Guerre à Gaza : la Jordanie accusée d’aider Israël à briser le blocus de la mer Rouge
Des informations selon lesquelles les Émirats arabes unis (EAU) feraient parvenir des marchandises à Israël via la Jordanie en empruntant une nouvelle route terrestre qui évite le risque d’attaques en mer Rouge ont attisé la colère dans la rue jordanienne.
Des centaines de Jordaniens ont manifesté pour exiger la fin de ce qu’ils appellent « le pont terrestre sioniste » visant à contourner l’impact des attaques contre les navires à destination des ports israéliens par le mouvement yéménite Ansar Allah, mieux connu sous le nom de Houthi, aligné sur l’Iran.
À la mi-décembre, les médias israéliens ont rapporté l’arrivée du premier lot de marchandises commerciales de produits frais vers Israël en provenance des Émirats via une nouvelle route alternative qui passe par l’Arabie saoudite et la Jordanie en deux jours.
Le gouvernement jordanien a depuis tenté à plusieurs reprises de réfuter ces informations, les qualifiant de désinformation. Cependant, un reportage récent de la Treizième chaîne israélienne a provoqué la colère en Jordanie.
Le 31 janvier, la chaîne a diffusé des interviews de chauffeurs de camions en provenance des Émirats arabes unis transportant des marchandises pour Israël ainsi que des images prises par drone de dizaines de camions commerciaux garés au poste frontière qui relie la Jordanie à Israël, dans la vallée du Jourdain.
Depuis le 19 novembre, le mouvement Houthi, qui contrôle une grande partie du Yémen, a lancé une série de drones explosifs et de missiles sur des navires commerciaux en mer Rouge, l’une des principales routes maritimes au monde, en réponse à la campagne militaire israélienne à Gaza.
Depuis le début des attaques, le seul port israélien sur la mer Rouge, Eilat, a connu une diminution de 85 % de son activité maritime, a indiqué son directeur général en décembre.
Briser le siège
Lors d’une manifestation samedi soir près de l’Université de Jordanie, des dizaines d’étudiants ont formé une chaîne humaine et brandi des pancartes dénonçant le transport de marchandises vers Israël « à l’heure des massacres » ainsi que l’inaction des pays arabes face au siège de Gaza, où la population est confrontée à une famine catastrophique.
« Nous nous mobilisons aujourd’hui pour bloquer la route terrestre qui sauve l’ennemi sioniste du siège de la résistance en mer Rouge, où la souveraineté arabe est revenue grâce à des mains arabes », déclare à Middle East Eye Hamzah Khader, membre du mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) en Jordanie.
« Nous exigeons que les marchands de légumes jordaniens aient l’interdiction d’exporter des produits vers Israël pour sauver son économie, qui a été détruite par la résistance et la ténacité de la population de Gaza. »
Des manifestations rassemblant des centaines de personnes ont également eu lieu vendredi dernier dans le centre-ville d’Amman et d’autres villes jordaniennes comme Irbid, Aqaba, Karak et Zarka.
Les manifestants ont scandé des slogans appelant le gouvernement jordanien à rompre ses relations avec Israël, annuler les accords gaziers avec le pays et empêcher le passage de tout camion en provenance des États du Golfe vers Israël.
Des Jordaniens ont également lancé une campagne en ligne avec le hashtag arabe Pont terrestre jordanien vers Gaza, appelant le gouvernement à envoyer une aide humanitaire à l’enclave assiégée.
Khaled al-Juhani, directeur du bureau du Bloc de la réforme au Parlement jordanien, affilié au parti Front d’action islamique, a déclaré que son groupe avait interrogé le gouvernement sur le pont terrestre, le nombre de camions passés en Israël via la Jordanie depuis le début de la guerre à Gaza le 7 octobre et la valeur des exportations du royaume vers Israël.
« Nous exigeons que les marchands de légumes jordaniens aient l’interdiction d’exporter des produits vers Israël pour sauver son économie, qui a été détruite par la résistance et la ténacité de la population de Gaza »
- Hamzah Khader, membre du mouvement BDS
D’après Juhani, le Premier ministre Bisher al-Khasawneh, lors de discussions avec les représentants du Bloc de la réforme, n’a pas nié explicitement l’existence d’un pont terrestre, affirmant qu’une route reliant les pays arabes à Israël existait bien avant le 7 octobre.
« Cela va à l’encontre des revendications des manifestants qui appellent à lever le siège de Gaza, et non celui d’Israël », a commenté Juhani.
Plus de 27 700 Palestiniens ont été tués à Gaza et plus de 67 100 autres blessés depuis qu’Israël a lancé une campagne terrestre et aérienne contre la bande côtière en représailles à une attaque menée par le Hamas sur son sol le 7 octobre.
Déni jordanien
Au cours d’un conseil des ministres, Bisher al-Khasawneh a fermement nié les informations selon lesquelles des expéditions en provenance des Émirats arabes unis transiteraient par son pays, les qualifiant de mensongères.
« Nous avons entendu et entendons de nombreuses distorsions, désinformations et mensonges sur les activités qui se dérouleraient en Jordanie et dans tout [le pays] et pourraient fournir une couverture ou un soutien à la poursuite de la machine à tuer que nous œuvrons avec diligence et sérieux à arrêter », a affirmé le Premier ministre.
L’agence de presse officielle jordanienne Petra a cité des sources du ministère des Transports et de celui de l’Industrie et du Commerce démentant également ces allégations.
« Les informations qui circulent, attribuées aux médias et réseaux sociaux hébreux, concernant l’existence d’un pont terrestre alternatif vers la mer Rouge, passant par les ports de Dubaï, l’Arabie saoudite et la Jordanie, pour transporter des marchandises vers Israël sont totalement fausses », a insisté l’une des sources.
Le chef du Syndicat jordanien des propriétaires de camions, Mohammad al-Dawad, accuse pour sa part Israël de diffuser de la propagande visant à saper « la position jordanienne forte », tant officielle que populaire, en soutien à Gaza.
« Nous ne serons en aucun cas un transporteur pour Israël. Tous les chauffeurs de camion sont pour la cause palestinienne et dans la même tranchée que les habitants de Cisjordanie et de Gaza, et nous ne soutiendrons pas l’occupation en aidant Israël », affirme-t-il à MEE.
Néanmoins, des photos publiées sur les réseaux sociaux israéliens semblent montrer des légumes d’origine jordanienne sur les marchés israéliens, portant des autocollants d’une entreprise jordanienne située dans la capitale Amman et dans la région frontalière de la vallée du Jourdain.
Middle East Eye a tenté de contacter la société dont le nom apparaît sur les autocollants, en vain.
« Ceux qui exportent vers les occupants sont des courtiers qui n’ont rien à voir avec l’association, laquelle rejette cette affaire », indique à MEE le président de l’Union coopérative des exportateurs jordaniens de produits agricoles, Suleiman al-Hiyari.
« Ce sont des intermédiaires qui achètent les produits des agriculteurs sur le marché, l’agriculteur ignore où cet intermédiaire les revend plus tard. »
Le ministre de l’Agriculture, Khaled Hanifat, s’en est pris quant à lui aux marchands de légumes jordaniens qui exportent leurs produits vers Israël : « Il n’existe aucun mécanisme juridique qui empêche les marchands de légumes d’exporter vers Israël, mais nous leur disons : ‘’Dans ces circonstances, honte à vous’’. »
Selon le ministère jordanien de l’Agriculture, les exportations totales de légumes de la Jordanie vers Israël s’élèvent à 1 300 tonnes par mois sur un total de 12 500 tonnes de légumes exportés.
Middle East Eye a contacté le porte-parole du gouvernement jordanien, Muhannad al-Mubaidin, mais n’avait reçu aucune réponse au moment de la publication.
Des centaines d’activistes propalestiniens arrêtés
Alors que la guerre à Gaza est un sujet extrêmement sensible en Jordanie, où la pression populaire s’intensifie sur le roi Abdallah II, allié des États-Unis, pour qu’il prenne des mesures contre Israël, un rapport publié par Human Rights Watch (HRW) ce mardi 6 février accuse les autorités d’arrêter et de harceler de nombreux Jordaniens engagés dans des activités propalestiniennes depuis octobre 2023, recourant parfois à une nouvelle loi sur la cybercriminalité jugée répressive.
Selon l’ONG, depuis le 7 octobre, des milliers de Jordaniens ont participé à des manifestations pacifiques dans tout le pays en solidarité avec les Palestiniens de Gaza. Mais des avocats jordaniens de détenus ont déclaré à Human Rights Watch que les autorités avaient très probablement arrêté des centaines de personnes pour leur implication dans les manifestations ou leur activisme en ligne.
D’après Human Rights Watch, les autorités ont porté plainte contre quatre militants en vertu de la nouvelle loi sur la cybercriminalité, notamment Anas al-Jamal, un militant de premier plan, et Ayman Sandouka, secrétaire d’un parti politique.
« Les autorités jordaniennes bafouent le droit à la liberté d’expression et de réunion dans le but de réprimer l’activisme lié à Gaza », a déclaré Lama Fakih, directrice de la division Moyen-Orient de Human Rights Watch.
« Les récentes assurances du gouvernement selon lesquelles la nouvelle loi sur la cybercriminalité ne serait pas utilisée pour porter atteinte aux droits se sont effondrées en moins de deux mois lorsque les autorités l’ont utilisée contre des Jordaniens pour étouffer leur militantisme. »
Le Parlement jordanien a adopté cette loi sur la cybercriminalité en août, faisant fi des critiques et contournant les consultations avec des experts ou la société civile. Selon l’organisation de défense des droits humains, la loi sape davantage la liberté d’expression dans le pays, menace le droit à l’anonymat des internautes et introduit une nouvelle autorité visant à contrôler les réseaux sociaux, faisant encourir le risque d’un renforcement de la censure.
« Ces dernières années, la Jordanie a été le témoin d’un rétrécissement de l’espace civique, car les autorités persécutent de plus en plus les citoyens engagés dans des organisations pacifiques et les dissidents politiques, utilisant pour ce faire des lois vagues et abusives qui criminalisent la parole, l’association et le rassemblement », estime HRW.
Traduit de l’anglais (original).
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