Le paysage libanais de l’oppression palestinienne
Un soir, peu de temps après le déclenchement de la guerre civile libanaise en 1975, la mère d’un de mes proches amis - une Palestinienne de Gaza, alors étudiante à l'université américaine de Beyrouth - se baladait avec un camarade sur la promenade du bord de mer de Beyrouth.
Ils furent repérés par un groupe d’étudiants, qui, compte tenu de la situation tendue, les ont invités à franchir la clôture séparant la promenade d'une parcelle de terrain adjacente à la mer et propriété de l’université. Là, dans ce lieu qui semblait relativement sûr, ils ont entamé une discussion.
Les étudiants en question appartenaient au parti de droite Les Phalange libanaises, fondé par Pierre Gemayel après un voyage aux Jeux Olympiques de Berlin en 1936 au cours duquel il fut séduit par la discipline nazie. Ignorant l’origine de la mère de mon ami, le groupe d’étudiants a commencé à exprimer ses opinions sur les Palestiniens.
L’avis général était que les Palestiniens n’avaient rien apporté au Liban à part des ennuis, et que les Israéliens auraient dû simplement les tuer tous.
Sept ans plus tard, les miliciens phalangistes assistèrent les Israéliens dans de tels fantasmes génocidaires. En septembre 1982, pendant trois jours, plusieurs milliers de réfugiés furent massacrés dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila à Beyrouth.
L’usine à discrimination
Quarante ans après le début de la guerre civile, l'identité palestinienne fait toujours l'objet d'attaques au Liban. La plupart des habitants palestiniens du pays font face à une discrimination omniprésente et institutionnalisée qui est beaucoup plus difficile que celle vécue par la mère de mon ami. Issue d'une famille privilégiée, celle-ci était venue dans le pays de façon volontaire pour rejoindre l'université et non en tant que victime de la Nakba.
Un demi million de réfugiés palestiniens enregistrés comme tels vivent actuellement au Liban, et cette population continue de grossir avec l’arrivée d’autres réfugiés palestiniens, ceux-là doublement déplacés car en provenance de la Syrie, pays voisin déchiré par la guerre.
Le site de l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) - qui opère en Jordanie, au Liban, en Syrie, dans la bande de Gaza et en Cisjordanie – a déclaré que « parmi les cinq zones de l'UNRWA, le Liban a le pourcentage le plus élevé de réfugiés palestiniens vivant dans une pauvreté abjecte ».
Beaucoup vivent dans les douze camps reconnus du pays, des zones misérables caractérisées par une extrême surpopulation, des logements et infrastructures insalubres et des équipements de base qui se résument à des égouts à ciel ouvert.
Privés de leurs droits fondamentaux, les réfugiés palestiniens sont exclus de plus de soixante-dix professions au Liban et ne peuvent fréquenter les écoles publiques ou accéder à la propriété.
Dans un article publié par The Electronic Intifada en 2014, le journaliste libanais Moe Ali Nayel attirait l'attention sur certaines caractéristiques de la vie palestinienne au Liban, en utilisant une série d'infographies produites par l'initiative Visualising Palestine en collaboration avec l'Organisation internationale du travail et le Comité pour l'emploi des réfugiés palestiniens au Liban.
Une des infographies illustre comment les Palestiniens sont privés de toute couverture sociale en matière de soins de santé alors qu’ils contribuent à la Caisse nationale de sécurité sociale du Liban. Une autre encore met en évidence l'histoire d’Iqbal Assad, 20 ans, devenue récemment le plus jeune médecin du monde. Réfugiée palestinienne qui est née et a grandi au Liban, Iqbal Assad est dans l’impossibilité d'exercer la médecine dans le pays en raison de l'exclusion des Palestiniens des professions médicales.
Une double injustice
Quelle est donc la raison de ces exceptionnelles mesures punitives, qui semblent souvent frôler la criminalisation de l'existence même des Palestiniens ?
La justification apparente est que l'Etat libanais se soucie si profondément du droit légitime des réfugiés à retourner en Palestine qu'il ne ferait jamais rien d’aussi contre-productif que de leur permettre d’être à l’aise dans leur hébergement libanais « temporaire » - où pourtant ils sont nombreux à avoir vécu depuis plus de soixante-dix ans, sans nationalité et sans droits civiques.
Comme il est dit, deux torts ne font pas un droit – et encore moins plusieurs droits.
Mais il y a une raison plus insidieuse à ce constant entêtement de l'Etat libanais : traiter les réfugiés palestiniens comme des êtres humains égaux, dignes d’une participation à la vie sociale et politique de la nation, serait un cauchemar pour l’élite dirigeante du Liban, qui profite ainsi de l’organisation confessionnelle actuelle.
Dans le système actuel, la distribution du pouvoir politique, et des profits qui en découlent, épouse les divisions religieuses en fonction, prétendument, du poids de chacune des dix-huit communautés religieuses reconnues au Liban. Le fait qu'aucun recensement officiel n’a été mené dans le pays depuis 1932 est commodément occulté, tandis que les chefs de guerre confessionnels vaquent joyeusement à leurs affaires, agitant les soi-disant menaces existentielles qui émaneraient des groupes religieux adverses pour justifier leur propre pouvoir, qu’ils pérennisent ainsi.
Une admission officielle de la population palestinienne dans cet environnement signifierait l’intégration de 500 000 musulmans sunnites au sein d’une population nationale estimée à au moins quatre millions (avant la guerre syrienne). Le poids des Palestiniens pourrait très bien pousser vers un effondrement structurel – d’où le consensus général parmi l'élite au pouvoir qu'un tel remaniement démographique doit être évité à tout prix.
Une catastrophe transfrontalière
Parallèlement, de nombreux défenseurs d’Israël ont sauté sur l'occasion pour fustiger le monde arabe en raison de ces mauvais traitements infligés aux Palestiniens – un moyen, en quelque sorte, d’excuser Israël pour son mauvais – ou plutôt pire – traitement de ce même groupe ethnique.
Mais les Israéliens ne doivent pas être blâmés uniquement pour avoir posé les fondations – du fait de la Nakba - de l'oppression palestinienne dans l’actuel paysage libanais, mais pour continuer à y contribuer de façon périodique par de petites retouches transfrontalières.
En 2011 par exemple, le jour de la Nakba, l'armée israélienne a abattu dix manifestants pro-palestiniens dans la ville frontalière libanaise de Maroun al-Ras pour la simple raison qu’ils avaient jeté des pierres en direction d'Israël.
On peut donc estimer que les Palestiniens du Liban se trouvent placés entre le marteau et l'enclume.
En arabe, le mot « Nakba » signifie catastrophe. Et des deux côtés de la frontière, les conditions catastrophiques auxquelles font face les Palestiniens sont le résultat non seulement de destruction physique et d'usurpation de terres, mais aussi d’une campagne destinée à faire disparaître l'idée même d’un peuple palestinien. Cependant, malgré tous les efforts fournis par les instigateurs de cette campagne, ni les Palestiniens, ni les crimes commis contre eux ne pourront être effacés.
- Belen Fernandez est l'auteure de The Imperial Messenger: Thomas Friedman at Work, publié par Verso. Elle écrit aussi pour le magazine Jacobine.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : la ville libanaise frontalière de Maroun al-Ras (MEE/Belen Fernandez).
Traduction de l’anglais (original) par Hassina Mechaï.
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