Hariri jette l’éponge, Aoun seul face à la crise
Treize jours après le début du mouvement de contestation qui a attiré dans les rues des dizaines de milliers de Libanais protestant contre la crise économique et la corruption de la classe politique, le Premier ministre Saad Hariri a démissionné mardi 29 octobre. Sa décision a surpris aussi bien ses alliés que ses détracteurs. Même le président de la République, Michel Aoun, aurait été mis devant le fait accompli, selon plusieurs ministres et personnalités proches de lui.
Cette démission est d’autant plus surprenante qu’aucun développement nouveau sur le terrain ne peut l’expliquer. Certes, la mobilisation populaire est restée importante, mais elle semblait avoir atteint ses limites et une partie de la population commençait à montrer des signes d’exaspération à cause de la fermeture, par les contestataires, des routes, des écoles et des universités, et en raison de la paralysie du pays.
Quelques heures avant l’annonce du Premier ministre, de violents affrontements ont opposé des manifestants à des habitants des quartiers limitrophes du centre-ville de Beyrouth, transformé par les contestataires en véritable campement.
Les habitants, proches du Hezbollah et du mouvement Amal, la formation chiite du président du Parlement, Nabih Berry, protestaient contre le blocage d’une route passant près de leur quartier.
« Le mouvement de contestation est spontané et transcommunautaire, il est dirigé contre la classe politique corrompue, constituée d’une alliance entre les fortunes des pétrodollars et les anciens chefs de milices de la guerre civile »
- Georges Corm, écrivain, historien et ancien ministre des Finances
Une altercation s’est vite transformée en bataille rangée et des centaines de jeunes gens du quartier se sont rués vers le centre-ville et ont mis à sac le camp des manifestants, brûlant les tentes et détruisant tout sur leur passage. L’armée et les forces de police ont dépêché d’importants renforts pour repousser les assaillants à coup de gaz lacrymogène.
Cependant, les milieux de Saad Hariri avaient laissé filtrer aux médias son intention de jeter l’éponge avant ce déchaînement de violence.
À la veille de sa démission, Saad Hariri continuait à tenir des réunions marathon avec ses conseillers et des experts pour mettre en œuvre le « plan de réformes » qu’il avait proposé pour sortir de la crise. Le président du Parlement a déclaré que le chef du gouvernement l’avait informé qu’il projetait de réunir le Conseil des ministres « dans les deux jours ».
Hariri dans l’impasse
Dans une brève allocution télévisée, Saad Hariri affirme être arrivé à une « impasse » dans ses efforts visant à « trouver une sortie de crise permettant d’écouter la voix des gens et de protéger le pays des risques sécuritaires et socio-économiques ». Il justifie sa décision par une volonté de créer « un grand choc pour faire face à la crise ».
Le choc, c’est surtout le président de la République et son allié le Hezbollah qui l’ont ressenti. Les manifestants, eux, ont accueilli la démission par une explosion de joie dans toutes les régions.
Soutenu par le Hezbollah, le président Aoun refusait d’envisager à ce stade de la crise la démission du gouvernement ou un vaste remaniement ministériel, qui écarterait des figures contestées, comme le ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil (le gendre du président Aoun et chef du plus grand parti chrétien, le Courant patriotique libre) ou celui des Finances, Ali Hassan Khalil (membre du mouvement Amal).
Des sources informées ont confié à Middle East Eye que le chef de l’État et le Hezbollah n’étaient pas opposés dans l’absolu à un remaniement ministériel ou même à un changement de gouvernement. Mais ils ne voulaient faire cette concession qu’en contrepartie de garanties portant sur le déblocage des routes et le retour à la normale dans le pays.
Le pouvoir craint en effet que le départ du gouvernement ne soit pas suffisant pour calmer la rue et que les demandes des contestataires se durcissent, réclamant la chute du président de la République.
Le Hezbollah et le camp présidentiel estiment que le mouvement de contestation a dévié des revendications socio-économiques du départ et qu’il a été récupéré par des forces politiques et des puissances étrangères pour servir des objectifs géopolitiques portant sur le positionnement régional du Liban.
Cependant, ces soupçons explicitement exprimés par le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, le 25 octobre, lors d’une intervention télévisée, ne convainquent pas tout le monde, y compris des mouvements et des personnalités qui soutiennent le parti chiite dans son combat contre Israël et les islamistes radicaux.
« Le mouvement de contestation est spontané et transcommunautaire, il est dirigé contre la classe politique corrompue, constituée d’une alliance entre les fortunes des pétrodollars et les anciens chefs de milices de la guerre civile », déclare à Middle East Eye Georges Corm, écrivain, historien et ancien ministre des Finances.
« Hassan Nasrallah devrait logiquement soutenir ce mouvement pour faire face à ce régime confessionnel et corrompu », renchérit Sayed Frangié, écrivain et analyste politique.
« Dans son dernier discours, il a appuyé les revendications de la contestation, qu’il a jugées légitimes. Mais dans la seconde partie de son intervention, il a exprimé des doutes et lancé des accusations utilisées pour discréditer le mouvement. Au lieu d’être naturellement aux côtés de cette intifada [soulèvement] populaire, il se pose en défenseur du régime et du pouvoir », a-t-il indiqué à MEE.
Débat au sein du Hezbollah
L’attitude à adopter vis-à-vis du mouvement de contestation a fait l’objet d’un débat au sein des instances dirigeantes du Hezbollah les deux premiers jours. Certains responsables du parti chiite prônaient une participation active aux rassemblements, surtout que les revendications sociales et économiques répondaient aux souhaits de sa base.
D’autres ont estimé qu’une forte présence du Hezbollah risquerait d’être perçue comme une provocation et pourrait réveiller l’antagonisme chiite-sunnite. Résultat, aucune consigne n’a été donnée aux partisans du Hezbollah, dont beaucoup se sont joints aux manifestants.
« Au lieu d’être naturellement aux côtés de cette intifada populaire, [le Hezbollah] se pose en défenseur du régime et du pouvoir »
- Sayed Frangié, écrivain et analyste politique
Finalement, Hassan Nasrallah a demandé aux membres du parti de se retirer des manifestations, estimant avoir réuni un faisceau de preuves suffisants prouvant que la contestation, spontanée au départ, avait finalement été infiltrée par des partis politiques et des mouvements liés à l’étranger.
L’éventualité d’une instrumentalisation de la contestation est de plus en plus évoquée, même par des personnalités qui l’ont appuyé les premiers jours.
« Ce mouvement est un cri authentique contre la corruption et contre ce régime mafieux et confessionnel qui gouverne le pays », déclare à MEE Pierre Abi Saab, rédacteur en chef adjoint du quotidien Al-Akhbar. « Il exprime un ras-le-bol de gens sincères et les slogans du début dénotaient une conscience politique aigue. »
Toutefois, le fait que la contestation ait reçu le soutien du leader druze Walid Joumblatt, du chef chrétien Samir Geagea et du métropolite grec-orthodoxe de Beyrouth Elias Audé a suscité l’inquiétude de Pierre Abi Saab.
« Audé est l’un des symboles flagrants de ce système », dit-il. « Joumblatt est un mafieux qui a des affaires dans les secteurs des hydrocarbures, de l’immobilier… Geagea et son bloc parlementaires ont soutenu toutes les lois et les décisions ultra-libérales des gouvernements successifs. Honnêtement, ces personnalités ne peuvent pas soutenir des revendications socio-économiques telles que celles soulevées par les manifestants. »
Les indices plaidant en faveur « d’une OPA » visant à détourner le mouvement de contestation vers d’autres objectifs ne doivent pas être négligés, selon Abi Saab.
Le journaliste s’étonne notamment que trois télévisions libanaises (New Tv, MTV et LBC), « qui se plaignaient de difficultés financières il y a peu et qui envisageaient de licencier des salariés, aient trouvé des ressources pour supprimer les encarts publicitaires et consacrer tout le temps d’antenne à une retransmission en direct des manifestations dans les différentes régions libanaises ».
Chaque chaîne a dû dépenser un demi-million de dollars depuis le début de la contestation, estime-t-il. Al-Akhbar a rapporté que ces télévisions auraient reçu des sommes importantes de la part de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis.
Autre indice, le rôle de l’Université américaine de Beyrouth (AUB) et de l’Université Saint-Joseph appartenant aux Jésuites dans la mobilisation, l’encadrement et l’orientation des manifestants.
Ces deux établissements « étrangers », selon Pierre Abi Saab, ont publié un communiqué conjoint soutenant sans ambages le mouvement de contestation, et une vidéo montrant le président de l’AUB, le libano-américain Fadlo Khoury, haranguant les étudiants bloquant une route dans le centre-ville a fait le tour de la Toile.
« Détourner et se réapproprier une révolte n’est pas difficile », ajoute le journaliste. « Il est étonnant de voir que parmi les bienfaiteurs qui financent cette contestation dirigée aussi contre les banques se trouvent des banquiers. »
La fin de l’« entente présidentielle »
Une écrasante majorité de Libanais soutiennent les revendications à caractère social et économique soulevées par les manifestants. Mais force est de constater que jusqu’à présent, leur unique succès, à savoir la démission de Saad Hariri, est de nature politique, et répond au souhait de Samir Geagea et Walid Joumblatt.
Sans en prendre conscience, les contestataires ont offert à ces deux éminents représentants de la classe politique qu’ils honnissent une victoire sur leurs adversaires, Michel Aoun et le Hezbollah.
En poussant Saad Hariri vers la sortie, les manifestants ont en effet contribué à démanteler l’alliance entre le Premier ministre démissionnaire et le Courant patriotique libre, plus connue sous le nom d’« entente présidentielle », qui avait porté Michel Aoun à la présidence et Saad Hariri à la tête du gouvernement.
Les manifestants libanais ont réussi là où le prince héritier Mohammed Ben Salmane avait échoué
Cette alliance était combattue par Walid Joumblatt, Samir Geagea et d’autres personnalités politiques libanaises, mais aussi par des puissances régionales, notamment l’Arabie saoudite. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui avaient poussé, en novembre 2017, les autorités saoudiennes à convoquer Hariri à Riyad pour le forcer à démissionner avant de le séquestrer. Les manifestants libanais ont réussi là où le prince héritier Mohammed Ben Salmane (MBS) avait échoué.
Pour le Hezbollah, la démission de Saad Hariri et de son gouvernement équivaut à la chute de la première ligne de défense du mandat de son allié de longue date, Michel Aoun. Désormais, le chef de l’État est à découvert. Il se retrouve seul face à la crise, et risque de cristalliser la colère de la rue et le mécontentement de la population dans un pays qui traverse une crise socio-économique sans précédent.
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