Quand des soldats saoudiens s’entraînent en France, tous frais payés par les contribuables
Dans la région française du Grand Est, Commercy, paisible commune de la Meuse de 6 000 habitants, est au centre d’un véritable scandale d’État.
Amnesty International France révèle dans une enquête publiée par La Chronique, revue de l’ONG : « Tout a été mis au point pour recevoir, dans les conditions d’un quatre étoiles, des militaires du royaume wahhabite [l’Arabie saoudite]. Celui-là même qui mène, depuis 2015, une guerre au Yémen contre les forces houthies soutenues par l’Iran. Plus de cinq ans après le début de l’offensive, ce conflit, qualifié par les Nations unies de ‘’pire catastrophe humanitaire au monde’’, a fait plus de 230 000 morts », écrit l’auteure de l’enquête, Audrey Lebel.
Elle poursuit : « Ce qui n’a pas empêché notre pays d’accueillir sur son sol, à coup de subventions et d’aides de toutes sortes, une entreprise qui fabrique des armes impliquées dans ce conflit. Armes sur lesquelles des militaires saoudiens doivent venir se former. L’entreprise belge John Cockerill devait en échange, dit-on, booster l’économie locale. »
Aucun pays et aucune entreprise n’a le droit, en vertu des traités internationaux, de fournir des armes et des formations à une puissance qui retourne celles-ci contre des civils.
Or en mai 2019, la Coordination nationale d’action pour la paix et la démocratie (CNAPD), une ONG belge, et la Ligue des droits humains (LDH) avaient dénoncé le fait que la Belgique vendait à l’Arabie saoudite des dizaines de milliers de pistolets, fusils d’assaut et mitrailleuses de l’armurier FN-Herstal, plus de 600 tourelles pour blindés produits par CMI Cockerill et d’autres équipements.
« Il existe aujourd’hui des preuves que des véhicules blindés légers équipés de tourelles-canons Cockerill de 90 mm sont utilisés dans la guerre au Yémen », poursuit l’enquête d’Amnesty International. « Soit le même type d’armes, dans une version plus ancienne, que celles sur lesquelles les forces saoudiennes doivent venir se former à Commercy. »
L’État débloque 14,3 millions d’euros
Les faits remontent à 2011 : le groupe d’armement belge John Cockerill informe Gérard Longuet, alors ministre français de la Défense, que son entreprise d’armement est bien placée pour décrocher un juteux contrat militaire avec un pays du Golfe.
Aujourd’hui sénateur de la Meuse, Gérard Longuet, qui rejoindra le conseil d’administration de Cockerill en 2013, affirme à Audrey Lebel qu’il a assuré le contact entre l’entreprise belge et le chef d’état-major de l’armée de terre française, le général Ract-Madoux, pour récupérer un site afin d’accueillir des formations sur le matériel militaire de la société d’armement belge.
Sur le site de Commercy, il est prévu de former, en salles de classe et sur simulateurs, des militaires saoudiens au maniement de tourelles-canons Cockerill.
La commune de Commercy voit dans cette implantation une aubaine, ayant été frappée de plein fouet par la dissolution en 2013 du 8e régiment d’artillerie, installé depuis 1964 dans la cité meusienne, avec une perte de 13,7 % de sa population totale.
Pour compenser la perte de 849 emplois que va entraîner la disparition du 8e régiment d’artillerie de Commercy, « l’État débloque, en juillet 2011, une somme exceptionnelle de 14,3 millions d’euros. Le Contrat de développement économique [CDE], par le biais duquel vont être distribués ces millions, est signé à Commercy, le 18 juillet 2011, en présence du ministre de la Défense, Gérard Longuet. Parmi les heureux gagnants des millions octroyés ? Cockerill. L’entreprise d’armement se voit offrir un million d’euros grâce au CDE de Commercy, alors même que, selon la Cour des comptes, le plafond des aides est normalement fixé à 600 000 euros ».
Ainsi, c’est le contribuable français qui paie pour soutenir l’installation de l’entreprise d’armement belge dont l’un des objectifs est de former… des soldats saoudiens.
« En 2014, après des années de tractations, Cockerill signe officiellement le contrat tant convoité qui nécessitait la mise à disposition d’un campus. Un contrat de sous-traitance avec la firme canadienne General Dynamics Land System-Canada [GDLS-C] pour un montant de 4,5 milliards d’euros. Elle est chargée de livrer environ 700 tourelles-canons pour équiper les 928 véhicules blindés légers canadiens envoyés à Riyad. »
Le « contrat du siècle »
Le « contrat du siècle », selon les propres mots du groupe belge. En plus d’assurer pendant sept ans la livraison de ces tourelles-canons de calibre 105 et 30 mm notamment, le contrat comprend la fourniture d’un système de simulation, créé tout spécialement pour l’occasion, et surtout de la fameuse formation à ses armes avec ce même système ».
Le 26 mars 2015, l’Arabie saoudite lance l’opération « Tempête décisive ». À la tête d’une coalition de huit pays arabes, elle intervient au Yémen, pays frontalier du royaume, où s’affrontent soldats des forces armées saoudiennes et combattants houthis.
Les ONG ne cesseront de dénoncer le risque de famine, le choléra, les armes, les missiles, les bombes utilisées pour cibler des hôpitaux, des marchés, des espaces publics, des bus transportant des enfants, rappelle Amnesty International.
Cette situation pose-t-elle un problème de conscience à Gérard Longuet, le facilitateur ?
« Je ne suis pas en mesure d’interdire la guerre dans le monde. Moi, j’ai envoyé, comme ministre de la Défense, l’armée française bombarder les troupes de Kadhafi, je ne porterai pas de jugement, mais on a quand même pris un marteau-pilon pour écraser quelques fourmis. Je sais que des armes seront vendues et je préfère que des ouvriers français et belges puissent travailler. Quand la France vend des Rafale en Inde, ce n’est pas pour le défilé du 14 juillet local, c’est pour transformer les gens en charbon de bois », se défend l’ancien ministre de la Défense auprès de la journaliste Audrey Lebel.
« L’État français a-t-il, lui, pris ses distances avec l’entreprise belge depuis que la guerre au Yémen a commencé ? Non plus », affirme l’enquête en rappelant une anecdote.
En 2016, lors du salon international de défense et de sécurité Eurosatory, un invité de marque est présent sur le stand Agueris, société créée spécialement par Cockerill pour le contrat signé avec l’Arabie saoudite afin de développer « le premier simulateur embarqué de tourelle au monde ».
La personnalité qui s’installe aux commandes de la machine est le ministre de l’Économie de l’époque, actuel président de la République, Emmanuel Macron. Des appareils sur lesquels les militaires saoudiens doivent s’entraîner.
En avril 2019, Geneviève Darrieussecq, la secrétaire d’État auprès de la ministre des Armées, vient, en personne, à Commercy inaugurer le campus Cockerill. « Selon [le quotidien] L’Est Républicain, présent lors de sa visite, elle se serait ‘’extasiée sur la rapidité de reconversion du site’’, en notant que ‘’Gérard Longuet a été très efficace’’. »
Pour Aymeric Elluin, responsable de plaidoyer Armes à Amnesty International, la France est complice de possibles crimes de guerre : « Des rapports annuels du groupe d’experts du Conseil de sécurité des Nations unies, des rapports du groupe d’experts éminents du Conseil des droits de l’homme notamment, mettent en cause les violations commises au Yémen par tous les belligérants et, en particulier, la coalition dirigée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Le Conseil des droits de l’homme met même en avant la complicité possible de la France, et d’autres États, dans des crimes de guerre du fait de leur fourniture d’armes aux belligérants. »
L’expert cite le fait que des armes françaises sont engagées sur le sol yéménite : des chars Leclerc de chez Nexter et leurs munitions, des canons Ceasar et leurs munitions, des mirages 2000-9, des systèmes de désignation laser permettant de guider des bombes laser susceptibles de cibler des civils, équipent la chasse saoudienne et émiratie...
« Autre vrai problème : l’utilisation de navires français vendus, certes il y a longtemps, aux Émirats arabes unis et à l’Arabie saoudite, mais dont [la France] continue, au moins pour ce dernier pays, à assurer la maintenance dans le cadre du blocus maritime imposé au Yémen », poursuit l’expert.
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