Liban : la descente aux enfers des habitants de Tripoli face à la violence
« Vous avez des dollars ? » Installée entre deux magasins de vêtements « Made in China », dans les allées du souk de Bab al-Tebbaneh à l’entrée de la vieille ville de Tripoli, la jeune mendiante est libanaise.
Il y a deux ans, sa présence était inimaginable. Faire la manche était alors encore le fait de minorités défavorisées comme les Turkmènes. La crise a tout changé.
Aujourd’hui, nécessité fait loi : avec un dollar, la jeune femme pourrait nourrir ses enfants une journée, peut-être deux. Le cours de la monnaie nationale ne cessant de s’effondrer, un dollar vaut désormais plus de 20 000 livres libanaises.
« Il n’y a pas d’argent ici à dépenser dans le superflu. On traîne dans les ruelles marchandes faute d’avoir autre chose à faire, mais on n’achète que le strict minimum », explique à Middle East Eye Amina Moussawel, étudiante en architecture à l’Université libanaise, qui baguenaude dans les rues désertées de sa ville.
À quelques mètres de là, la pâtisserie Al-Osmani l’a bien compris. Pour survivre, ses propriétaires ont modifié leurs recettes et remplacent la achta, cette savoureuse crème de lait que l’on retrouve dans les pâtisseries libanaises, devenue trop onéreuse, par du lait déshydraté.
Ils ont ainsi réussi à juguler une partie de l’inflation (400 % sur les produits alimentaires) dont souffre le pays. « Cela limite l’augmentation des prix et permet encore à une partie de la clientèle de se faire plaisir de temps en temps », ajoute la future architecte.
À Tripoli, où la population compte une majorité de fonctionnaires payés en livres libanaises, tout ou presque est devenu hors de portée.
Tripoli miséreuse
La métropole du nord, déjà parmi les plus pauvres et les plus inégalitaires du pays avant la crise économique et financière de 2019 – les deux plus importants milliardaires libanais, l’actuel Premier ministre Najib Mikati et son frère Taha en sont originaires avec une fortune estimée à 2,2 et 2,4 milliards de dollars chacun –, est un avant-poste du délitement général du pays.
« Si au Liban, cela va mal, à Tripoli, c’est nécessairement pire », résume à MEE Sarah al-Sharif, directrice de l’association Ruwwad al-Tanmya, installée à la frontière de deux quartiers pauvres de la ville, Bab al-Tebbaneh et Jabal Mohsen, dont les gangs armés se sont férocement affrontés en 2013.
« Ici, jamais la situation n’a été aussi grave », s’inquiète- t-elle.
L’ancienne cité mamelouk n’a pourtant pas découvert la pauvreté avec cette crise, même si la Banque mondiale répertorie le cataclysme économique et financier que le Liban traverse parmi les plus graves que le monde ait connus depuis le milieu du XIXe siècle.
Cela fait en réalité près d’un siècle que la deuxième ville du pays et sa région, qui comptabilisent quelque 600 000 habitants, sont gangrenées par l’absence d’investissements publics.
« Depuis l’indépendance du pays, le pouvoir s’en est désintéressé pour privilégier Beyrouth et le centre du pays », rappelle Rabih Omar, qui travaille à Tripoli pour le compte d’une association locale.
À l’entrée d’un magasin de pneus, dans la banlieue pauvre de la ville, un homme a d’ailleurs tagué en arabe une phrase qui résume l’absence d’intérêt de l’oligarchie politique pour le développement de cette région : « Tripoli et le Akkar veulent de l’État. C’est l’État qui ne veut pas d’eux ».
Cela a de terribles conséquences sur le tissu social : avant même la crise, au moins 50 % de la population de la ville vivait sous le seuil de pauvreté contre 25 % dans le reste du pays.
Dans certains quartiers comme la vieille ville de Tripoli, le taux atteignait déjà 80 % avant 2019.
« Alors aujourd’hui… Plus personne ou presque ne mange à sa faim chez nous », constate pour MEE Lara Rifaï, qui dirige l’association Tripoli Charity House. « Nous sommes littéralement dans une économie d’assistanat. »
Chaque midi, cette petite ONG locale, qui aide environ 3 500 foyers, organise la distribution de la soupe populaire. « Sans l’aide humanitaire et le soutien de leurs proches, qui leur envoient de l’argent de l’étranger, la majorité des familles ne pourraient plus mettre de pain sur leurs tables », ajoute-t-elle.
Criminalité rampante
Même la classe moyenne se trouve forcée de recourir à la solidarité.
« Dans mon école, une majorité d’employés ne s’en sortirait pas sans les colis alimentaires donnés chaque semaine », reconnaît Michel Katra, directeur d’une école privée du quartier d’al-Mina, près de la mer.
À défaut d’un espoir de sortie de crise, ils sont de plus en plus nombreux à choisir l’option de l’émigration, au point que certains chercheurs qualifient la vague en cours « d’hémorragie humaine », même si l’absence d’appareil statistique (autre effet caractéristique de la faillite de l’État libanais) ne permet pas de la mesurer avec exactitude.
Début novembre, la marine libanaise a intercepté 53 migrants au large de Tripoli, qui tentaient de rejoindre l’Europe illégalement. Parmi eux, phénomène nouveau, des Libanais.
Ce qui rend la situation de Tripoli singulière, c’est que l’appauvrissement généralisé et l’extrême précarité de sa population se conjuguent avec une explosion de la criminalité, ce que Hoda al-Rifaï, responsable de la sécurité au sein de l’association Ruwwad al-Tanmya, décrit comme une « gangstérisation rampante » de sa ville.
Le responsable ? L’État démissionnaire, incapable de protéger ses citoyens. Ce qui se traduit par de plus en plus fréquentes éruptions de violence.
Faute, toujours, de données fiables, il faut s’en tenir aux témoignages.
« Dans mon quartier, il y a un vol tous les deux à trois jours. Ce n’est pas forcément grand-chose – la batterie d’une voiture, d’un générateur, un vol dans une boutique… – mais nous n’avions jamais connu cela avant. Sans compter les tirs, qu’on entend de plus en plus souvent dans la ville, sans que l’on sache vraiment qui ou quoi est visé », constate Aziz Zok, qui vit et travaille dans le quartier de Moutran, dans le centre de Tripoli.
Le phénomène est apparu au printemps dernier au moment de la crise de l’énergie, quand les pénuries de carburant et les interminables files d’attente aux stations-services se sont installées dans le quotidien des Libanais.
Faute de diesel pour les centrales électriques du pays, la ville ne reçoit presque plus d’électricité d’État (moins d’une heure par jour) et seuls les générateurs d’appoint (privés) fonctionnent encore.
« Mais ils n’alimentent pas l’éclairage public. Le soir venu, la ville plonge dans le noir, favorisant la criminalité », décrit Rabih Omar.
Issus des quartiers les plus pauvres, comme Bab al-Tebbaneh, Bab Ramel ou Zehriyé, où la drogue coule à flots, des bandes parfois armées circulent sur des scooters trafiqués dès la nuit tombée.
Sans compter les « troubles sécuritaires » qui peuvent toujours intervenir entre communautés ou entre quartiers et servent de défouloir à une population fragilisée.
« Avant, je rejoignais mes amis pour discuter et fumer une chicha dans un bar de la ville. Aujourd’hui, il n’en est plus question. Je reste chez moi », témoigne ce père de deux enfants à MEE. La population se calfeutre ainsi progressivement chez elle, laissant les rues de la cité vides et les magasins ou les restaurants fermés.
Un avant-goût de ce qui attend tout le Liban
L’armée a été déployée et la municipalité a en plus demandé à des fonctionnaires volontaires d’assurer des rondes de nuit. Sans trop de succès.
« Même en 2013, quand les affrontements entre Bab al-Tebanneh et Jabal Mohsen ont mis la ville à feu et à sang, je ne me sentais pas à ce point insécurisée. Car, à l’époque, l’armée intervenait. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : les soldats ne veulent pas mourir alors qu’ils sont payés en monnaie de singe », relève Hoda al-Rifaï.
Pour sa collègue de travail, Sarah al-Sharif, Tripoli donne ici un avant-goût de ce qui attend tout le Liban, lorsque « le moindre voyou f[era] la loi, de sa propre initiative ou au service des forces politiques liées au pouvoir ».
Avec la crise, en effet, recruter de la main d’œuvre armée est devenu chose aisée. « Avant, tu pouvais louer un combattant à la journée pour dix à vingt dollars. Aujourd’hui, un seul dollar suffit », ajoute la jeune femme.
Sans s’être consultées, toutes deux estiment que l’abandon de la cité à la criminalité et la violence sociale fait partie « d’une stratégie de la terreur » visant à tuer dans l’œuf toute velléité d’espoir parmi la population : à Tripoli, en 2019, la thawra (révolution) avait suscité un véritable enthousiasme et duré davantage qu’ailleurs.
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