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Pour les jeunes Libanais, le prix des rêves subit aussi l’inflation

Si certains jeunes choisissent de rester au Liban pour aider leur pays, la majorité est en réalité coincée dans une « grande prison » à ciel ouvert, où rêver d’un avenir décent est un luxe. Rencontre avec une jeunesse hétérogène, entre espoirs et désillusions
Des étudiants de l’Université américaine de Beyrouth manifestent, le 29 décembre 2020, contre l’adoption par certaines universités d’un nouveau taux de change du dollar pour les frais de scolarité (AFP/Anwar Amro)
Des étudiants de l’Université américaine de Beyrouth manifestent, le 29 décembre 2020, contre l’adoption par certaines universités d’un nouveau taux de change du dollar pour les frais de scolarité (AFP/Anwar Amro)
Par Victoria C. Werling à HAY EL-TANAK, Liban    

« Est-ce que je peux encore avoir des rêves ? », s’interroge Yasmine, 22 ans, d’un ton inquiet. La jeune femme vit à Hay el-Tanak, un bidonville au nord du pays. En cet après-midi, une chaleur de plomb s’abat sur les maisons aux toits de taule, où vivent des centaines de familles libanaises, syriennes et palestiniennes.

Ici, pas d’accès aux conditions d’hygiène de base. On survit plus qu’on ne vit. La ville avoisinante, Tripoli, abrite pourtant certaines des plus grandes fortunes du pays. Le contraste révélateur d’un pays à deux vitesses. 

Les 18-35 ans résidant au Liban sont à l’image de cette société : issus d’horizons divers empreints d’inégalités. Mais s’ils sont touchés par la crise économique dans des proportions variables, aucun n’est épargné par ses effets.

Génération sacrifiée ?

Avec un taux de chômage frôlant les 60 % de la population active, Tripoli n’offre pas de perspectives d’avenir. « Je suis à la fois en colère et résigné », déplore Aboudi, 17 ans, fils du « chef » de Hay el-Tanak. Il vit avec ses parents et cinq de ses frères et sœurs dans une maison dont ils se partagent la chambre.

« Nous n’avons que 30 minutes d’électricité durant la journée, puis sept heures la nuit », poursuit-t-il. Aboudi ne travaille pas. Il assiste son père dans ses activités pour un jour prendre la relève, conscient que son rêve de quitter le Liban ne se réalisera sûrement jamais.

« Je me sens coincé ici. Nous n’avons que peu d’options concernant notre futur. Ce pays, c’est comme une grande prison. On suffoque »

- Ahmad, diplômé en business management

Comme des milliers de jeunes Libanais, il subit, impuissant, les effets d’une crise économique qui frappe le Liban depuis 2019. Chômage, hyperinflation, pénurie de médicaments, d’essence et d’électricité… une réalité insoutenable et frustrante, à un âge où l’on commence à faire des projets.

« Je voulais devenir ingénieur électricien mais en raison de la crise, je n’ai pas pu financer mes études », explique Mahmoud, 18 ans, à MEE. « Aujourd’hui, je gagne 80 000 livres libanaises par semaine comme homme à tout faire dans un magasin de Tripoli. » Une somme qui équivaut à 4 dollars, contre 53 avant la crise. Il la partage avec ses frères et sœurs pour aider ses parents.

Depuis deux ans, la valeur de la livre libanaise, indexée au dollar, chute de façon vertigineuse. Si le taux officiel reste inchangé – 1 dollar vaut 1 500 livres libanaises –, sur le marché noir, mi-août 2021, elle s’échangeait à 20 000 livres pour 1 dollar. Une dévaluation brutale qui entraîne une hyperinflation

« Je rêve de devenir dentiste », raconte Aya, 16 ans, qui habite également le bidonville. « Mais pour l’instant, je ne sais même pas si je pourrai retourner au lycée. Les prix des fournitures scolaires a trop augmenté », confie-t-elle à MEE.

Une crise financière aux conséquences psychologiques

Quand ils ont la chance d’étudier, beaucoup de Libanais se heurtent à l’augmentation des frais de scolarité visant à limiter les pertes d’argent induites par la crise. À l’Université américaine de Beyrouth (AUB), l’accès à un diplôme en art et sciences coûtait auparavant 35 millions de livres libanaises par an (23 000 dollars). Il est désormais facturé 90 000 millions (60 000 dollars).

Conséquence : beaucoup d’élèves arrêtent leurs études ou sont contraints de se tourner vers l’Université libanaise (UL). Située à Hadath, au sud de Beyrouth, elle constitue l’unique alternative publique du pays. Peu subventionnée, elle fait aussi les frais de la crise.

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Une fois leurs études terminées, les jeunes Libanais se heurtent à un autre obstacle : le manque d’opportunités professionnelles. Beaucoup décident alors de quitter le pays. Une fuite des cerveaux conditionnée à l’obtention du visa. Mais celle-ci s’avère parfois compliquée, comme pour Ahmad, 29 ans, diplômé en business management.

Après plusieurs années à travailler à distance pour différentes compagnies, ce Beyrouthin décroche l’emploi de ses rêves dans une entreprise émiratie. Le contrat signé, il ne lui reste plus qu’à décrocher son visa. Mais celui-ci lui est refusé. Une décision qu’il attribue davantage à sa confession – l’islam chiite – qu’à la crise sanitaire : les dirigeants émiratis associent aisément les chiites au Hezbollah, considéré comme un groupe terroriste dans certaines monarchies du Golfe.

Un coup dur pour le jeune homme, qui pensait enfin pouvoir souffler. « Je me sens coincé ici. Nous n’avons que peu d’options concernant notre futur. Ce pays, c’est comme une grande prison. On suffoque », se désole-t-il.

La crise pèse lourd sur le psychisme des jeunes Libanais.

« Parfois, j’ai l’impression qu’il n’y a plus de différence entre être vivant ou mort »

- Sasha, hôtesse de l’air

« Parfois, j’ai l’impression qu’il n’y a plus de différence entre être vivant ou mort », raconte Sasha, hôtesse de l’air de 29 ans, dont le salaire vaut désormais 180 dollars, contre 2 200 avant la crise. Elle souffre d’anxiété, un mal tristement commun à Beyrouth depuis l’explosion du 4 août 2020 qui a ravagé le port et coûté la vie à au moins 214 personnes.

« J’ai vraiment pris conscience des effets de la crise lorsque le quartier où je sortais habituellement pour me changer les idées a été entièrement soufflé », ajoute-t-elle.

Quand la jeune société civile prend les choses en main

Alors que nombre de jeunes Libanais rêvent de partir, certains choisissent de rester. Ils s’investissent souvent dans des associations ou mouvements politiques nés de la « révolution », le mouvement de contestation né en octobre 2019, et dédient leur temps à la construction d’un nouveau Liban.

Pour beaucoup, la décision de rester est facilitée par la possibilité de quitter le pays en cas de besoin, via des connexions ou un second passeport. « Sans cela, j’aurais sans doute essayé de partir il y a longtemps. C’est un luxe d’avoir le choix », explique Lara, consciente que sa double nationalité libano-américaine est un précieux avantage.

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En octobre 2019, cette responsable de 34 ans dans l’événementiel co-fonde le mouvement Minteshreen avec d’autres jeunes rencontrés lors des manifestations. « On a rapidement réalisé que nous avions une vision commune concernant l’avenir de notre pays », poursuit-t-elle. Ce qui commence par des réunions entre amis se mue petit à petit en un groupe politique indépendant.

« Nous voulons représenter l’ensemble des jeunes et le Liban auquel ils aspirent », précise Samer, 31 ans, également co-fondateur de Minteshreen et ancien publicitaire.

« On a des référents à travers le pays, ce qui nous permet d’organiser des réunions pour sensibiliser à différents sujets, comme l’accès à l’éducation et l’égalité des chances. Nous voulons montrer qu’une alternative aux partis confessionnels est possible », explique-t-il à MEE.

Pour Minteshreen comme pour d’autres mouvements du même genre, le concept de justice sociale est une notion centrale. Dans l’ensemble, nombre d’idées portées par les jeunes activistes libanais font écho aux combats menés par la jeunesse à travers le monde. Des problématiques universelles comme l’égalité et l’éducation, mais également la justice environnementale, ou encore la lutte contre la précarité menstruelle.

« On sait qu’on ne peut pas tout changer du jour au lendemain. Mais nous menons plusieurs petites batailles qui, je l’espère, aboutiront à un réel changement »

- Lara, co-fondatrice de Minteshreen

À cette reconstruction politique et sociale s’ajoute une reconstruction physique. Considéré comme le cœur battant de Beyrouth, Mar Mikhaël est connu pour sa vie culturelle et ses nombreux bars. Mais un an après l’explosion, les stigmates y sont encore très visibles. Même constat dans les quartiers alentour, également très touchés. Les façades récemment terminées côtoient les échafaudages, et le bruit des marteaux-piqueurs s’invite dans les cafés.

Pour venir en aide aux habitants de la zone, généralement âgés, de nombreuses initiatives solidaires sont nées au lendemain de l’explosion, comme Basecamp. Déblaiement des maisons, reconstruction, aide alimentaire et médicale… depuis un an, les jeunes bénévoles sont à pied d’œuvre.

Au Liban, le nombre d’ONG et d’associations a toujours été élevé proportionnellement à la population. Dans un pays où l’État manque souvent à ses obligations, la société civile est habituée à ne compter que sur elle-même. Les jeunes ne font pas exception.

« On sait qu’on ne peut pas tout changer du jour au lendemain. Mais nous menons plusieurs petites batailles qui, je l’espère, aboutiront à un réel changement », conclut Lara. Un souffle d’espoir à l’approche des élections de 2022.

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