
Depuis neuf jours, il sillonne la ville, des quartiers populaires aux plus aisés, pour écouter ses concitoyens. Les organisateurs du projet, dénommé Allô Trablous, ont interviewé 150 personnes.
« Sans que je leur demande, les gens partagent tout de suite avec moi leurs souvenirs et leur nostalgie. Ils me parlent des dizaines de cinémas qu’il y avait en ville, de la visite de Dalida [dans les années 70]. Beaucoup s’emportent et sont en colère, d’autres commencent à pleurer », raconte Hadi Majdalani, l’interviewer du projet, à MEE.
Car depuis, la ville a bien changé. Les cinémas ont disparu et les activités culturelles se font rares.
Tripoli, ville de culture ?
Ce projet a été initié par l’association Allô Trablous, petite sœur d’Allô Beirut, une organisation culturelle. « Nous avons monté ce tour en bus pour collecter les histoires des Tripolitains sur leur ville », détaille Nadine Alidib, directrice du centre culturel Marsah, à El-Mina, et cofondatrice d’Allô Trablous avec Delphine Darmency , journaliste et directrice de l’exposition Allô Beirut, lancée en 2022.
« Le but est ensuite de créer un musée près de la place Tall qui permettra d’exposer les différentes œuvres des artistes à partir de ces récits », décrit-elle à MEE.
« Notre objectif, c’est que Tripoli devienne une ville de culture, justement. Mais pour cela, il faut un musée, un endroit qui dure dans le temps »
- Nadine Alidib, directrice du centre culturel Marsah
Le choix de la place Tall n’est pas anodin : cœur vibrant de Tripoli, cette place est aussi l’entrée dans la vieille ville et a constitué un lieu culturel fort jusque dans les années 1970 avec ses théâtres, ses cinémas et ses cafés.
Choisir cette place s’inscrit aussi dans une volonté de décentrer une culture basée à El-Mina, le quartier portuaire, où les Tripolitains se déplacent seulement pour longer la mer sur la corniche. Nadine Alidib insiste : le musée sera gratuit et ouvert à toutes et à tous sans discrimination.
« Notre objectif, c’est que Tripoli devienne une ville de culture, justement. Mais pour cela, il faut un musée, un endroit qui dure dans le temps », continue la directrice de Marsah.
Les fondatrices espèrent l’ouvrir au public avant la fin de l’année et que l’initiative s’insère dans les événements prévus à l’occasion de la nomination de Tripoli comme capitale arabe de la culture en 2024. Des événements encore flous pour l’heure.
« Un tel projet [les événements liés à la nomination comme capitale de la culture] demande deux à trois ans de préparation et des investissements ! », explique Wassim Naghi, architecte tripolitain au cœur des activités culturelles de la ville. Le membre du comité principal d’organisation des événements liés à la nomination de la ville comme capitale de la culture regrette la lenteur du processus.
L’objectif est tout de même de tenir une grande cérémonie d’ouverture à la Foire internationale Rachid Karamé le 25 mai prochain. Ce sera l’occasion de mettre en valeur un site emblématique de la ville, créé par le célèbre architecte brésilien Oscar Niemeyer, mais dont la construction n’a jamais été finalisée en raison de la guerre civile qui a déchiré le Liban entre 1975 et 1990.
« Je n’ai pas de grandes attentes, mais Tripoli devrait être reconnue pour ce qu’elle est et pour sa capacité culturelle. Elle a été la ville la plus importante du Liban à un moment », poursuit Wassim Naghi.
Pour l’instant, il semble que toutes les formes de culture soient prises en compte : l’artisanat, la gastronomie, les sports, le patrimoine, etc. Autant d’éléments vantés sur tous les toits par les Tripolitains. À Tripoli, ce n’est pas la culture qui manque.
Une culture en marge d’autres réalités
Comme chez les participants d’Allô Trablous, c’est la nostalgie et la frustration qui dominent parmi les Tripolitains. « Comment je me sens de vivre à Tripoli ? Frustré », avait répondu l’un d’eux à Hadi Majdalani, l’interviewer d’Allô Trablous.
Un sentiment de gâchis face à un potentiel énorme qui n’est pas utilisé, face à un foisonnement culturel perdu au fil des crises. Les conflits entre les différentes communautés et confessions ainsi que l’occupation syrienne ont participé à changer la ville et sa démographie.
« On est en mode survie ! Là où il y a la guerre et la crise, la culture n’est plus une priorité »
- Mira Minkara, guide touristique
Comme partout ailleurs au Liban, les superpositions de crises viennent s’ajouter à ce sentiment. Depuis 2019, surtout, le pays est en proie à la pire crise économique de son histoire, à laquelle sont venues s’ajouter des crises sociale et politique. Les inégalités ont été exacerbées.
Dans ce contexte, Mira Minkara, guide touristique tripolitaine, estime que la culture est bien loin des préoccupations quotidiennes des gens. « On est en mode survie ! Là où il y a la guerre et la crise, la culture n’est plus une priorité », déclare-t-elle à MEE.
Pour elle, si les événements liés à la nomination permettaient de générer de l’argent pour les commerçants, les tenanciers de cafés ou les vendeurs ambulants tripolitains, ils intéresseraient plus. Mais en contexte de crise multidimensionnelle, difficile d’atteindre ce public-là.
Pour la guide touristique, la culture de Tripoli reste marginale. « Je suis peut-être un peu pessimiste, mais j’ai l’impression qu’il n’y a pas de stratégie, donc pas de visibilité, et qu’elle est faite par des élites et pour les élites… »
Lorsque l’on demande quel est le rapport des Tripolitains à la culture, une question revient toujours : de quelle culture parle-t-on ? L’état de la ville aujourd’hui et du Liban les pousse à s’interroger aussi sur l’égal accès à celle-ci. « Quels Tripolitains ? De quelle catégorie de personnes parlons-nous ? Je n’ai pas l’impression qu’il y ait cet intérêt pour la culture artistique », s’interroge auprès de MEE la sociologue tripolitaine Marie Kortam.
Rénovation de façade
Parmi les autres fiertés des Tripolitains, le patrimoine culturel. « Tripoli est la capitale de l’héritage au Liban et, ironiquement, sa marginalisation du reste du pays a aidé à la préserver ; elle est intouchée », explique Wassim Naghi à MEE. La deuxième ville du pays est une superposition des différentes époques de l’histoire et il est possible de les retracer simplement en se baladant.
Et puis il y a le patrimoine de la vieille ville qui survit aux époques. Chaque jour, les Tripolitains se pressent pour faire leurs achats entre les madrasas, mosquées, hammams, multiples souks et même une colonne romaine. Nombre de lieux et quartiers ont été sujets à des réhabilitations et rénovations, mais souvent, au détriment de la population.
Dans les souks médiévaux par exemple, Wassim Naghi parle de « rénovation de façade. Personne ne voulait répondre aux besoins sociaux ». Résultat : la population se sent dépossédée de sa propre ville, ce qui renforce davantage le sentiment de frustration.
« On se sent proche de la ville, mais en même temps exclu. On essaie beaucoup, mais cela ne fonctionne pas », regrette Hadi Majdalani du projet Allô Trablous.
« Il y a une vraie soif d’être considéré, un besoin de culture pour retrouver de la dignité »
- Joëlle Hajjar, médiatrice culturelle
« Il y a une vraie soif d’être considéré, un besoin de culture pour retrouver de la dignité », indique à MEE Joëlle Hajjar, une Beyrouthine qui travaille sur un projet de réhabilitation de la Foire internationale avec Wassim Naghi. Pour ce dernier, cette réconciliation passe par une réappropriation de cette culture.
C’est justement l’objectif du bus jaune d’Allô Trablous. « Le but est d’impliquer les habitants, avec leur mémoire », explique Nadine Alidib.
À Bab el-Remel, les derniers témoignages sont recueillis dans le bus. Un vendeur de pâtisseries ambulant s’approche et, vite, tout le monde se précipite pour le prendre en photo pour le projet. À l’entrée des souks, le marchand voit son travail immortalisé pour un futur musée de la ville. Un cliché 100 % tripolitain.
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