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Pourquoi il convient à la Jordanie que tout le monde la pense au bord du gouffre

De l’assaut israélien sur Gaza aux troubles à l’intérieur du pays en passant par la menace iranienne, les Hachémites sont confrontés à de multiples crises. Mais ces événements ne font que renforcer les éternels rescapés de la région
Le roi Abdallah II de Jordanie s’exprime lors d’une déclaration commune avec le président français à l’Élysée, à Paris, le 16 février 2024 (AFP)
Le roi Abdallah II de Jordanie s’exprime lors d’une déclaration commune avec le président français à l’Élysée, à Paris, le 16 février 2024 (AFP)

Les monarques hachémites de Jordanie sont les éternels rescapés du Moyen-Orient.

Pris en sandwich entre des États qui ont connu d’horribles guerres, des révolutions et des troubles civils au cours des dernières décennies, le gouvernement jordanien apparaît remarquablement résistant et, par rapport aux normes régionales, stable. Mais les temps pourraient changer.

La guerre en cours à Gaza a exacerbé une situation intérieure déjà tendue, provoquant régulièrement des manifestations et des mesures de répression gouvernementales.

En parallèle, le risque de voir la Jordanie entraînée dans le conflit opposant l’Iran à Israël augmente. En avril, les forces jordaniennes se sont alliées aux armées occidentales pour contrer l’attaque de drones iraniens contre Israël, tandis qu’en mai, les autorités ont déjoué un complot mené par Téhéran visant à introduire clandestinement des armes en Jordanie pour armer l’opposition nationale.

Manifestants près de l’ambassade américaine à Amman, la capitale jordanienne, en solidarité avec la population de Gaza, le 15 décembre 2023 (Khalil Mazraawi/AFP)
Manifestants près de l’ambassade américaine à Amman, la capitale jordanienne, en solidarité avec la population de Gaza, le 15 décembre 2023 (Khalil Mazraawi/AFP)

Dans ce contexte, Washington et ses alliés devraient-ils s’inquiéter de l’avenir de la Jordanie ?

Même avant la guerre à Gaza, la situation sur la scène nationale n’était pas bonne. Le chômage était de 22 %, encore plus élevé chez les jeunes, tandis que 27 % des Jordaniens vivaient dans la pauvreté.

Bien que la Jordanie soit une dictature moins féroce que certains de ses voisins, le pouvoir reste concentré entre les mains du roi, Abdallah II, et non entre celles du Parlement élu, impuissant, et les gouvernements ont échoué à plusieurs reprises à satisfaire les demandes pour une amélioration de la situation économique et une meilleure gouvernance.

La Jordanie a une longue histoire de manifestations et avait déjà été confrontée à une série de grèves et de manifestations avant le 7 octobre. Alors que plus de la moitié de la population serait d’origine palestinienne, avec plus de deux millions de réfugiés enregistrés, les représailles israéliennes contre Gaza ont déclenché une nouvelle vague de manifestations.

Le gouvernement pris pour cible

Bien que les protestations aient initialement été dirigées uniquement contre Israël, souvent organisées devant l’ambassade d’Israël à Amman, ces derniers mois, le gouvernement jordanien a également été pris pour cible.

Parmi les revendications des manifestants : qu’Amman mette fin à l’accord de paix qu’il a signé avec Israël en 1994, suspende les relations commerciales et mette fin à toute coopération en matière d’eau et d’énergie.

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La décision de la Jordanie de se joindre aux efforts visant à contrer les drones iraniens visant Israël – ce qui en fait le seul État arabe à l’avoir fait ouvertement – n’a fait qu’ajouter aux accusations selon lesquelles Amman est de « collusion » avec le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou.

Les développements régionaux ont aggravé ces tensions internes. La Jordanie craint de se retrouver dans la ligne de mire à mesure que le conflit israélo-iranien s’intensifie.

Avant que l’Iran tire des drones au-dessus de l’espace aérien jordanien en direction d’Israël, que la Jordanie dit avoir abattus pour protéger sa souveraineté plutôt qu’Israël, en janvier, des milices alignées sur l’Iran ont attaqué une base américaine en Jordanie, la Tour 22, provoquant des représailles de la part de Washington.

En avril, le Kataib Hezbollah, un groupe armé irakien soutenu par l’Iran, a menacé d’envoyer des roquettes et des armes à 12 000 combattants jordaniens pour qu’ils les utilisent contre Israël. 

Ces livraisons devaient arriver chez certains membres des Frères musulmans au sein du mouvement d’opposition jordanien, sympathisants du Hamas.

Des défis bien plus menaçants dans le passé

Dans ce contexte, la tentative ratée de Téhéran en mai d’envoyer des armes via ses alliés en Jordanie souligne les craintes d’Amman de devenir un nouveau champ de bataille dans la guerre sourde entre l’Iran et Israël.

Naturellement, cela a également alarmé les alliés de la Jordanie, incitant les États-Unis et l’Arabie saoudite, entre autres, à offrir leur aide.

Le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, a proposé son soutien à la répression jordanienne contre les manifestants, tandis que les médias régionaux alignés sur l’Arabie saoudite ont critiqué les manifestants antigouvernementaux en Jordanie, les décrivant comme des islamistes ouvrant la porte à l’influence iranienne.

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De même, les États-Unis ont souligné leur engagement envers la Jordanie tout au long de la crise à Gaza, en assurant l’acheminement d’une aide vitale vers Amman et en organisant des réunions régulières avec le roi Abdallah.

Mais une certaine prudence s’impose. Même si ces développements sont troublants pour les monarques hachémites, ils semblent pour l’instant loin d’être fatals. Le mouvement de protestation est bruyant, mais il semble pour l’instant très loin et cela pourrait simplement être une tentative opportuniste de semer la discorde, plutôt qu’un plan stratégique à long terme.

De plus, même s’il voulait sérieusement perturber la Jordanie, l’Iran ne dispose actuellement d’aucun réseau comparable à ceux dont il dispose en Irak, en Syrie et au Liban

Il faudrait des années pour construire une quelconque influence similaire et, contrairement aux États où il compte actuellement des alliés, l’Iran se heurterait à chaque étape à une sérieuse opposition de la part des services de sécurité jordaniens, relativement puissants.

De plus, la Jordanie n’est pas étrangère aux crises et a survécu à des défis bien plus menaçants dans le passé que ceux auxquels elle est confrontée actuellement.

Depuis la création de l’État par les Britanniques en 1921, les observateurs prédisent sa disparition en raison de sa position régionale précaire, du manque de ressources naturelles et des divisions au sein de la population.

Le gouvernement jordanien a depuis longtemps intérêt à souligner les menaces auxquelles il est confronté afin de maximiser l’aide de ses alliés

Pourtant, les Hachémites ont survécu à deux guerres avec Israël, aux révolutions antimonarchiques des années 1950, à la guerre civile de Septembre Noir avec des militants palestiniens, à une rupture diplomatique majeure avec les États-Unis et les États du Golfe à la suite de la crise du Koweït de 1990 à 1991, et des soulèvements du Printemps arabe en 2011, entre autres troubles.

Même si les troubles actuels pourraient bien s’intensifier et présenter une menace existentielle, pour l’instant, Abdallah est probablement convaincu que, comme ce fut le cas dans le passé, le régime jordanien sera capable de suivre une ligne prudente en équilibrant amis et ennemis internes et externes pour survivre. 

Ce qui complique encore la situation, c’est que le gouvernement jordanien a depuis longtemps intérêt à souligner les menaces auxquelles il est confronté afin de maximiser l’aide de ses alliés. 

La Jordanie est un État pauvre qui dépend fortement de l’aide étrangère, notamment de son plus grand donateur, les États-Unis, qui fournit jusqu’à 1,65 milliard de dollars par an.

Comme le montre Jillian Schwedler dans son excellent livre Protesting Jordan, compte tenu de son importance stratégique à la fois pour l’Occident et pour le Golfe, une Jordanie « au bord du gouffre » est mieux placée pour obtenir l’aide de ses alliés.

Même si les manifestations et l’intérêt de l’Iran pour la Jordanie causent certainement des maux de tête à Amman, il reste à mesurer à quel point cela représente une menace pour le régime jordanien au pouvoir.

Christopher Phillips est maître de conférences en relations internationales à la Queen Mary University de Londres, dont il est également vice-doyen. Il est l’auteur de The Battle for Syria: International Rivalry in the New Middle East (Yale University Press) et coéditeur de What Next for Britain in the Middle East (IB Tauris).

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

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