Tripoli, « la fiancée de la révolution » libanaise, retrouve sa fierté
Sa poussiéreuse Mercedes blanche reste souvent stationnée le long de la « rue de Syrie », dans le quartier pauvre de Bab al-Tebbaneh, faute de clients. Les meilleurs jours, Ghassan Mahmoud Srour, un chauffeur de taxi-service de 32 ans, jean troué et barbe bien fournie, gagne 20 dollars. Pour mettre du beurre dans les épinards, son fils aîné de 12 ans prépare des galettes jusqu’au soir dans une échoppe après l’école.
Pendant les combats qui ont opposé pendant plusieurs années ce quartier à majorité sunnite à son voisin alaouite, Jabal Mohsen, il a pris les armes, rémunéré 10 dollars par jour par des politiciens locaux. Quand Tripoli s’est levée comme le reste du Liban il y a trois semaines pour protester contre de nouvelles taxes gouvernementales, il n’a pas hésité à rejoindre le mouvement.
« Nous n’avons déjà plus rien, et ils veulent nous enlever le pain de la bouche. Je suis descendu me battre, mais cette fois pour défendre ma dignité. De toute façon, qu’est-ce que j’ai à perdre de plus ? », lance le père de six enfants, en grillant une cigarette Élégance.
Chaque jour en début d’après-midi, il se rend sur la place al-Nour, épicentre des manifestations dans cette grande ville du nord du Liban. Des jeunes hommes du quartier de Jabal Mohsen ont aussi participé aux manifestations les premiers jours.
« Avec cette révolution, nous ne sommes plus sunnites ou alaouites, mais simplement des Libanais qui avons faim », déclare Ghassan à Middle East Eye.
Unis contre le clientélisme
La révolte contre l’élite politique libanaise corrompue lancée le 17 octobre a éclaté à Beyrouth, mais tous les regards se sont vite tournés vers Tripoli, qui a mobilisé une foule impressionnante. « C’était incroyable et inattendu », rapporte Sarah, une tripolitaine de 34 ans très impliquée dans le mouvement de contestation.
« Avec cette révolution, nous ne sommes plus sunnites ou alaouites, mais simplement des Libanais qui avons faim »
- Ghassan Mahmoud Srour, chauffeur de taxi
« Pour la première fois depuis très longtemps, toutes les classes sociales et toutes les communautés se sont retrouvées coude à coude. Les villages du nord du Liban sont même venus à Tripoli pour nous rejoindre », raconte la jeune femme, qui dirige une ONG dans un quartier pauvre de la ville.
« D’habitude, toutes les grandes manifestations au Liban ont lieu sur la place des Martyrs à Beyrouth, mais pas ici. »
Tripoli a depuis longtemps été délaissée, abandonnée par l’État au profit de la capitale libanaise.
« Les barons locaux l’ont laissée s’enfoncer dans la pauvreté pour mieux la contrôler », explique à MEE Raphael Lefevre, chercheur en sciences politiques à l’Université d’Oxford. La ville compte d’anciens ministres qui figurent parmi les plus grosses fortunes du Liban, comme l’ancien ministre Mohammad Safadi et le milliardaire et ancien Premier ministre libanais Najib Mikati.
« Ils n’ont investi dans aucune industrie locale, aucune infrastructure. Les universités de la ville sont totalement délabrées, on fait cours dans un amphi bondé de 500 personnes avec de l’eau qui goutte du plafond et des coupures d’électricité permanentes », s’exclame Linda*, 40 ans, un cèdre aux couleurs du Liban peint sur la joue. « Il ne faut pas s’étonner si beaucoup de familles émigrent à Beyrouth ou à l’étranger. »
Les politiciens ont préféré tisser des réseaux clientélistes, fournissant aides médicales et opportunités d’embauche à des centaines de familles pour acheter leur loyauté. Des chiffres d’une étude de l’ONU datant de 2015 dressent un constat alarmant : 57 % de la population de Tripoli vit au niveau ou en dessous du seuil de pauvreté et 26 % des habitants souffrent d’extrême pauvreté.
La colère populaire s’est donc naturellement dirigée vers les barons locaux de Tripoli : le député Fayçal Karamé, qui a essayé de s’insérer dans les manifestations, a été conspué, tandis qu’un ancien député, Misbah el-Ahdab, qui tentait à son tour de rejoindre les manifestants, a été repoussé par la foule. Essayant de l’exfiltrer, ses gardes du corps ont tiré sur les manifestants, faisant plusieurs blessés.
Saad Hariri n’a pas échappé à la vindicte. Bien qu’originaire de la ville de Saïda, dans le sud du pays, le Premier ministre démissionnaire reste l’un des acteurs sunnites clés de Tripoli, ville autrefois acquise à son parti, le Courant du futur. Un immense poster à son effigie qui trônait sur la place al-Nour a été arraché pour être remplacé par de longues banderoles aux couleurs du drapeau libanais.
« Tripoli n’est pas le Kandahar du Liban »
La ferveur populaire à Tripoli a surpris tout le monde, à commencer par les Tripolitains, qui ressassent avec joie le surnom que les médias ont donné à leur ville : la « fiancée de la révolution », balayant ainsi d’un revers de la main l’image qui lui colle à la peau : celle d’une ville islamiste radicale.
« Tripoli n’est pas une ville de barbus, tout le monde se connaît, s’entraide, le sentiment d’appartenance à une même communauté est très fort. Beaucoup de restaurants ont offert de la nourriture gratuite aux manifestants, en signe de solidarité avec la révolution », explique Sarah, la responsable d’ONG.
« On a donné à Tripoli le surnom erroné de Kandahar du Liban », indique Raphael Lefevre, en référence à la ville afghane qui a vu naître les talibans.
« Si c’est bien à Tripoli que de nombreux groupes islamistes sunnites ont été créés, comme celui du Tawhid, qui a contrôlé la ville de 1982 à 1985, mais encore du Fatah al-Islam [un groupuscule salafiste radical] et de petits groupes islamistes de quartiers entre 2011 et 2014, il ne faut pas oublier que la ville a un penchant révolutionnaire et a toujours donné naissance à des mouvements contestataires, quelle que soit leur idéologie, islamiste ou gauchiste », rappelle-t-il.
« On ne va pas laisser mourir la révolution »
Place al-Nour, les manifestants se rassemblent chaque jour autour d’une sculpture en métal, où se dessinent en lettres arabes gigantesques le nom d’Allah. Le monument a été installé en 1983 par le mouvement islamiste du Tawhid, à la place de la statue d’Abdel Hamid Karamé, un notable local et ancien Premier ministre.
« C’est la gauche révolutionnaire qui a fait exploser sa statue. Déjà à ce moment, les revendications tournaient autour d’un rejet de l’ordre politique et social en place, des élites locales et nationales », poursuit le chercheur.
En fin d’après-midi ce dimanche, la foule commence à arriver par grappes. Des petits stands de nourriture se sont installés depuis le matin en cercle autour de la place. Ils vendent du kaak, du maïs, du foul et du café. Ce jour-là, au milieu de la place, des jeunes improvisent une dabkeh torses nus, malgré les trombes d’eau qui s’abattent sur la ville.
« Est-ce que c’est normal de voir dans les rues de notre ville des hommes de plus de 50 ans qui fouillent dans les poubelles pour manger parce qu’il n’existe pas de système de retraite ? Ou que des enfants meurent à la porte des hôpitaux parce que leurs parents ne peuvent pas payer 200 dollars pour les faire soigner ? »
- Adla Audi, propriétaire d’un salon de beauté
« On ne va pas rentrer chez nous malgré la pluie, on ne va pas laisser mourir la révolution ! », crie un jeune survolté porté sur les épaules de ses amis. Il refuse que la place se vide, même le temps d’une ondée.
Un vieux militaire à la retraite, ému, les rejoint et s’empare d’un mégaphone : « Vous êtes la fierté de notre ville, vous n’êtes pas les voyous qu’on décrit, mais les enfants de la révolution ! »
Du haut du parapet de l’immeuble Ghandour, un complexe désaffecté qui surplombe la place al-Nour, les orateurs se succèdent. Chacun veut s’exprimer, libérer une parole qui lui a été confisquée.
Prête à monter sur le podium, Adla Audi, une trentenaire en voile et keffieh qui tient un salon de beauté à Tripoli, garde sa colère intacte. « Est-ce que c’est normal de voir dans les rues de notre ville des hommes de plus de 50 ans qui fouillent dans les poubelles pour manger parce qu’il n’existe pas de système de retraite ? Ou que des enfants meurent à la porte des hôpitaux parce que leurs parents ne peuvent pas payer 200 dollars pour les faire soigner ? Nous sommes obligés de nous débrouiller par nous-mêmes, où est donc notre État ? »
Chacun veut s’exprimer, libérer une parole qui lui a été trop longtemps confisquée. « Il y a une telle demande que les personnes qui veulent s’adresser à la tribune doivent nous prévenir un jour avant », explique à MEE Saad Matar, un journaliste local, qui tient à la main un carnet avec un emploi du temps des discours prévus pour le soir.
« Ce n’est pas toujours facile à gérer, mais cela fait aussi la beauté de ce soulèvement populaire : il n’y a pas de leader, il appartient à tous. »
Peur de la récupération
Pourtant, la « révolution » à Tripoli reste fragile : l’armée verrouille depuis quelques jours les entrées de la place al-Nour, rebaptisée « square de la révolution », et contrôle l’accès à la tribune dans l’immeuble abandonné.
« Les services de renseignement de l’armée sont très présents et les slogans en soutien de l’armée se multiplient. Leurs drapeaux sont bien visibles sur la place », relève un membre d’une ONG locale, qui anime sous un auvent des groupes de discussion de la société civile dans un coin de la place.
« Les barons locaux pourraient facilement mettre fin à la contestation en offrant des aides à une population privée de tout. Certains commencent déjà à distribuer de la nourriture dans les quartiers défavorisés », raconte Hoda*, 34 ans, qui travaille dans un quartier pauvre de Tripoli.
« Le système d’allégeance ne va pas changer du jour au lendemain et j’ai peur que cette révolution soit récupérée », déplore la jeune femme qui, pour l’instant, a décidé de ne plus participer aux manifestations. Beaucoup de posters de politiciens locaux qui tapissent la ville s’affichent toujours sur les murs en format XXL.
« Le système d’allégeance ne va pas changer du jour au lendemain et j’ai peur que cette révolution soit récupérée »
- Hoda, 34 ans
Mais Tripoli, pour l’instant, ne lâche rien. Alors que la démission du Premier ministre Saad Hariri a provisoirement limité l’affluence des manifestants à Beyrouth, ils étaient encore des milliers mercredi soir à crier en chœur « Killoun yaani killoun » (« Tous, ça veut dire tous »), le slogan phare du soulèvement, en agitant la lumière de leurs téléphones vers le ciel, sur la place al-Nour, qui n’a jamais aussi bien porté son nom (« place de la lumière »).
Sarah, tellement heureuse de voir sa ville se mobiliser à nouveau, n’en croyait pas ses yeux. « Beaucoup de barrières sont tombées et c’est sûr, rien ne sera plus jamais comme avant. »
* La personne a souhaité conserver l’anonymat.
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