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« J’en perds le sommeil » : les Jordaniens s’alarment de la flambée du chômage causée par le coronavirus

Le gouvernement jordanien est critiqué pour sa gestion des répercussions de la pandémie de COVID-19 sur l’économie déjà en difficulté du royaume
Un employé municipal désinfecte une pharmacie de la capitale jordanienne Amman dans le cadre des mesures prises contre la propagation du coronavirus, le 21 mars 2020 (AFP)
Par Mohammad Ersan à AMMAN, Jordanie

« Chaque jour, j’ai peur de perdre mon emploi. » Bilal Abu Mustafa, ouvrier dans une usine de textile du nord de la Jordanie, exprime l’anxiété que beaucoup ressentent dans le pays, où la menace du chômage plane sur des milliers de personnes.

Abu Mustafa est l’un des 300 employés d’une usine d’Irbid qui a subi de lourdes pertes à cause du coronavirus et dont les emplois ont été sauvés de justesse par le ministère du Travail, qui a interdit les licenciements en vertu d’une loi promulguée en mars pour aider le royaume à contenir la propagation de la pandémie.

« Le coronavirus a aggravé une situation déjà mauvaise »

- Bilal Abu Mustafa, ouvrier

« C’est le seul revenu de ma famille. Le manque de travail en Jordanie m’inquiète tellement que j’en perds souvent le sommeil », confie cet homme de 39 ans qui vit avec sa famille dans le camp de réfugiés palestiniens d’al-Husn.

« Le coronavirus a aggravé une situation déjà mauvaise. »

Le chômage est en effet une préoccupation majeure en Jordanie depuis des années. En 2018, des centaines de jeunes mécontents organisaient un sit-in devant le palais royal à Amman pour protester contre les politiques économiques ayant conduit à la généralisation du chômage dans le pays.

Et l’année dernière, le roi Abdallah II a déclaré au New York Times que la question du chômage des jeunes l’empêchait de dormir la nuit.

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Aujourd’hui, l’avenir de l’économie jordanienne semble plus incertain que jamais alors que la pandémie de COVID-19 aggrave la crise de l’emploi.

Le Jordan Labor Watch, une organisation locale à but non lucratif, prédit qu’environ 140 000 emplois formels disparaîtront du marché, ce qui constituerait 10,5 % des 1,35 million d’emplois existants dans les secteurs privé et public.

Le chômage chez les Jordaniens, cependant, ne se limite pas au marché local.

Licenciements dans le Golfe

Des milliers de Jordaniens travaillant dans le Golfe devraient également perdre leur emploi en raison de la baisse des revenus pétroliers. Avec un total de 420 000 personnes, les expatriés jordaniens en Arabie saoudite représentent à eux seuls 40 % des près d’un million de Jordaniens travaillant à l’étranger.

En mars, Ahmad al-Hatteh, un Jordanien qui travaille en Arabie saoudite, a aidé à lancer une campagne visant à aider les Jordaniens qui ont perdu leur emploi et n’arrivent plus à joindre les deux bouts.

Hatteh lui-même a été contraint de prendre un congé sans solde de trois mois lorsque les restrictions relatives au coronavirus ont conduit à la fermeture d’entreprises dans le royaume saoudien.

Parmi ceux qui se sont inscrits à son initiative, il recense 1 800 Jordaniens qui n’ont pas les moyens de payer leur loyer.

« Les choses sont de plus en plus difficiles pour les Jordaniens, car beaucoup sont licenciés aux Émirats et notre gouvernement n’a rien fait pour eux »

- Hassan Sitan, chauffeur de taxi

« Nous devons littéralement collecter de l’argent afin d’acheter de la nourriture pour certains et nous avons loué un appartement pour trois travailleurs qui dormaient dans la rue », détaille-t-il à Middle East Eye.

Lors d’une conférence de presse sur les efforts déployés pour rapatrier 6 000 Jordaniens ayant perdu leur emploi dans le Golfe, le ministre jordanien des Médias, Amjad Adaileh, a indiqué que le gouvernement ne disposait pas de données chiffrées précises concernant le nombre d’expatriés jordaniens qui avaient récemment perdu leur emploi.

« Nous n’avons pas de statistiques […] Mais sous la direction de Sa Majesté le roi, nous essayons de ramener ceux qui ont perdu leur travail et se sont retrouvés complètement sans le sou », a-t-il déclaré.

« Nous continuons de développer des plans pour en rapatrier davantage », a ajouté le ministre, précisant que le programme de rapatriement des travailleurs était toujours à l’étude.

« Une fois que nos fils bien-aimés seront de retour, nous savons qu’ils ont des compétences importantes et espérons que leurs contributions pourront être incorporées dans les prochains jours pour aider à la renaissance de la Jordanie. »

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Les statistiques de la banque centrale jordanienne montrent que les envois de fonds de l’étranger durant le premier trimestre 2020 s’élevaient à 846 millions de dollars, soit une baisse de 5,4 % par rapport à l’année précédente.

Le département central des statistiques du gouvernement a enregistré une augmentation marquée du chômage au premier trimestre 2020 – avant que la pandémie ne frappe le royaume – atteignant 19,3 % contre 18,6 % fin 2019.

Salameh Dirawwi, analyste économique et rédacteur pour le site d’information Al-Maqar, explique que compte tenu des statistiques du premier trimestre et des dommages causés par le coronavirus, la prochaine phase devrait être « terrifiante ».

« Le plus gros problème auquel la Jordanie est confrontée est la forte augmentation du nombre de Jordaniens au chômage », déclare-t-il à Middle East Eye.

« Il s’agit d’un énorme problème économique, social et politique qui a été exacerbé par la pandémie. »

Ressentiment des tribus

Le chômage des jeunes en Jordanie, en particulier parmi les familles tribales, risque également de provoquer un mécontentement supplémentaire à l’égard de la monarchie et du gouvernement au sein de cette communauté.

« Le gouvernement observe ce cauchemar comme s’il observait une tornade dans un autre pays »

- Salameh Dirawwi, analyste

Les tribus ont toujours été une source fondamentale de soutien pour les dirigeants jordaniens. Or, au cours des dix dernières années, les personnalités et familles tribales ont été marginalisées parallèlement à la crise économique, ce qui a amené certaines d’entre elles à se tourner vers l’opposition.

Si le gouvernement du Premier ministre Omar al-Razzaz a été félicité pour ses actions rapides en vue d’endiguer la propagation du virus, il a cependant essuyé de nombreuses critiques pour sa gestion des retombées économiques de la pandémie.

« Le gouvernement observe ce cauchemar comme s’il observait une tornade dans un autre pays », commente Dirawwi.

Selon l’analyste, le pire est à venir : le chômage devrait augmenter dans les prochains mois pour différentes raisons, notamment le retour des expatriés, alors que les pays du Golfe, aux prises avec leurs propres problèmes économiques causés par le virus, se séparent d’un plus grand nombre de travailleurs étrangers.

« Nous ne sommes pas sûrs de ce qui va se passer, mais le retour de milliers de personnes du Golfe posera un énorme problème. »

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Hassan Sitan, chauffeur de taxi dans la capitale Amman, s’inquiète pour son fils, qui travaille comme électricien dans l’émirat de Charjah, aux Émirats arabes unis (EAU).

Le sexagénaire raconte qu’après avoir été au chômage pendant longtemps, son fils avait finalement – avec beaucoup de difficultés – trouvé du travail dans une entreprise de construction aux EAU.

À présent, la famille attend la réouverture de l’aéroport pour qu’il puisse revenir.

« Quand il reviendra, je n’ai aucune idée de ce qu’il fera. Mon fils cherche à se bâtir un avenir, à se marier et fonder une famille », confie-t-il à MEE.

« Mais les choses sont de plus en plus difficiles pour les Jordaniens, car beaucoup sont licenciés aux Émirats et notre gouvernement n’a rien fait pour eux. »

Traduit de l’anglais (original).

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