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Drame de Melilla : ce qu’il s’est vraiment passé pendant le « vendredi noir »

La communauté internationale appelle à l’ouverture d’une enquête indépendante pour élucider les circonstances de la mort de 23 migrants qui ont tenté d’entrer à Melilla depuis le Maroc. Les militants des droits de l’homme pointent la responsabilité des autorités marocaines
Un migrant soudanais blessé à l’œil est photographié dans le centre temporaire pour migrants et demandeurs d’asile de l’enclave espagnole de Melilla, près de la ville marocaine de Nador, le 25 juin 2022 (AFP/Fadel Senna)
Un migrant soudanais blessé à l’œil est photographié dans le centre temporaire pour migrants et demandeurs d’asile de l’enclave espagnole de Melilla, près de la ville marocaine de Nador, le 25 juin 2022 (AFP/Fadel Senna)

« Les autorités ne nous laissent pas accéder à la morgue pour identifier les corps des migrants morts lors des affrontements ! », fulmine Omar Naji, contacté par Middle East Eye.

Le militant de la section de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH) à Nador (nord-est) raconte avoir été contacté par des familles soudanaises désireuses de savoir si l’un de leurs proches faisait partie des victimes du « vendredi noir ». Ce 24 juin, d’après le dernier bilan officiel, 23 migrants subsahariens ont péri lors d’affrontements avec la police marocaine après avoir tenté de sauter la barrière séparant le Maroc de l’enclave espagnole de Melilla.

VIDÉO : Vives réactions après la mort de 23 migrants à Melilla
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Ce bilan, d’après les associations locales de droits humains, pourrait s’aggraver tant les blessés graves sont nombreux dans le camp des migrants.

Cent trente migrants sont tout de même parvenus à accéder à Melilla, où ils se trouvent actuellement en quarantaine dans un centre d’hébergement temporaire, en raison d’un risque de contamination au covid-19.

« Nos équipes sur place ne les ont pas encore vraiment rencontrés, ils échangent avec les migrants à travers une petite fente. Les premiers devraient sortir ce vendredi », précise Helena Maleno Garzón, présidente de l’association de protection des migrants Caminando Fronteras. Son activité lui a valu en 2021 une expulsion manu militari du Maroc, où elle résidait depuis près de vingt ans. Elle est aujourd’hui résidente à Madrid. 

L’épilogue d’une situation « tendue » depuis plusieurs semaines

Mais le bilan humain de la journée du vendredi 24 juin est déjà le plus grave de l’histoire de cette frontière terrestre entre le Maroc et l’Espagne.

Ces violences, que ce soit du côté des migrants qui se sont dirigés en masse – 1 500 personnes d’après Omar Naji – vers le poste-frontière de Barrio Chino ou de celui des forces de l’ordre marocaines, « n’avaient jamais été observées auparavant », affirment les activistes des droits de l’homme contactés par MEE.

Un membre des forces de sécurité marocaines garde la barrière qui sépare la frontière entre le Maroc et l’enclave espagnole de Melilla, le 26 juin 2022 (AFP/Fadel Senna)
Un membre des forces de sécurité marocaines garde la barrière qui sépare la frontière entre le Maroc et l’enclave espagnole de Melilla, le 26 juin 2022 (AFP/Fadel Senna)

Il faut dire que la situation dans la région était tendue depuis plusieurs semaines. « Des affrontements entre migrants et forces de l’ordre ont éclaté tous les jours de la semaine avant les événements du vendredi. La police marocaine cherchait à disperser les migrants qui campent dans une forêt située à environ 20 kilomètres du poste-frontière en question. Ils ne pouvaient même plus descendre dans les villages d’à côté afin de se ravitailler en nourriture », raconte Omar Naji.

Ce dernier remarque que ce tour de vis des autorités marocaines est survenu directement après le réchauffement des relations diplomatiques entre Rabat et Madrid et l’appui de l’Espagne à la proposition marocaine d’autonomie sur le Sahara occidental, qui a mis fin à une crise de plus d’un an.

« Il y a eu un déferlement massif de personnes sur le poste-frontière de Barrio Chino, très propice aux bousculades mortelles en raison de son étroitesse »

- Omar Naji, militant de la section de l’Association marocaine des droits de l’homme à Nador

« Cela crée de la frustration chez les migrants qui vivent déjà dans des conditions inhumaines dans ces camps », explique Helena Maleno Garzón, qui rapporte l’existence de « mercenaires » qui auraient accompagné les éléments des forces de l’ordre marocaines lors de leurs opérations de ratissage dans les camps de fortune.

Lorsqu’ils sont attrapés par les autorités, ces migrants courent le risque d’être refoulés, non pas à l’étranger, mais vers les régions désertiques du centre et du sud du royaume, loin des centres urbains.

Comment expliquer la lourdeur du bilan humain du vendredi 24 juin ? Pour Omar Naji, trois pistes sont à prendre en compte. « D’abord, il y a eu un déferlement massif de personnes sur le poste-frontière de Barrio Chino, très propice aux bousculades mortelles en raison de son étroitesse », commence-t-il.

« Ensuite, il faut mentionner la violence inouïe des policiers marocains, qui n’hésitaient pas à donner des coups de matraque et lancer des gaz lacrymogènes », poursuit notre source.

Enfin, notre interlocuteur reproche aux forces de l’ordre leur passivité devant les migrants blessés. « Personne n’a pris la peine de venir au secours des migrants à terre pendant et après l’affrontement. Certains d’entre eux ont agonisé pendant de longues heures au soleil », soutient le militant.

Un constat partagé par Helena Maleno Garzón, qui accuse les autorités marocaines de « non-assistance à personne en danger ».

La police marocaine n’est pas la seule responsable de cette tragédie d’après Omar Naji. « Les autorités espagnoles sont complices car elles n’ont pas mobilisé leurs ambulances et leurs secouristes, bien qu’ils aient ouvert la frontière pour permettre le passage de policiers marocains pour récupérer des migrants qui étaient parvenus à sauter la barrière, ce qui constitue en soi un refoulement à chaud, une pratique illégale », regrette-t-il.

L’Algérie pointée du doigt

Lundi, près d’une soixantaine de migrants a été déférée devant la justice marocaine à Nador.

Ils sont divisés en deux groupes. Le premier est composé d’une trentaine de migrants poursuivis pour des délits mineurs, ils seront jugés ce lundi au tribunal de première instance.

Le second regroupe ceux accusés de crimes, dont la « participation à une bande criminelle en vue d’organiser et faciliter l’immigration clandestine à l’étranger ». Le procès est prévu pour le 13 juillet prochain à la cour d’appel de Nador.

L’écrasante majorité des migrants arrêtés par la police marocaine possède la nationalité soudanaise. Certains d’entre eux sont Tchadiens ou Maliens.

Helena Maleno Garzón explique cette concentration de Soudanais en raison du déplacement de la route migratoire de la Méditerranée centrale.

« Les migrants qui viennent du Soudan ou de la Corne de l’Afrique avaient tendance à passer par la Libye pour traverser la mer vers l’Italie. Mais en raison des risques qu’ils courent dans le désert libyen, ils préfèrent passer par l’Algérie, avant de rejoindre l’est et le nord du Maroc », analyse-t-elle.

Justement, le Maroc, à travers son ambassade à Madrid, a accusé l’Algérie de « laxisme délibéré » dans « le contrôle de ses frontières avec le Maroc ».

La représentation diplomatique a également cité « l’extrême violence des assaillants », estimant que « la stratégie de l’assaut dénote d’un sens élevé de l’organisation, une progression planifiée et une hiérarchisation de chefs aguerris et formés avec des profils de miliciens expérimentés dans des zones de conflit ».

Ces derniers jours, plusieurs organisations intergouvernementales et non gouvernementales ont appelé à l’ouverture d’une enquête indépendante sur les événements du vendredi 24 juin.

Moussa Faki Mahamat, président de la Commission de l’Union africaine, a dénoncé « le traitement violent et dégradant de migrants africains ».

Le porte-parole des Nations unies Stéphane Dujarric a quant à lui évoqué « un usage excessif de la force » de la part du Maroc et de l’Espagne contre des migrants qui s'est traduit par « la mort de dizaines d’êtres humains ».

Au Maroc, le Conseil national des droits de l’homme a annoncé la formation d’une « mission exploratoire » qui se rendra à Nador et dans les environs.

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