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Jordanie : des journalistes qui dénoncent la corruption muselés par les lois sur la cybercriminalité

Une bonne partie de la presse et de nombreux citoyens lambda sont contraints de se censurer alors que des milliers de personnes se retrouvent devant les tribunaux pour avoir exprimé leur opinion sur les réseaux sociaux
Des activistes politiques devant le café de Kameel al-Zoubi dans le quartier de Ramtha, réunis pour acheter des boissons en signe de soutien au propriétaire emprisonné (MEE/Jahid Abu Baidar)
Des activistes politiques devant le café de Kameel al-Zoubi dans le quartier de Ramtha, réunis pour acheter des boissons en signe de soutien au propriétaire emprisonné (MEE/Jahid Abu Baidar)
Par Mohammad Ersan à AMMAN, Jordanie

Un café dans le district de Ramtha, à 80 km au nord d’Amman, est soudainement devenu la Mecque des activistes et individus souhaitant faire preuve de solidarité avec son propriétaire emprisonné et son fils, qui a repris le flambeau.

Kameel al-Zoubi a été arrêté le 24 octobre pour avoir publié sur sa page Facebook que l’épouse du Premier ministre jordanien Bisher Khasawneh était rémunérée 5 000 dinars jordaniens (6 100 euros) par une agence officielle. 

Khasawneh a déposé plainte sur la base de la loi sur la cybercriminalité, déclarant au tribunal que le message de Zoubi « l’avait blessé moralement et psychologiquement » et qu’il « contenait également de fausses informations ».

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Le 31 octobre, des activistes ont organisé un sit-in devant la prison de Marka pour exiger la libération de Zoubi.

Ce dernier n’est que l’un des activistes politiques, journalistes et citoyens lambda qui se sont retrouvés par centaines en prison, ou devant un juge, pour leurs publications sur les réseaux sociaux, qui reflètent leurs opinions politiques.

Le Centre national des droits de l’homme, une agence semi-gouvernementale, a déclaré dans son rapport annuel 2020 que « la détention d’individus pour leurs opinions perdur[ait] ».

Publié fin octobre, ce rapport indique que « certains sont détenus à cause de la liberté d’expression sur des sujets qui ont une incidence directe sur le coronavirus ».
 
Le maintien en détention se fonde sur l’article 11 de la loi sur la cybercriminalité, en vertu duquel on compte en 2020 un nombre sans précédent de 2 140 affaires, contre 982 en 2019.

L’article 11 de la loi de 2015 stipule que « quiconque publie ou partage intentionnellement des déclarations ou des informations sur internet, y compris la diffamation, la calomnie ou le dénigrement de quiconque, encourt au moins trois mois de prison et une amende comprise entre 100 dinars jordaniens [120 euros] et 1 000 dinars [1 200 euros].

Bâillonner ceux qui veulent s’exprimer

« Il y a des abus dans l’application de la loi sur la cybercriminalité, qui est utilisée pour bâillonner ceux qui veulent s’exprimer », déclare à Middle East Eye Ahmad Hassan al-Zoubi, écrivain satirique et parent éloigné de Kameel.

« Avant cette loi, j’écrivais beaucoup de critiques de la corruption sans aucun problème. Aujourd’hui, je dois me demander : est-ce que cela conduira à ma condamnation si l’affaire est portée devant un juge ? », explique-t-il. Il est actuellement impliqué dans dix-neuf affaires, dont quatorze fondées sur la loi sur la cybercriminalité.

Alors que Kameel reste en prison, son fils Bassam satisfait les clients en leur fournissant du café chaud au détriment de ses études (MEE/Jahid Abu Baidar)
Alors que Kameel reste en prison, son fils Bassam satisfait les clients en leur fournissant du café chaud au détriment de ses études (MEE/Jahid Abu Baidar)

« La plupart des affaires portées contre moi le sont par des agences gouvernementales. Dans les autres cas, j’ai été innocenté. »

Ahmad Hassan al-Zoubi estime que Kameel avait le droit d’évoquer le sujet. « En Jordanie, nous avons de nombreuses histoires dans lesquelles des fils, des épouses et d’autres membres de la famille de hauts fonctionnaires sont devenus riches en exploitant les fonctions de leurs proches », explique-t-il. 

« Peut-être que ce que Kameel a écrit n’était pas étayé par des documents, mais était-il nécessaire de recourir à un tel abus de pouvoir avant l’enquête ?

« Si les forces de sécurité ont fait irruption dans leur magasin, c’est parce qu’il est un opposant politique au Premier ministre. »

Décret

Les lois jordaniennes sont pleines de formulations vagues concernant des crimes tels que « tentative de détruire le régime » ou « provocation de frictions entre les composantes du peuple jordanien », ainsi que le crime de lèse-majesté, c’est-à-dire d’offense à la dignité du roi.  

La flexibilité de leur interprétation a également contribué à l’emprisonnement d’activistes politiques, d’enseignants et de syndicalistes indépendants, envoyés devant les tribunaux de sûreté de l’État pour avoir simplement exprimé leurs opinions sur les réseaux sociaux ou pour avoir manifesté pacifiquement.

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Pendant ce temps, les restrictions à la liberté d’expression n’ont fait que se multiplier depuis le début de la pandémie de COVID-19.

Le décret n° 8, pris en avril 2020 dans le cadre de l’état d’urgence en Jordanie, interdit « la publication, la réédition ou la diffusion de toute information sur l’épidémie qui vise à terrifier les gens ou provoquer la panique parmi eux via les médias, le téléphone ou les réseaux sociaux ». 

Ce décret prévoit des peines jusqu’à trois ans d’emprisonnement, une amende de 3 000 dinars (3 700 euros) ou les deux.

« Le décret numéro huit a alourdi les peines, notamment contre quiconque est accusé d’avoir lancé une rumeur », explique Nidal Mansour, fondateur du Centre pour la défense et la protection des journalistes (CDPJ).

« Cela a créé une pression sans précédent sur les médias et a forcé beaucoup de gens à réfléchir à deux fois avant de publier quoi que ce soit, surtout si de telles informations contredisent la ligne officielle concernant le virus, le nombre de cas, etc. »

La CDPJ a publié un rapport intitulé « Restricted Media » dans lequel Mansour écrit : « Après des années d’intervention directe, les médias se sont réorganisés et les équipes éditoriales (rédacteurs en chef, directeurs de rédaction, journalistes et rédacteurs) font maintenant tout le travail lourd de pré-publication, examinant ce qui sera publié, afin de supprimer tout ce qu’ils considèrent comme étant en contradiction avec la ligne et l’orientation du gouvernement. »

« Patrouilles sur internet »

Il y a environ 9,4 millions d’internautes en Jordanie, dont 6,3 millions disposant de comptes Facebook.

En juillet, le gouvernement a annoncé des « patrouilles sur internet » pour garder un œil sur le contenu publié sur les réseaux sociaux. 

Les patrouilles se composent d’agents de sécurité qui surveillent ce qui est écrit sur les réseaux sociaux, puis effectuent un suivi auprès des auteurs s’ils estiment qu’un crime a été commis.

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Facebook est utilisé par de nombreux opposants politiques en Jordanie, qui trouvent que son flux vidéo en direct est un outil parfait pour critiquer le gouvernement et parfois le roi. 

La détérioration continue de l’économie a entraîné une flambée de l’utilisation des flux en direct.

Au cours des derniers mois, le gouvernement a décidé d’annuler cette couverture, y compris les flux de protestations du syndicat des enseignants et les manifestations sur l’affaire du prince Hamza et les Pandora papers

La Jordanie a également bloqué l’application Clubhouse.

Examen gouvernemental

Le mois dernier, le roi Abdallah II a demandé au gouvernement d’étudier toutes les condamnations pour lèse-majesté afin d’accorder la grâce royale à de nombreux condamnés.

Fin octobre, le gouvernement a également promis qu’il « réviserait la loi sur la cybercriminalité » dans une déclaration faite par le nouveau ministre en charge des médias et le porte-parole du gouvernement, Faisal Shboul.

Ce dernier a déclaré aux journalistes que « le gouvernement a[vait] établi un projet préliminaire pour réviser toute la législation qui réglemente le travail des médias en coopération avec l’Association de la presse jordanienne »

« Cela inclut la loi sur la cybercriminalité », a-t-il précisé.

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Khalid Khlaifat, un avocat spécialisé dans les affaires d’édition et de publication, y compris les cybercrimes, estime qu’il faut revoir totalement la loi sur la cybercriminalité et demande son remplacement plutôt que sa modification. 

Selon lui, beaucoup de questions devraient être abordées dans toute nouvelle loi et beaucoup d’autres nécessitent un texte totalement nouveau.

« Un examen de ce qui existe actuellement dans la loi sur la cybercriminalité et la loi sur les télécommunications est nécessaire afin que les internautes et les médias sachent quelles sont les limites de ce qu’ils peuvent faire légalement sur internet », explique-t-il à MEE.

« Guerre contre les journalistes »

Nidal Salameh est un journaliste qui attend toujours le résultat d’une action intentée contre lui par le gouvernement et certains de ses ministres. 

Dans un tweet de 2020, Salameh avait appelé le ministre de l’Intérieur à mettre fin au traitement autoritaire infligé aux enseignants, dont les manifestations avaient été violemment dispersées.

Il confie à MEE : « Utiliser la loi pour supprimer les libertés est devenu une épée contre le cou des journalistes qui veulent publier des critiques documentées. » 

« Utiliser la loi pour supprimer les libertés est devenu une épée contre le cou des journalistes qui veulent publier des critiques documentées » 

- Nidal Salameh, journaliste

« C’est une guerre contre les journalistes et les activistes, il faut que tous les journalistes s’unissent et réclament l’abolition de cette loi qui entrave les efforts visant à dénoncer la corruption. » 

« J’ai été en prison pendant un mois et cinq jours pour une affaire qui était bien documentée et j’ai été libéré grâce à une amnistie générale. 

« Cette restriction est contraire aux désirs du roi lorsque ce dernier avait demandé un effort conjoint pour lutter contre la corruption. »

Les partis jordaniens ont appelé à une manifestation contre le gouvernement le 12 novembre après la prière du vendredi devant la mosquée du roi Hussein à Amman. 

Parmi leurs revendications figure la suspension de la loi sur la défense, y compris le décret n° 8.

En attendant, Kameel est toujours en prison et son fils Bassam satisfait les clients en leur fournissant du café chaud au détriment de ses études. Ses soutiens savent qu’ils ne peuvent pas faire grand-chose pour aider, alors ils achètent du café en signe de solidarité avec son père emprisonné.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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