EXCLUSIF : Des ONG étrangères font secrètement pression sur la Jordanie pour renvoyer leur personnel local malgré la loi
Middle East Eye est en mesure de révéler que depuis plusieurs mois, un groupe d’ONG internationales en Jordanie fait secrètement pression sur le gouvernement – avec l’aide d’une quinzaine d’ambassadeurs étrangers – pour obtenir des exemptions à une loi protégeant les travailleurs contre les licenciements pendant la pandémie de COVID-19.
Après la mise en place d’un confinement strict début 2020, le gouvernement jordanien a adopté plusieurs mesures temporaires pour atténuer les conséquences de la pandémie sur l’économie déjà chancelante du pays.
Un texte de loi, le décret no 6, restreint les baisses de salaires dans le secteur privé tout en soulageant les entreprises et en stipulant que celles-ci doivent garder leurs employés.
« Le personnel considère qu’il devrait bénéficier des mêmes protections que tous les autres salariés jordaniens, en particulier dans des organisations dont les budgets ont augmenté ces deux dernières années »
- Employé d’une ONG internationale
MEE a pu lire une lettre envoyée aux autorités par un groupe baptisé « Jordan INGO Forum » en novembre 2021 et signée par les PDG et directeurs locaux de 31 organisations internationales (dont Oxfam, Action contre la faim, Save the Children, World Vision International et le Conseil norvégien pour les réfugiés). Celle-ci exhorte les autorités à leur permettre de contourner ce décret et à renvoyer leur personnel jordanien.
Ces ONG internationales font valoir qu’elles doivent continuer à payer des salariés pour des contrats à durée déterminée qui s’achèverait avec la fin de la mission de ces salariés. Cependant, les salariés locaux en CDD sont souvent réembauchés immédiatement à la fin du projet pour lequel ils ont été engagés en utilisant l’argent affecté à d’autres projets. Ils enchaînent donc les contrats sans période de chômage.
Le décret no 6 s’applique à tous les salariés qui en sont à leur troisième renouvellement de contrat.
Un employé de l’une des ONG internationales a confié à MEE : « Évidemment, le personnel a peur de perdre son travail en pleine pandémie. Il s’agit de salariés de longue date à leur troisième renouvellement de contrat. Ils considèrent qu’ils devraient bénéficier des mêmes protections que tous les autres salariés jordaniens, en particulier dans des organisations dont les budgets ont augmenté ces deux dernières années. »
Dans cette lettre, que cette même source a partagé avec MEE, les ONG écrivent que certaines dispositions de ce décret sont « intenables pour le secteur non lucratif ».
« Nous sommes dans une position insoutenable », affirment-elles, en ajoutant que l’obligation de « payer le personnel dont les contrats sont échus » signifie qu’environ un million de dollars jordaniens (1,24 million d’euros) n’a pas été affecté aux programmes humanitaires dans le royaume et ailleurs au cours des dix-huit derniers mois.
« Plusieurs ONG sont au bord de la crise financière », ajoutent-elles. « Nous demandons votre soutien pour identifier les solutions aux défis spécifiques auxquels nous sommes confrontés en vertu du décret no 6. »
Interrogées, les ONG signataires n’ont pas fourni à MEE d’information concernant leurs budgets ni précisé quelles sont les ONG en difficulté.
Des chiffres incomplets trouvés sur le site de l’OCHA, l’agence de l’ONU qui coordonne les affaires humanitaires, montre qu’en 2021, les ONG internationales en Jordanie ont perçu plus de 40 millions de dollars.
En 2020, elles ont perçu plus de 67 millions de dollars ; près de 40 millions de dollars en 2019 ; 69 millions de dollars en 2018 et plus de 195 millions de dollars en 2018.
Les signataires de la lettre, dont beaucoup plaident pour la justice économique et la protection sociale, sont les PDG ou directeurs locaux de : Action Aid Arab Region, Action Contre la Faim, AVSI, Blumont, Care USA, Danish Refugee Council, Dignity, Finn Church Aid, Good Neighbors International, Humanity and Inclusion, iMMAP Inc, International Catholic Migration Commission, International Medical Corps, Intersos, Islamic Relief International, Johanniter International Assistance, La Chaine de l’Espoir, Lutheran World Federation, Medair, Mennonite Central Committee, Mercy Corps, Middle East Children's Institute, Norwegian Refugee Council, Oxfam (and Oxfam GB), Save the Children Jordan, Syrian American Medical Society, Terre des hommes Italy, Terre des hommes Lausanne, Vento Di Terra, War Child et World Vision International.
MEE a sollicité chacune de ces ONG internationales, leur demandant pourquoi avoir signé cette lettre, pourquoi ce lobbying n’a pas été rendu public et pourquoi les ONG locales – qui sont également soumises à ce décret – ne sont pas incluses dans cette lettre. MEE n’a reçu aucune réponse avant la publication.
Le Jordan INGO Forum (JIF), présidé par le dirigeant local d’Oxfam, représente 61 ONG au total. MEE croit savoir que certaines ONG internationales qui n’ont pas signé cette lettre ont fait pression contre ces exemptions au décret.
Aucune des ONG internationales, ni le palais royal, le bureau du Premier ministre, le ministère du Travail ou le ministère de la Planification n’a indiqué à MEE si des exemptions avaient été accordées et, le cas échéant, si du personnel avait déjà été renvoyé.
Cependant, MEE a pu voir plusieurs formulaires intitulés « Liste d’employés à renvoyer selon le contrat correspondant » adressés au gouvernement par une ONG internationale demandant la permission de renvoyer les salariés lorsqu’une mission s’achève.
Par ailleurs, dans la lettre de novembre du JIF, elles écrivaient avoir « récemment facilité l’identification des salariés actuellement affectés par le décret » et espéraient « s’assurer que [le] ministère et les responsables reçoivent des informations étayées pour prendre rapidement une décision ».
Le Premier ministre Bishr al-Khasawneh a déclaré dimanche que le décret no 6 resterait en vigueur tant que la pandémie de COVID-19 ne serait pas totalement terminée.
Pression des donateurs
Une quinzaine d’ambassadeurs européens ont également écrit au gouvernement à propos de l’impact du décret no 6 sur les ONG locales et internationales dans une lettre d’août 2021 consultée par MEE.
L’ambassadeur par intérim des Pays-Bas, Dolf Hogewoning, avait écrit au Premier ministre et d’autres ministères que l’obligation de conserver le personnel « après la fin des projets financés par les donateurs […] a un impact négatif drastique sur les opérations fondamentales des organisations non gouvernementales ».
Cette lettre a été écrite au nom des « représentants de la communauté des donateurs » – à savoir les ambassadeurs ou ambassadeurs par intérim de Suède, d’Australie, d’Allemagne, du Royaume-Uni, d’Espagne, du Canada, d’Italie, de Belgique, des États-Unis, de Suisse, de l’Union européenne, du Japon, de France et de Norvège.
« Certaines organisations nous ont informés qu’elles seraient contraintes de cesser leurs opérations en Jordanie si aucune solution n’était trouvée »
- Dolf Hogewoning, ambassadeur par intérim des Pays-Bas
« Certaines organisations nous ont informés qu’elles seraient contraintes de cesser leurs opérations en Jordanie si aucune solution n’était trouvée », avait écrit Hogewoning.
« Nous vous serions donc reconnaissants de votre aide pour trouver des solutions viables rapidement qui permettraient aux ONG de poursuivre leurs opérations de manière durable », ajoutait-il.
Une lettre de suivi envoyée en novembre par la délégation européenne au ministre des Affaires étrangères Ayman Safadi pour le compte des donateurs internationaux indiquait que fin 2021, 269 salariés locaux auraient conservé leur emploi par le décret malgré la fin de leur contrat. Elle précisait que le financement de 150 autres contrats en 2022 n’était « pas garanti ».
Malgré la préservation d’environ 100 000 emplois, le décret no 6 a fait l’objet de critiques en Jordanie.
L’année dernière, l’organisation de défense des droits de l’homme Tamkeen a condamné cette loi « pas claire » et « injuste ». Selon le groupe, elle fait en outre preuve de discrimination à l’encontre des travailleurs migrants, qui en sont exclus.
Contraindre les employeurs à rémunérer des salariés non employés « n’a aucun fondement juridique », a-t-elle ajouté, estimant que le gouvernement avait « dressé employeurs et employés les uns contre les autres ».
Un propriétaire d’hôtel a déclaré à MEE qu’il perdait 60 000 dollars par mois en salaire à cause de ce décret.
La loi ne mentionne pas les travailleurs informels, qui constituent environ 35 % de la main d’œuvre, et sont souvent issus des foyers pauvres.
Comme ses voisins, l’économie de la Jordanie a été particulièrement affectée par le COVID-19.
Un article publié en 2020 par l’International Food Policy Research Institute estimait à plus de 20 % les pertes d’emploi pendant le confinement strict en Jordanie, tandis que les revenus d’un foyer moyen ont fondu d’un cinquième.
La pandémie a également fait décoller le taux de chômage, qui touche désormais environ 25 % de la population. En mai 2021, le chômage des jeunes a atteint un taux pharamineux de 50 %.
Mohammad Ersan a contribué à cet article. Si vous souhaiter transmettre à MEE d’autres informations sur le sujet de manière confidentielle, veuillez contacter Frank Andrews à l’adresse suivante : [email protected]
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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