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La plainte contre un soldat franco-israélien engagé à Gaza a-t-elle des chances d’aboutir ? 

Pour les professionnels du droit, les tribunaux de France ont l’obligation juridique et morale d’enquêter sur les allégations de crimes de guerre impliquant les ressortissants du pays à Gaza et en Cisjordanie
En vertu du code pénal, les citoyens français qui se rendent responsables de crimes ou de délits à l’étranger peuvent être poursuivis (Jack Guez/AFP)

Qu’adviendra-t-il de la plainte déposée le 17 avril dernier par trois associations devant le parquet national antiterroriste de Paris, compétent en matière de crimes de guerre, contre un soldat franco-israélien pour des allégations de crimes de torture et actes de barbarie à Gaza ?

Le militaire, qui serait originaire de Lyon, aurait été identifié dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux à la fin du mois de mars dans laquelle, stipule la plainte consultée par Middle East Eye, il a filmé à Gaza « des prisonniers palestiniens dans une situation dégradante et faisant état de tortures ».

« Cette vidéo révèle la commission de tortures et de crimes de guerre, s’ancrant dans un contexte d’agression militaire de type génocidaire par l’armée israélienne et de généralisation du recours à la torture », souligne le texte de la saisine transmise au tribunal.

Selon Gilles Devers, un des avocats des associations requérantes – le Mouvement du 30 mars, de droit belge, et deux ONG françaises, Justice et droits sans frontières (JDSF) et Al Jaliya Association des Palestiniens en France –, le soldat qui filmait est non seulement coupable d’apologie de la torture, mais de torture psychologique en infligeant, à travers des paroles insultantes et dégradantes, un traitement inhumain et bestial aux prisonniers débarqués d’un camion de l’armée.

Dans la vidéo, on entend le militaire les assaillir d’injures et se moquer d’un détenu qui porte des marques de torture dans le dos.

« Le droit international met sur un pied d’égalité la torture physique et d’autres faits qui placent les individus en position d’infériorité », commente l’avocat auprès de Middle East Eye.

Deux jours après le dépôt de plainte, une réunion a eu lieu au parquet sur cette affaire en présence des avocats. « Deux substituts du procureur nous ont reçus et semblaient intéressés par le dossier. Ils nous ont demandé de leur fournir d’autres éléments pour l’identification du soldat. C’est ce que nous avons fait », relate Me Devers.

Les plaignants pourraient se constituer partie civile

Parmi les pièces versées au dossier figure une interview que le militaire aurait donnée à la télévision israélienne après la diffusion de sa vidéo sur internet.

« Le soldat s’est clairement identifié. Reste à savoir ce que décidera le parquet. Si ce dernier, en fin de compte, ne prend pas l’initiative d’initier lui-même une enquête, les associations plaignantes vont se constituer partie civile pour déclencher le processus d’instruction », précise l’avocat.

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Cependant, prévient Johann Soufi, juriste en droit international et conseil auprès de la Cour pénale internationale (CPI), « l’article 2-4 du code de procédure pénale impose aux associations souhaitant se constituer partie civile de faire valoir cinq ans d’existence dans la lutte contre les crimes de guerre ou les crimes contre l’humanité. C’est le cas, par exemple, de la FIDH [Fédération internationale pour les droits humains], d’Amnesty International ou de Human Right Watch ».

Ces obligations doivent donc être remplies pour que la plainte soit acceptée, explique le juriste à MEE. Or deux des trois associations requérantes ne sont pas tout à fait recevables, selon lui.

Le Mouvement du 30 mars a été fondé en octobre 2023, quelques jours après le lancement de l’offensive israélienne à Gaza faisant suite à l’attaque meurtrière menée par le Hamas dans le sud d’Israël le 7 octobre, alors qu’Al Jaliya, créée en 2018, est une association qui n’a pas d’expérience préalable dans la lutte contre les crimes de guerre. Seul JDSF coche toutes les cases. L’ONG née en 2019 a pour objectif de poursuivre devant les tribunaux ceux qui violent les droits humains.

« En portant plainte, les responsables de ces associations ont d’abord agi comme des citoyens souhaitant alerter la justice sur des faits graves qui impliquent un ressortissant français », tient à préciser Me Devers.

« La justice française est compétente »

De son côté, Johann Soufi affirme à MEE que même en l’absence de plainte, il y a des éléments suffisants pour déclencher une enquête pénale.

« Le suspect est français. Il est accusé d’avoir commis des crimes réprimés par le droit international et par la loi française. Il n’y a donc aucune raison pour que les autorités judiciaires ne lancent pas des enquêtes sur ces faits, en se basant sur la saisine des députés français, mais aussi sur les informations qui se trouvent aujourd’hui dans le domaine public », soutient-il.

« Il n’y a aucune raison pour que les autorités judiciaires ne lancent pas des enquêtes sur ces faits »

- Johann Soufi, juriste en droit international et conseil auprès de la CPI

Le juriste ajoute que l’article 40 du code de procédure pénale exige par ailleurs de tout responsable politique élu (maire, député, sénateur, etc.) de déclencher une action en justice si, « dans l’exercice de ses fonctions, [il] acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit ».

« C’est ce qui a été fait aussi contre cet individu », dit-il en faisant allusion à la plainte déposée par le député La France insoumise (gauche) Thomas Portes à la suite de la diffusion de la vidéo du soldat franco-israélien.

En décembre 2023, le parlementaire avait déjà interpellé le ministère de la Justice, lui demandant de traduire devant les tribunaux tous les binationaux coupables de crimes de guerre en Israël et dans les territoires palestiniens.

Il a réitéré sa demande début mai, après avoir retweeté un message de sa collègue du parti Rima Hassan, concernant un autre militaire identifié comme franco-israélien qui aurait menacé des Palestiniens dans une vidéo.

« Depuis des mois nous alertons sur la présence de 4 000 Franco-Israéliens présents aux côtés d’une armée qui commet un génocide. La France ne peut plus rester silencieuse et doit ouvrir des enquêtes pour traduire en justice ceux qui participent à ce massacre », a-t-il écrit.

Après avoir botté en touche, en affirmant que la France n’enquêterait pas sur ses ressortissants enrôlés dans l’armée israélienne dans la mesure où « la binationalité est une double allégeance », le porte-parole adjoint du ministère des Affaires étrangères, Christophe Lemoine, a admis en mars dernier dans un point de presse que « la justice française est compétente pour reconnaître des crimes commis par des ressortissants français à l’étranger, y compris dans le cadre du conflit en cours ».

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En effet, en vertu du code pénal, les citoyens français qui se rendent responsables de crimes ou de délits à l’étranger peuvent être poursuivis.

Pour Johann Soufi, « il existe une probabilité suffisamment importante que des Français soient impliqués dans des crimes internationaux [à Gaza et en Cisjordanie occupée], d’une manière ou d’une autre ».

Cette possibilité, dit-il, « déclenche l’obligation pour les autorités [judiciaires] françaises d’enquêter sur ces faits et sur l’implication potentielle dans ces crimes de tous nos ressortissants qui rentrent de Gaza ».

Cette obligation résulte des Conventions de Genève, du fait que la France est signataire du Statut de Rome qui a créé la Cour pénale internationale (CPI), mais aussi du droit coutumier, explique-t-il.

En 2021, la CPI a ouvert une enquête officielle sur les allégations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité qui auraient été commis en Palestine occupée depuis juin 2014.

Le procureur de la CPI Karim Khan a déclaré en octobre dernier que le tribunal était également compétent pour juger les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité présumés commis par le Hamas en Israël et par les Israéliens à Gaza pendant la guerre actuelle et a demandé ce lundi des mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, le ministre de la Défense Yoav Gallant et trois hauts dirigeants du Hamas.

« Instrumentalisation des procédures » 

Mais pourquoi alors les tribunaux français n’ont rien intenté jusqu’à présent ? Malgré sa réputation de « quatrième pouvoir », la justice française, selon Johann Soufi, n’est pas totalement indépendante.

« Un des problèmes que les experts du droit pénal relèvent depuis longtemps, c’est la dépendance hiérarchique du ministère public [l’autorité chargée de défendre l’intérêt de la collectivité et l’application de la loi] au pouvoir exécutif, plus particulièrement au garde des Sceaux. C’est notamment ce qui avait poussé la Cour européenne des droits de l’homme, en 2011, à dénier au procureur français la qualité d’autorité judiciaire ». 

« Un des problèmes que les experts du droit pénal relèvent depuis longtemps, c’est la dépendance hiérarchique du ministère public au pouvoir exécutif »

- Johann Soufi

Dans un arrêt rendu en mars 2010, cette dernière avait estimé que le procureur de la République n’était pas une autorité judiciaire en France puisque non indépendant du pouvoir exécutif. Les procureurs sont actuellement nommés en Conseil des ministres, révocables par le pouvoir. Ils peuvent par ailleurs recevoir des instructions du ministère de la Justice.

« Ce qu’il faudrait, c’est un parquet totalement indépendant, une séparation effective du pouvoir judiciaire et exécutif », observe le juriste, qui déplore « une instrumentalisation des procédures et des questions juridiques liées au conflit [au Proche-Orient] ». 

Aux Pays-Bas, des actions en justice ont été intentées depuis décembre dernier contre des soldats israélo-néerlandais accusés par le Mouvement du 30 mars « d’avoir participé à des actes de génocide et d’autres crimes contre le peuple palestinien » dans la bande de Gaza et en Cisjordanie entre le 7 octobre 2023 et février 2024.

Le ministère public néerlandais a toutefois rejeté ces plaintes en avril dernier.

Reste à savoir ce que fera le parquet anti-terroriste en France. Pour l’heure, les avocats ignorent quand une décision sur la recevabilité de la plainte sera rendue. Si celle-ci aboutit, elle pourrait faire jurisprudence.

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