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Au Liban, la très problématique multiplication des ONG

Avec 5 000 structures pour plus de 6 millions d’habitants, le Liban s’est transformé en «  République des ONG  ». Une omniprésence qui pose de multiples questions, comme celle de la déresponsabilisation de l’État ou encore de l’utilisation opaque de fonds publics
Des volontaires distribuent de l’aide aux personnes touchées par l’explosion dans la zone portuaire de Beyrouth, le 12 août 2020 (AFP/Joseph Eid)
Par Rémi Amalvy à BEYROUTH, Liban

Alarmée par la situation de crise dans laquelle son pays s’enfonce depuis 2019, Gaelle Matar, 24 ans, a fondé avec une dizaine d’amis d’enfance l’association Assistance from a Distance en avril 2020.

Leur objectif : fournir des produits de première nécessité à tous ceux qui le demandent, quelle que soit leur nationalité, qu’ils soient Libanais, réfugiés ou travailleurs étrangers dans le besoin.

Les moyens de l’ONG, qui fonctionne uniquement grâce à des dons privés, sont limités : «  Nous utilisons nos propres voitures pour les livraisons et nous sommes tous bénévoles  », explique leur porte-parole. Depuis, chaque semaine, c’est le même rituel : des véhicules remplis de cartons de nourriture et de produits d’hygiène sillonnent toutes les régions du Liban.

Au pays du Cèdre, associations et ONG sont regroupées sous un seul statut, régi par la loi sur les associations de 1909. Tentant tant bien que mal de combler les lacunes d’un État en pleine crise, elles sont actives dans tous les secteurs – médical, alimentaire, éducatif ou encore agricole.

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Ainsi, on en dénombre près de 5  000 enregistrées – dont environ un millier d’actives – pour une population totale de plus de 6,7 millions d’habitants.

Mais leur omniprésence n’empêche pas la situation du pays d’empirer un peu plus chaque semaine. En outre, en agissant partout et tout le temps, elles tendent, selon certains, à déresponsabiliser une classe politique déjà peu disposée à améliorer les choses.

Un constat qui a sauté aux yeux du monde après l’explosion du port de Beyrouth, où les ONG ont joué les tout premiers rôles. «  Au lendemain du 4 août 2020, l’armée a été la seule entité publique à se mobiliser pour aider à la reconstruction. L’État était aux abonnés absents  », indique à Middle East Eye Clothilde Facon, doctorante en sociologie affiliée à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) à Beyrouth.

La question sensible du financement des ONG

Si travailler grâce à des dons privés, comme le fait Assistance from a Distance, peut être viable pour des petits projets ne concernant que quelques dizaines ou centaines de bénéficiaires, les ONG qui désirent s’agrandir et devenir pérennes ont besoin d’un afflux d’argent régulier.

Cette dépendance financière est vectrice de concurrence entre les structures, dont certaines, de surcroît, proposent des services similaires. « Après l’explosion du 4 août 2020, nous sommes entrés en contact avec de grosses ONG pour voir comment nous pouvions aider », explique Gaelle Matar. « Le manque de communication et de collaboration était flagrant.  »

Une situation loin d’être exceptionnelle. «  Collaborer demande du temps, de l’énergie et des ressources. Les ONG se disputent le même argent », explique à Middle East Eye Mona Fawaz, professeure d’urbanisme à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) et co-autrice d’un article dans la revue de recherche en ligne Beirut Urban Lab sur le risque de transformation du Liban en « République des ONG  ».

«  Seulement 4 % des ONG locales reçoivent des financements internationaux. En plus de les mettre de côté, cette dynamique valorise une forme d’expertise internationale désincarnée, au détriment de la connaissance du terrain »

- Clothilde Facon, doctorante en sociologie

«  Elles sont en concurrence pour l’obtention de fonds privés, ou provenant de pays donateurs et d’institutions internationales. Il serait nécessaire de créer une plateforme de collaboration qui les traiterait équitablement, et en laquelle elles auraient confiance  », poursuit-elle.

Un constat qui est cependant à nuancer, tant l’entraide existe parfois.

Manal Makkieh, fondatrice de Kayani for Palestinian Females Project, une initiative qui œuvre pour l’éducation et l’indépendance des femmes dans les camps de réfugiés palestiniens, explique à MEE : «  En tant que Palestinienne, je ne peux faire enregistrer mon association si je n’ai pas plusieurs Libanais dans mon équipe de direction [selon la loi, 80 % des membres d’une association doivent être libanais afin qu’elle soit considérée comme libanaise et que son enregistrement ne nécessite pas d’autorisation préalable].

« Il me faut aussi un avocat pour les aspects légaux. Le processus passe par plusieurs ministères, cela prend du temps et de l’argent. En attendant, nous collaborons avec des ONG enregistrées. Elles reçoivent nos dons et nous les transmettent.  »

Des médecins dans une clinique mobile détenue par l’ONG libanaise Amel et Médecins du Monde prodiguent des soins le 11 août 2020 aux habitants du quartier de Karantina (AFPAnwar Amro)
Des médecins dans une clinique mobile détenue par l’ONG libanaise Amel et Médecins du Monde prodiguent des soins le 11 août 2020 aux habitants du quartier de Karantina (AFP/Anwar Amro)

Pour une ONG travaillant au Liban, obtenir des financements internationaux – d’un autre pays ou de l’ONU par exemple – représente le Graal absolu.

Mais le chemin est long. Par souci de transparence, d’efficacité et de visibilité, les bailleurs de fonds privilégient les projets de grande envergure, souvent portés par des structures internationalement reconnues, au détriment d’initiatives certes plus modestes mais tout aussi pertinentes.

«  Seulement 4 % des ONG locales reçoivent des financements internationaux », indique Clothilde Facon. « En plus de les mettre de côté, cette dynamique valorise une forme d’expertise internationale désincarnée, au détriment de la connaissance du terrain.  »

Gaelle Matar abonde : «  Après l’explosion, les aides se concentraient sur les produits de première nécessité alors que les gens n’en manquaient pas vraiment.  »

« Nous souhaitons rester indépendants  »

Pour les plus chanceux, le développement peut s’avérer fulgurant.

Après deux ans de préparation, l’ONG libanaise Live Love Recycle s’est lancée en 2017 avec le soutien du gouvernement allemand : 436 volontaires ont alors été recrutés, avec pour objectif de récupérer gratuitement les déchets recyclables des Beyrouthins.

Quatre ans plus tard, la structure se porte bien. «  Nous sommes passés de dix à soixante salariés à temps plein, nous nous sommes déployés à Tripoli et nous couvrons nos frais grâce à la vente de déchets  », indique à Middle East Eye Georges Bitar, son fondateur.

Et si le contrat avec l’Allemagne est désormais terminé, l’ONG bénéficie toujours de dons privés et publics internationaux. «  Sans aide, nous n’aurions pu nous développer, surtout après l’explosion du 4 août et tout le travail de collecte qu’il a fallu effectuer  », ajoute-t-il.

Désormais, Live Love Recycle travaille avec le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et espère s’exporter ailleurs au Moyen-Orient et en Europe.

Des bénévoles et membres de la société civile nettoient les décombres dans une rue de Mar Mikhael à Beyrouth le 6 août 2020 après l’explosion du port (AFPPatrick Baz)
Des bénévoles et membres de la société civile nettoient les décombres dans une rue de Mar Mikhael à Beyrouth le 6 août 2020 après l’explosion du port (AFP/Patrick Baz)

Certaines ONG réussissent toutefois à se développer sans dons publics étrangers.

Depuis l’explosion du 4 août 2020, Baytna Baytak (notre maison est la vôtre) réhabilite les bâtiments touchés. Presque 2 millions de dollars provenant de donateurs privés ont été récoltés jusqu’à présent, selon les informations communiquées par Maroun Karam, son fondateur, à MEE.

«  Nous n’acceptons pas les dons de pays étrangers », ajoute-t-il. « Le collectif à l’origine de Baytna Baytak est issu de la Thawra [''révolution'', le mouvement de protestation initié en 2019], donc nous souhaitons rester indépendants.  » Cependant, pour ses projets futurs, l’ONG est en discussion avec les Nations unies.

Dans le secteur humanitaire, les financements publics demeurent extrêmement importants. En 2020, les offices et agences onusiennes tels que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le Fonds pour lenfance (UNICEF) ou encore le Programme alimentaire mondial (PAM), ont distribué près de 1,5 milliard de dollars d’aides au Liban.

Cet argent a permis le financement de programmes en faveur de la population – en matière de nourriture, de soins, de prévention face au COVID-19 ou encore sur l’épineuse question de l’accès à l’eau potable –, menés directement par les agences, ou délégués à des ONG «  de confiance  ».

« La solution doit venir de l’État »

Alors, quel est le rôle de l’État libanais dans cette dynamique  ?

«  Notre travail est utile, mais la solution doit venir de lui, pas de nous  », confie une source anonyme au sein d’une agence de l’ONU à MEE.

«  La machine humanitaire met sur la touche les services de l’État qui auraient pu servir […] L’accent mis sur l’aspect “humanitaire” sape la possibilité d’un redressement à long terme. Nous devons passer de l’humanitaire au rétablissement national  »

- Mona Fawaz, professeure d’urbanisme

Car cette quasi-saturation d’ONG au Liban pourrait bien s’avérer contre-productive. «  En réalité, la machine humanitaire met sur la touche les services de l’État qui auraient pu servir. Il faudrait collaborer avec ceux encore fonctionnels et renforcer leur rôle », estime Mona Fawaz.

« L’accent mis sur l’aspect “humanitaire” sape la possibilité d’un redressement à long terme. Nous devons passer de l’humanitaire au rétablissement national.  »

Des millions de dollars «  avalés  » par les banques libanaises

Reste la problématique des sommes d’argent considérables disparues en cours de route. En juin dernier, l’agence de presse Reuters a révélé que sur 1,5 milliard de dollars injectés dans l’humanitaire au Liban en 2020, au moins 250 millions avaient été « avalés » par les banques du pays.

En effet, en convertissant les dollars en livres libanaises, les établissements bancaires auraient appliqué un taux peu avantageux par rapport au taux du marché noir, qui constitue la valeur réelle sur laquelle se basent les échanges de devises dans le pays.

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Un «  mal nécessaire  », selon plusieurs sources travaillant dans ce milieu : les agences onusiennes – autant que les ONG qui dépendent d’elles – considèrent qu’elles ne peuvent pas, légalement et éthiquement, échanger des dollars issus de fonds publics en livres via le marché noir.

Conséquence : les banques libanaises sont seules interlocutrices dans l’exercice des échanges de devises.

Depuis peu, selon les sources consultées par MEE, un taux de change « très proche » de celui du marché noir aurait été négocié, et un processus de dollarisation des dépenses serait en cours pour éviter des pertes lors des conversions.

Résultat directe ou indirect de ce problème, les agences et programmes onusiens attendent encore leur financement pour l’année 2021. Ainsi, le HCR et l’UNICEF indiquent à MEE avoir pour l’heure reçu entre 50 et 60 % des plus de 500 millions de dollars qu’ils demandent aux pays donateurs.

De son côté, le «  Plan libanais d’urgence 2021  », coordonné par le Bureau de la coordination des affaires humanitaire de l’ONU, n’a reçu que 13 % des 168 millions de dollars requis.

Enfin, il existe une relative opacité quant à la manière dont les ONG les plus importantes – souvent internationales – utilisent une partie de l’argent qu’elles reçoivent de l’ONU.

Si toutes celles contactées pour cet article étaient loquaces lorsqu’il s’agissait de promouvoir leurs activités, aucune n’a accepté de s’étendre sur la question des financements.

«  Une ONG peut, par exemple, demander 20  000 dollars pour un projet à grande échelle et seulement 5 ou 10 % de cet argent servira à son implémentation. Le reste va payer des plans de communication, des hôtels cinq étoiles, des vols première classe pour les expatriés et leurs familles. Au lieu de laisser la priorité aux locaux, l’ONU et ses ONG partenaires emploient des étrangers qu’elles paient une fortune  »

- Une source travaillant dans l’humanitaire

Selon une source anonyme travaillant dans l’humanitaire depuis plus de trois ans au Liban et consultée par Middle East Eye, loin de bénéficier à la population, une partie non négligeable des financements seraient utilisée en «  frais de fonctionnement  ».

«  Une ONG [locale ou internationale] va par exemple demander 20  000 dollars pour un projet à grande échelle et seulement 5 ou 10 % de cet argent servira à son implémentation. Le reste va payer des plans de communication, des hôtels cinq étoiles, des vols en première classe pour les expatriés et leurs familles. Au lieu de laisser la priorité aux locaux, l’ONU et ses ONG partenaires emploient des étrangers qu’elles paient une fortune  », affirme cette source anonyme.

Aucune ONG partenaire contactée par MEE n’a souhaité s’exprimer sur le sujet, et notamment sur l’obligation ou non de publier des comptes et de ne pas dépasser un certain budget pour les frais de fonctionnement. Les sources onusiennes sont restées évasives, expliquant que dans la mesure où l’argent était public, elles étaient très vigilantes sur la manière dont il était dépensé. Une source associative a confirmé que les grandes ONG subissaient des audit et contrôles réguliers de la part de l’ONU.

Repenser l’humanitaire

Autre conséquence : pour les bailleurs de fonds, il s’avère particulièrement difficile de contrôler les activités d’une petite association peu connue et moins expérimentée. «  Notre argent est public, nous devons rendre des comptes. Nous préférons nous entourer d’ONG reconnues, dans lesquelles nous pouvons avoir confiance  », explique le responsable onusien.

Loin d’améliorer la situation du pays, cette vision perpétuerait un certain statu quo, affirme notre source travaillant dans l’humanitaire. «  Les grosses ONG procèdent toutes de la même manière : elles dressent des cartes des zones en crise, mettent en place des programmes d’évaluation et de suivi des populations. Des processus qui demandent du temps et de l’argent et qu’elles pourraient réaliser collectivement. Mais avoir un rapport annuel plein de cartes, de chiffres et de graphiques, c’est vendeur pour chacune d’entre elles.  »

Toujours selon cette source, les structures plus modestes évoluant au plus près des populations auraient davantage d’impact. «  Une petite association qui fournit quotidiennement une assistance complète à quelques dizaines ou centaines de personnes, c’est indispensable pour cette communauté. Mais ça intéresse moins qu’un programme à grande échelle, qui apporte une aide ponctuelle à des milliers d’individus.  »

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