Après un confinement « parmi les plus stricts au monde », la Jordanie maîtrise la pandémie
Les chiffres sont flatteurs. Au cours des dix derniers jours, la Jordanie n’a enregistré que deux nouveaux cas de coronavirus, après une semaine sans aucune nouvelle infection. Deux mois après l’apparition du premier cas dans le pays début mars, la Jordanie compte 473 cas de personnes infectées, dont 58 encore actifs.
Le pays est beaucoup moins touché que ses voisins et que tous les autres pays du Moyen-Orient, à l’exception du Yémen, de la Libye ou de la Syrie, des pays en guerre où les chiffres sont peu transparents – et les tests quasi inexistants.
Au bout de 40 jours de confinement, le royaume hachémite retrouve peu à peu la normalité.
Mercredi, tous les secteurs économiques ont été autorisés à reprendre leur activité, à l’exception des restaurants et des cafés, qui pourront toutefois proposer leurs services par livraison à domicile. Écoles, universités, centres culturels ou salles de sport devront encore attendre un peu, au moins jusqu’à la fin du Ramadan, pour lever le rideau.
« Le roi a ordonné l’un des couvre-feu les plus stricts de la région, et même du monde. Il a approuvé une loi d’urgence donnant des pouvoirs extraordinaires au gouvernement, sans limitation de temps. La priorité a été donnée dès le départ à la santé, afin de ne pas submerger un système de soins déjà fragile », explique à Middle East Eye l’analyste politique et journaliste Osama Sharif.
En effet, la monarchie n’a pas badiné avec le coronavirus. Le 21 mars, à 7 h du matin, des sirènes retentissantes ont tiré de leur sommeil les Jordaniens. La veille, le Premier ministre leur avait annoncé sans préavis un couvre-feu intégral, alors que le pays comptait 70 cas de contamination au coronavirus.
Le gouvernement a agi très rapidement : dès la mi-mars, la Jordanie a commencé par suspendre les vols internationaux, a fermé les écoles, les universités et toutes les administrations publiques.
Le pays a, dans la foulée, suspendu les prières dans les mosquées et mis en quarantaine 5 800 personnes, dont de nombreux touristes dans des hôtels de luxe au bord de la mer Morte.
La Jordanie a aussi interdit les transports entre les différents gouvernorats, isolé Amman et Irbid, la deuxième ville la plus peuplée du pays, devenue un foyer de l’épidémie à la suite de l’organisation d’un mariage.
« En rentrant dans notre pays, nous devrons subir dix-sept jours de quarantaine dans un hôtel à 100 dollars la nuit, puis porter un bracelet électronique avec GPS à domicile pendant deux nouvelles semaines »
- Amina, Jordanienne vivant aux États-Unis
Rien n’a été laissé au hasard : le royaume a déployé pas moins de 60 000 policiers et militaires, et a même utilisé des drones pour s’assurer du respect du couvre-feu, lequel a été allégé au bout de cinq jours.
Au total, plus de 18 000 personnes, menacées de peines de prison en cas de violation du confinement, ont été verbalisées ou arrêtées un mois après l’annonce de la loi d’urgence.
Les médias, pourtant peu subversifs, ont été mis au pas : après un reportage sur les conséquences économiques du couvre-feu, deux journalistes ont été arrêtés et la chaîne privée à l’origine du reportage priée de faire ses excuses.
Depuis un décret pris le 15 avril, relayer des informations sur l’épidémie qui pourraient créer la panique sur les réseaux sociaux ou dans les médias peut être puni jusqu’à trois ans de prison, une décision mettant en péril la liberté d’expression dans le pays, selon l’organisation Human Rights Watch.
Le gouvernement a en outre interdit le retour des expatriés, de peur qu’ils relancent la propagation du virus, avant de finalement mettre en place un plan de rapatriement pour 35 000 Jordaniens.
« Les Jordaniens de l’étranger ont été ignorés pendant un mois par le gouvernement, et de nombreux étudiants se sont retrouvés dans des situations très précaires », raconte Amina*, une chercheuse jordanienne basée à New York, qui désespère de pouvoir rentrer dans son pays.
« En rentrant en Jordanie, nous devrons subir dix-sept jours de quarantaine dans un hôtel à 100 dollars la nuit, puis porter un bracelet électronique avec GPS à domicile pendant deux nouvelles semaines », précise la mère de deux enfants.
Des mesures radicales plébiscitées par les Jordaniens
Malgré ces mesures drastiques et des cafouillages pendant les premiers jours, lorsque la distribution du pain par des camions affrétés par l’État a tourné au chaos, les Jordaniens ont largement apporté leur confiance au gouvernement, selon un sondage révélé par le quotidien The Jordan Times quelques jours après les premières mesures.
Traduction : « Le couvre-feu total ne semble pas fonctionner en Jordanie. Le gouvernement a fermé les épiceries et les boulangeries indéfiniment. Aujourd'hui, il a envoyé des camions à pain. C’était censé être du porte-à-porte pour vendre du pain mais les gens étaient impatients et voilà le résultat ! »
« Il n’y a pas eu beaucoup d’opposition à la loi d’urgence, car les Jordaniens ont vu les effets dévastateurs du COVID-19 en Europe, et ne voulaient pas en arriver là », estime Reem al-Masri, journaliste à 7iber, l’un des rares sites journalistiques indépendants du pays.
« Pendant les premières semaines, le gouvernement a été transparent, informant la population avec des briefings quotidiens, et a su rapidement ajuster ses décisions après avoir reconnu ses erreurs. C’est nouveau », poursuit la journaliste.
« Il n’y a pas eu beaucoup d’opposition à la loi d’urgence, car les Jordaniens ont vu les effets dévastateurs du COVID-19 en Europe, et ne voulaient pas en arriver là »
- Reem al-Masri, journaliste
« Mais sa stratégie confuse de déconfinement et les informations contradictoires qui ont circulé sur les tests et les mesures d’isolement pour les personnes infectées ont été critiquées par la suite », nuance-t-elle.
Depuis deux ans et les manifestations de l’été 2018, où les Jordaniens étaient descendus dans la rue pour protester contre une réforme fiscale portée par l’ancien Premier ministre Hani Moulki, le nouveau gouvernement, dirigé par Omar Razzaz, n’a jamais convaincu. Il a même dû être remanié à trois reprises.
À l’automne 2019, à la suite de promesses non tenues, les enseignants ont paralysé le système scolaire pendant cinq semaines pour obtenir la revalorisation de leurs salaires, finissant par obtenir gain de cause.
Un sondage effectué en novembre dernier par l’IRI (International Republican Institute) concluait que 66 % des Jordaniens estimaient que « le gouvernement allait dans la mauvaise direction ».
« Les conditions sociales et économiques n’ont fait que se dégrader depuis deux ans », explique à MEE Ahmad Awad, directeur du Centre Phénix des études économiques et informatiques.
« Le système fiscal reste profondément inégalitaire, reposant sur les taxes indirectes comme la TVA et, avant la pandémie, le chômage touchait 19 % de la population active. »
Pour l’économiste Laith al-Ajlouni, le gouvernement avait cependant amorcé des réformes ces derniers mois.
« Une série de mesures avait été annoncées pour stimuler l’emploi et la croissance, qui était début 2020 estimée à 2,2 % selon le FMI [Fonds monétaire international], mais tout a dû être abandonné depuis l’émergence de la pandémie. »
L’institution internationale estime désormais que l’économie jordanienne entrera en récession cette année (-3,7 %), mais reste optimiste pour 2021.
Le casse-tête des travailleurs informels
La dégradation de la situation économique inquiète de nombreux Jordaniens.
« Selon les statistiques officielles, 52 % des travailleurs opèrent dans le secteur informel. Ils ont dû arrêter leurs activités, sans pouvoir bénéficier des aides apportées par la Sécurité sociale, car ils n’y sont pas enregistrés. Le secteur du tourisme, qui employait près de 150 000 personnes – directement ou indirectement – a été durement frappé », ajoute Laith al-Ajlouni.
« Les nouvelles dispositions prises dans le cadre de la loi d’urgence ont pénalisé les employés, qui peuvent être payés 70 % de leur salaire, même s’ils ont continué à travailler. Les grosses compagnies ont pu payer l’intégralité des salaires, mais pas la majorité des petites entreprises, qui représentent plus de 90 % du tissu économique », rapporte Ahmad Awad.
« Beaucoup [de réfugiés syriens] sont des travailleurs journaliers et n’avaient plus aucune source de revenus en période de confinement. Nous avons identifié 50 000 familles en situation de grande précarité »
- Lilly Carlisle, porte-parole du HCR en Jordanie
« Les employés qui n’ont pas pu travailler ont vu leur paie divisée par deux, à condition que celle-ci ne soit pas inférieure au salaire minimum », ajoute l’expert.
« Le secteur privé a appelé à la reprise de l’activité, estimant qu’il n’obtenait pas d’aides suffisantes de l’État face à des charges salariales élevées, sans rentrées de fonds », explique pour sa part Osama Sharif.
Le gouvernement a pris plusieurs initiatives pour soutenir les travailleurs informels. Un programme, financé via la Sécurité sociale jordanienne à hauteur de 27 millions de dollars, permettra ainsi de fournir de 70 à 190 dollars par mois en avril à 200 000 familles.
Considéré comme « le plus important jamais réalisé » pour les travailleurs informels, il sera cependant loin d’être suffisant pour combler leurs pertes.
Le confinement a aussi aggravé la situation des 750 000 réfugiés enregistrés dans le pays, dont une immense majorité de Syriens.
« Beaucoup sont des travailleurs journaliers et n’avaient plus aucune source de revenus en période de confinement. Nous avons identifié 50 000 familles en situation de grande précarité, qui recevront des aides supplémentaires », explique Lilly Carlisle, porte-parole du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) en Jordanie.
« Certains n’arrivent plus à acheter des aliments de base ou des médicaments, et ceux qui vivent dans les camps ne peuvent plus emprunter à l’extérieur, car il n’existe aucune liberté de circulation hors des camps. En revanche, les réfugiés peuvent être soignés gratuitement comme des nationaux », poursuit la responsable du HCR.
Un coût très lourd pour l’économie jordanienne
L’addition du confinement pour l’économie jordanienne s’annonce très salée, laissant peu de marges de manœuvre au gouvernement.
« Depuis 2012, la croissance a rarement dépassé les 2 % et la dette publique, qui s’élevait à 96,6 % du PIB avant la crise, va dépasser les 100 % », affirme Laith al-Ajlouni.
« Des dizaines de milliers de personnes ont déjà été licenciées, et le secteur du tourisme, qui représente 12,5 % du PIB, va mettre longtemps à se relever », analyse Ahmad Awad.
Le royaume hachémite survit largement grâce à l’aide extérieure. En juin 2018, pour faire face à la contestation sociale, le gouvernement avait pu appeler à la rescousse les pays du Golfe.
« L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweit avaient renfloué l’économie via des prêts d’une valeur de 2,5 milliards de dollars, mais avec la chute historique des cours du pétrole, il est peu probable qu’ils remettent la main à la poche »
- Ahmad Awad, directeur du Centre Phénix des études économiques et informatiques
« L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweit avaient renfloué l’économie via des prêts d’une valeur de 2,5 milliards de dollars, mais avec la chute historique des cours du pétrole, il est peu probable qu’ils remettent la main à la poche », assure Ahmad Awad.
L’État jordanien vit depuis les années 80 grâce aux perfusions du Fonds monétaire international, à l’origine de la réforme fiscale conspuée en 2018. Fin mars, l’institution internationale a débloqué un plan d’aide de 1,3 milliard de dollars pour la Jordanie, qui a été acté en janvier dernier.
L’Union européenne pourrait prochainement allouer 200 millions d’euros au pays pour l’aider à faire face aux conséquences de la pandémie, tandis que la Banque mondiale a aussi apporté son soutien.
Les bailleurs internationaux sont plus que jamais soucieux d’éviter une ébullition au sein du royaume, garant de la stabilité au Moyen-Orient, alors que la concrétisation de l’annexion d’un tiers de la Cisjordanie par Israël, prévue en juillet, risque de provoquer de fortes tensions dans le pays, où les Palestiniens représentent 60 % de la population.
* Le prénom a été modifié à la demande de la personne interviewée.
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