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Au Liban, la « révolution » veut aussi être « propre »

Le soulèvement populaire libanais inspire de nombreuses initiatives, comme celle de « Muwatin Lebnene », qui veut rendre la « révolution irréprochable » en s’attaquant à l’un des plus grands défis du pays : le recyclage des déchets
Volontaires libanaises de Muwatin Lebnene
Trois volontaires libanaises, membres du collectif Muwatin Lebnene, qui s’emploie à nettoyer et trier les ordures après les manifestations (AFP)
Par Clotilde Bigot à BEYROUTH, Liban

Il est huit heures du matin sur la place des Martyrs, dans le centre-ville de Beyrouth. Il fait chaud et le soleil est levé depuis quelques heures déjà. Le calme sur l’esplanade vide contraste avec l’effervescence de la veille. Les séquelles des manifestations sont encore visibles. Les mégots de cigarette jonchent le sol, les poubelles débordent. Il est temps de nettoyer et, surtout, de trier.

Ils sont une petite dizaine à ramasser les déchets. Armés de gants en plastique, ils récupèrent tout ce qui est recyclable pour que les organisations non gouvernementales spécialisées les récupèrent. Cela évite à Ramco, l’entreprise qui s’occupe de nettoyer les déchets de Beyrouth, de les envoyer, non triés, aux deux grandes décharges à ciel ouvert non loin de la capitale.

Samer Hathout est un habitué. Étudiant de 26 ans à la LAU (Lebanese American University), il devait s’engager auprès d’une organisation non gouvernementale afin de valider son cursus en gestion d’entreprises. Il a choisi Recycle Lebanon, une ONG qui se spécialise dans la réduction des déchets et l’éducation au recyclage.

« Je faisais partie des personnes qui jetaient leurs déchets par terre. Maintenant, je pense que je ne le ferai plus jamais », s’exclame-t-il en souriant.

« Nous voulons montrer au gouvernement que nous pouvons nous débrouiller sans lui. Certaines personnes qui sont contre cette révolution disent que nous sommes sales, nous leur montrons que ce n’est pas le cas. Nous nous souvenons tous de la crise des déchets de 2015, il y avait des ordures partout et l’État n’avait rien fait », explique Samer à Middle East Eye.

« Faire cela, c’est la base de toute action civique, nous devrions tous le faire, tous les jours, mais nous commençons seulement maintenant »

- Sarah Egavian, graphiste


 

À l’été 2015, les poubelles débordant d’ordures avaient envahi les rues de Beyrouth après la fermeture d’une décharge. Le ramassage avait  été stoppé et le gouvernement s’était montré incapable de régler la crise rapidement.

L’idée de Muwatin Lebnene (citoyen libanais) – à l’origine de cette initiative de nettoyage – est de créer un « collectif de Libanais qui travaillent ensemble pour remplir notre devoir de citoyen », affirme de son côté Hiba Dandachli, activiste et membre du collectif.

 « Nous intervenons là où il y a un vide à combler », renchérit-elle. C’est ainsi que plusieurs grandes ONG de recyclage côtoient de simples citoyens qui sont venus en aide spontanément.

Nettoyer, recycler : une idée très contagieuse

Le mouvement Muwatin Lebnene s’est formé sur le tas : au départ, le 18 octobre, au lendemain d’une manifestation qui signait le début d’un mouvement de contestation national qui dure encore aujourd’hui, plusieurs personnes se sont rassemblées le matin pour nettoyer les rues, sans s’être concertées, chacun de son côté.

« Les pneus brûlaient encore, j’étais passé à la pharmacie acheter des gants, des masques, et j’ai pris les plus grands sacs-poubelle que j’avais chez moi. J’ai commencé à ramasser les déchets », raconte à Middle East Eye Peter Mouracade, directeur du Marathon de Beyrouth, qui a fondé le collectif avec d’autres.

« À un moment, j’ai levé la tête, on était une dizaine à ramasser les déchets », se souvient-il. Parmi ceux venus donner un coup de main, une jeune créatrice de mode et architecte, Joanne Hayek, qui fait aujourd’hui partie du comité d’organisation de Muwatin Lebnene.

Le lendemain, « pour mieux nous organiser, un autre participant m’a proposé de créer un groupe WhatsApp pour les volontaires afin de mieux gérer la logistique. L’idée m’est venue d’appeler ce groupe Muwatin Lebnene et, en quelques heures, nous étions plus de 200 membres », se souvient Peter Mouracade.

Les jours qui ont suivi, la machine s’est emballée et la logistique est devenue plus complexe alors que le nombre de manifestants grossissait.

Des volontaires libanais ramassent et trient les ordures sur le site d’une manifestation antigouvernementale dans le centre-ville de Beyrouth, le 26 octobre 2019 (AFP)
Des volontaires libanais ramassent et trient les ordures sur le site d’une manifestation antigouvernementale dans le centre-ville de Beyrouth, le 26 octobre 2019 (AFP)

Le tri, en revanche, a commencé avec un chef d’entreprise. 

« Il est venu et nous a dit qu’il mettait des camions et ses employés à la disposition des volontaires pour que nous envoyions les déchets où nous le souhaitions. Nous envoyions environ la moitié des déchets, donc cinq camions par jour, aux différentes ONG de tri », indique Peter Mouracade, citant à titre d’exemples les organisations Arc en Ciel, spécialisée dans le recyclage de plastique et de déchets hospitaliers mais aussi l’agriculture urbaine, et Cedar Environmental LLC, qui aide les municipalités à recycler.  

C’est alors que l’organisation Recycle Lebanon s’est jointe au collectif en proposant d’effectuer un tri plus strict, afin de limiter au maximum les envois de déchets destinés à l’enfouissement. 

Au dixième jour du mouvement de contestation, le 27 octobre, « nous étions plus de mille personnes sur place à nettoyer », assure à Middle East Eye Peter Mouracade. « Sur dix camions, neuf transportaient des déchets recyclables, un seul allait à la décharge, avec plus de dix tonnes de produits recyclables », précise-t-il.

Alors que les réseaux sociaux s’emparent des actions du collectif, d’autres villes commencent à faire de même, la première étant celle que les Libanais décrivent comme « l’icône de la révolution » : Tripoli. Des actions de nettoyages ont ainsi eu lieu régulièrement sur la place al-Nour, dans le centre-ville, où se réunissent les manifestants antigouvernementaux.

« Les initiatives sont autonomes, on nous a demandé de l’aide pour la logistique », précise le directeur du Marathon de Beyrouth.

Pour les nombreux Libanais ayant souhaité participer aux actions de Muwatin Lebnene, il s’agit là d’un devoir civique.

« De nombreux manifestants sont des croyants et se sont sentis heurtés par ces tags sur leurs lieux de cultes, nous voulions leur rappeler que cette révolution leur appartient aussi »

Peter Mouracade, directeur du Marathon de Beyrouth

« Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait de nombreuses initiatives à droite et à gauche qui pourraient être améliorées si elles étaient connectées. C’est pourquoi nous avons regroupé ces initiatives, ensuite nous avons cartographié les problèmes qu’elles soulevaient et surtout, les solutions qu’elles apportaient », souligne la styliste et architecte Joanne Hayek.

De nouvelles associations ont aussi vu le jour à travers le pays. Parmi elles, The Green Tent.

« Nous n’avons rien à voir avec les déchets, je suis décoratrice d’intérieur, mais nous voulions apporter notre pierre à l’édifice », affirme à Middle East Eye Serine Charafeddine, fondatrice de l’association, qui est présente tous les jours sous une tente verte avec son cousin, place des Martyrs, à quelques pas de la statue éponyme.

« Nous sommes simplement venus le deuxième jour des manifestations pour nettoyer. Nous avons ensuite reçu des dons de la part d’amis, dont une tente verte. Nous avons alors décidé de nous donner pour nom The Green Tent », ajoute Serine Charafeddine.

À dix heures du matin, le soleil se fait plus intense, les sacs arrivent remplis de déchets que d’autres ont ramassés et posés devant la tente verte. À même le sol, d’autres volontaires trient ce qui vient d’arriver.

« Ça, tu le mets dans le carton », lance Serine à un volontaire dubitatif devant un paquet de chips. Car les volontaires ne sont pas des spécialistes ; au Liban, l’éducation au recyclage et à la réduction des déchets plastique manque cruellement.

Un problème national

Les déchets sont un véritable problème au pays du Cèdre. Tout visiteur le remarque rapidement, ils sont omniprésents.

Le recyclage est encore très peu répandu et n’est proposé que par des organisations non gouvernementales qui s’appuient sur leurs propres infrastructures.

L’État libanais a choisi, l’année dernière, les entreprises privées Ramco et City Blu pour remplacer Sukleen, arrivée au terme de son contrat – lequel avait été renouvelé pendant plus de deux décennies – et qui n’avait pas l’infrastructure suffisante pour recycler.

En 2018, dans certains quartiers de Beyrouth, des bennes rouges pour les déchets recyclables ont été placées, donnant un peu d’espoir aux citoyens souhaitant recycler leurs ordures ménagères.

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Cependant, des vidéos ont été publiées sur les réseaux sociaux montrant des employés de Ramco consolidant tous les déchets triés et séparés dans un même camion, ce qui, de fait, rendait certains déchets « non recyclables ».

L’année dernière, une loi-cadre sur les déchets adoptée par le Parlement a ouvert la voie aux incinérateurs, pour se débarrasser des décharges et comme créateurs d’énergie. Une « solution simpliste » toutefois, selon les experts en recyclage, car elle consiste à brûler tous les déchets sans tri préalable.

Les principaux collectifs de la société civile comme YouStink (« Vous Puez »), créé à la suite de la crise des déchets en 2015, avaient appelé à manifester. Un appel, comme souvent, assez peu entendu parmi les citoyens libanais, dont les manifestations n’avaient eu en 2015 aucun impact sur les décisions politiques.

Pour nombre d’entre eux, la « révolution » actuelle marque un nouveau début, un « nouveau Liban », comme il est fréquemment évoqué dans la rue par les manifestants. Dans ce « nouveau Liban », les déchets seraient triés et recyclés.

Sarah Egavian, jeune graphiste dans une entreprise de publicité, est venue elle aussi trier les déchets avec les volontaires ce matin. « Si je pouvais, je viendrais tous les jours », lance-t-elle à MEE.

Elle se réjouit parce que, dit-elle, « avant, très peu de personnes recyclaient, mais maintenant, on voit tout le monde venir et apprendre. L’idée est de faire la révolution correctement, sans laisser d’ordures derrière nous »

« Faire cela, c’est la base de toute action civique, nous devrions tous le faire, tous les jours, mais nous commençons seulement maintenant. »

« Que faites-vous pour votre pays ? »

L’opération de nettoyage n’est pas l’objectif final de Muwatin Lebnene. Le collectif a déjà mené d’autres opérations, comme planter des arbres dans le centre-ville de la capitale afin de faire de ce lieu, si longtemps déserté par les citoyens, un espace de vie plus agréable.

Opération de reboisement de volontaires libanais en novembre 2019
Opération de reboisement de volontaires libanais en novembre 2019 (MEE/Finbar Anderson)

Les espaces publics de détente manquent au Liban, des parcs ont notamment fermé leurs portes au public, comme celui de Sioufi, dans le quartier d’Achrafieh à Beyrouth. Hormis la promenade le long de la mer, communément appelée Corniche, il n’y a rien. Alors que l’OMS recommande 9 m2 d’espace public par habitant, Beyrouth n’en compte que 0,8.

Une  autre opération d’envergure menée par le collectif, dénommée « Opération respect »,  a consisté à nettoyer les murs taggués de l’église Saint-Georges et de la mosquée al-Amine, dans le centre-ville. « De nombreux manifestants sont des croyants et se sont sentis heurtés par ces tags sur leurs lieux de cultes », relève Peter Mouracade, « nous voulions leur rappeler que cette révolution leur appartient aussi »

« Nous sommes présents partout où il y a un besoin », déclare de son côté Hiba Dandachli.

« Nous souhaitons créer une force d’intervention capable de venir en aide aux forces présentes sur place », détaille encore Peter Mouracade.

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À peine masquée, l’idée est donc de venir en aide à l’État qui, aux yeux de nombreux Libanais, ne s’est pas montré à la hauteur. Le pays a connu une centaine de feux de forêts à la mi-octobre, et l’État a dû faire appel à Chypre et à la Grèce pour l’aider à les éteindre, n’ayant pas effectué la maintenance de ses bombardiers.

Cet échec a contribué au ras-le-bol populaire, quelques jours avant la fameuse « taxe WhatsApp » qui a jeté la population dans la rue le 17 octobre.

Muwatin Lebnene souhaite ainsi rendre sa force d’intervention apte à « aider les pompiers sur le terrain ou aider à la reforestation par la suite », pour combler l’inefficacité de la classe politique, note Peter Mouracade.

Si Muwatin Lebnene devait être décrit en une citation, peut-être la célèbre formule du défunt président américain J. F. Kennedy, inspirée de l’écrivain libanais Gibran Khalil Gibran, serait-elle la mieux indiquée : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays. »

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