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Au Liban, les réfugiés palestiniens scrutent les manifestations avec espoir et appréhension

Comme les Libanais, les réfugiés palestiniens du camp de Burj el-Barajneh suivent avec attention les manifestations en cours dans le pays, espérant tirer profit de leur issue et ne pas servir à nouveau de boucs émissaires  
Un garçon passe devant un graffiti représentant deux mains jointes, toutes deux peintes aux couleurs du drapeau national libanais, réalisé par le réfugié palestinien originaire de Syrie Ghayath al-Rawbeh, sur un mur de la place al-Nour à Tripoli (Liban), le 24 octobre 2019 (AFP)
Par Jenny Saleh à BURJ EL-BARAJNEH, Liban

Dans les échoppes modestes qui longent les ruelles tortueuses et délabrées du camp palestinien de Burj el-Barajneh, en périphérie de Beyrouth, les télévisions fonctionnent à plein régime.

Depuis le 17 octobre, les Palestiniens restent scotchés devant leurs écrans. Devant leurs yeux défilent les images de cette contestation inédite qui mobilise des dizaines de milliers de Libanais depuis plus d’une semaine, de Tripoli au Nord jusqu’à Tyr et Nabatiyeh au Sud, en passant par la capitale Beyrouth. La quasi-totalité des télévisions libanaises diffusent en simultané l’évolution de la situation sur le terrain et les revendications des protestataires.

Assis derrière le comptoir de sa boutique remplie de cartouches de cigarettes, Mohamed*, 31 ans, lance : « Pour la révolution, le peuple a toujours raison ! ». Lui aussi suit avec attention, heure par heure, la situation dans ce pays qui l’a vu naître, mais dont il n’est pas citoyen.

« À entendre les slogans des manifestants, j’ai espoir que s’ils obtiennent ce qu’ils réclament, cela aura un impact positif sur nos vies. Le peuple libanais s’est réveillé, j’ai espoir que le confessionnalisme qui mine le pays disparaisse »

- Mohamed

« Finalement, les Libanais se battent pour obtenir des droits qui sont élémentaires dans n’importe quel pays européen. Ici, ils n’ont rien, ni accès à l’éducation ni aux soins de santé et pas de travail, c’est normal qu’ils manifestent », juge-t-il.

Confiné dans sa vie de réfugié depuis sa naissance, il se reconnaît dans cette révolte populaire qui revendique des droits économiques et sociaux.

« À entendre les slogans des manifestants, j’ai espoir que s’ils obtiennent ce qu’ils réclament, cela aura un impact positif sur nos vies. Le peuple libanais s’est réveillé, j’ai espoir que le confessionnalisme qui mine le pays disparaisse et que l’influence des formations politiques traditionnelles diminue. Il est temps que ces chefs de partis, installés depuis 30 ans et plus, laissent la place à une nouvelle génération », confie Mohamed.

« J’aimerais beaucoup aller manifester aux côtés des Libanais, mais je préfère rester neutre. »

« Précurseurs » de la contestation

Les revendications portées par les Libanais ressemblent à celles réclamées par la population des camps.

Les 174 000 réfugiés palestiniens – selon une étude publiée par le Bureau central des statistiques palestinien en 2017 – ne jouissent que d’un accès restreint à l’emploi, avec 72 métiers que la loi libanaise leur interdit d’exercer, mais aussi à l’éducation et à la santé, les réduisant à vivre dans une situation plus que précaire. La moitié d’entre eux vit dans l’un des douze camps répartis sur le territoire.

Selon ce même rapport, la population active palestinienne compterait 51 393 personnes, frappées par un taux de chômage de 18,4 %, qui grimpe à 43,7 % pour la tranche des 15-19 ans et à 28,5 % pour celle des 20-29 ans.

Manifestations à Beyrouth le 18 octobre 2019 (Reuters)
Manifestations à Beyrouth le 18 octobre 2019 (Reuters)

C’est sans doute cette similarité dans les conditions de vie de plus en plus difficiles perçues tant par les Libanais que par les réfugiés qui pousse Souad Abdelrahmane, une habitante du camp, à estimer que les Palestiniens ont en quelque sorte été les « précurseurs du mouvement de contestation actuel des Libanais ».

Motivant son propos, cette membre de l’ONG Palestinian Women’s Humanitarian Organization rappelle qu’en juillet 2019, les habitants du camp de Burj el-Barajneh s’étaient insurgés contre une décision du ministre (démissionnaire) du Travail, Camille Abousleiman, un des représentants des Forces libanaises (ancienne milice de la droite chrétienne libanaise durant la guerre civile, devenue parti), visant à appliquer les clauses du code du travail régissant la main-d’œuvre étrangère.

« Le mouvement de contestation des Palestiniens a été l’étincelle qui a encouragé les Libanais à manifester à leur tour »

- Jilnar Abed al-Rahman

Si c’étaient les femmes palestiniennes qui avaient alors initié le sit-in, la colère palestinienne avait par la suite fait tache d’huile et provoqué des échauffourées entre des jeunes des camps et l’armée libanaise, suivies de manifestations.  

« À cause de cette décision, plus de 250 Palestiniens ont été victimes de licenciements abusifs à Beyrouth et dans le Sud-Liban, sans compter les licences retirées à certains commerces et entreprises et les lourdes amendes », rappelle-t-elle.

L’annonce, le 19 octobre au soir, de la démission des quatre ministres des Forces libanaises a constitué un soulagement dans les milieux palestiniens. « Certes, nous avons été tranquillisés par cette démission mais la décision du ministre du Travail reste en vigueur », souligne Jilnar Abed al-Rahman, une Palestinienne du camp de Yarmouk, en Syrie, venue au Liban en 2013.

Cette travailleuse sociale d’une quarantaine d’années confie d’ailleurs avoir été choquée par les conditions de vie des Palestiniens au pays du Cèdre, alors qu’en Syrie, ils jouissent des mêmes droits que les Syriens, à l’exception du droit de vote.

Pour elle aussi, « le mouvement de contestation des Palestiniens a été l’étincelle qui a encouragé les Libanais à manifester à leur tour ».

Souffrances et revendications identiques

À l’instar de Mohamed, Souad et Jilnar se sentent concernées par l’envie de « révolution » des Libanais qui, finalement, « expriment les mêmes souffrances ».

« Ils demandent le droit à l’éducation, à la santé, à la propriété, comme nous qui sommes nés au Liban, même si nous ne sommes que des réfugiés », relève Souad Abdelrahmane. « Nous sommes ici depuis 71 ans, on travaille ici, on dépense ici et nous sommes privés de droits », regrette-t-elle.

« Nous sommes ici depuis 71 ans, on travaille ici, on dépense ici et nous sommes privés de droits », déplore Souad Abdelrahmane, habitante du camp de Burj el-Barajneh au Liban (MEE/Jenny Saleh)
« Nous sommes ici depuis 71 ans, on travaille ici, on dépense ici et nous sommes privés de droits », déplore Souad Abdelrahmane, habitante du camp de Burj el-Barajneh au Liban (MEE/Jenny Saleh)

« Les Palestiniens soutiennent les Libanais parce qu’ils ont le droit à la dignité et de ne plus être volés par la classe politique », ajoute, en écho, Jilnar Abed al-Rahman.

Les deux femmes entretiennent l’espoir que les revendications portées par les manifestants aient un impact positif sur la vie des réfugiés. « Nous profiterons forcément des résultats qu’ils vont obtenir, puisque nos souffrances et nos demandes sont identiques. »

 Iront-elles pour autant grossir la foule des protestataires libanais qui battent le pavé jour après jour ? La réponse des deux femmes est unanime : « Nous ne voulons pas d’une grosse mobilisation palestinienne dans les rassemblements car nous ne voulons pas être accusés ou utilisés par certains politiques libanais, nous préférons adopter une certaine neutralité. »

Au cours des manifestations, quelques drapeaux palestiniens sont parfois brandis, comme dans la ville de Saïda au Sud, ou à Tripoli au Nord, et des slogans pro-Palestine criés, ce qui a beaucoup touché les habitants des camps. En retour, une vidéo émanant du camp de Ain al-Helweh, à Saïda, a circulé, remerciant les Libanais.

« En tant que Palestiniens, on souhaite que les Libanais ne nous impliquent pas dans leurs problèmes, c’est à eux de les régler. Il vaut mieux pour nous être à égale distance de toutes les communautés »

- Thaer Dabdoub

Souad Abdelrahmane indique que « des associations et certains mouvements de la société civile libanaise ont exercé de fortes pressions sur les Palestiniens pour les inciter à rejoindre la mobilisation ».

Une attitude qui a poussé les Palestiniens à « créer une commission sécuritaire conjointe réunissant toutes les mouvances palestiniennes présentes dans les camps, y compris le Hamas et le Jihad islamique, en coordination avec les services de renseignements de l’armée », révèle-t-elle à Middle East Eye.

Les Palestiniens redoutent encore, comme cela a pu être le cas par le passé, de faire office de boucs émissaires dans les problèmes internes des Libanais. À Tyr, dans le sud du pays, un Palestinien a ainsi failli être impliqué dans des heurts entre manifestants et miliciens affiliés à Amal (une des principales formations chiites, alliée du Hezbollah) lors de l’incendie d’un complexe hôtelier, avant d’être rapidement innocenté.

Si elles observent la crise que traverse le Liban avec bienveillance et compréhension, Souad et Jilnar redoutent le chaos qui pourrait suivre dans leur pays d’accueil si les manifestants parvenaient à faire chuter le gouvernement.

La crainte d’une récupération politique

Assis à une grande table dans les locaux de l’association médicale Aman, Thaer Dabdoub, responsable média, martèle fermement qu’il n’a « pas à se mêler des affaires des Libanais ».

« En tant que réfugié, j’ai des droits et je demande aux Libanais de ne pas avoir une attitude raciste envers nous, moi je réclame seulement des droits humains. L’important, c’est l’arabité et l’unité du Liban, toute ingérence étrangère doit être rejetée », lance-t-il.  

Les yeux rivés sur l’écran de télévision qui diffuse en direct des heurts entre l’armée libanaise et des manifestants à Jal el-Dib (6 km au nord de Beyrouth), Thaer Dabdoub dit craindre « que ces mouvements mènent à l’effritement du pays ».

« Je ne comprends pas ce que cela signifie être contre le mandat [du président Michel Aoun], de vouloir la chute de l’État ou du régime », ajoute-t-il, en référence à certains slogans criés par les manifestants libanais.

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« En tant que Palestiniens, on souhaite que les Libanais ne nous impliquent pas dans leurs problèmes, c’est à eux de les régler. Il vaut mieux pour nous être à égale distance de toutes les communautés. »

 À ses côtés, Abou Jaber, également membre de Aman, qui a été enseignant dans des écoles pour enfants à besoins spécifiques, s’avoue inquiet lui aussi de la tournure que pourraient prendre les événements.

« Les deux trois premiers jours, la contestation était authentique. En présentant la démission de ses ministres du gouvernement, Samir Geagea [le leader des Forces libanaises] essaie de récupérer le mouvement », juge-t-il, tout en temporisant : « Je crois que les gens ne sont plus autant manipulables. »

Sur l’écran de télévision, les images défilent, montrant le député Sami Gemayel (chef du parti Kataëb, de la droite chrétienne) ralliant les rangs des manifestants à Jal el-Dib. « Cette image ne me rassure pas », lance aussitôt Thaer Dabdoub, qui ajoute : « On ne veut pas s’approcher des Kataëb ou des Forces libanaises, ils ont du sang palestinien sur les mains. »  

* La personne interviewée n’a pas souhaité décliner son identité.

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