Aller au contenu principal

Le Ring, symbole d’une contestation libanaise unifiée

Ancienne ligne de démarcation entre les belligérants durant la guerre civile, cet axe routier de la capitale est devenu un symbole de la contestation actuelle – et de sa volonté d’unir tous les Libanais
Des manifestants anti-gouvernementaux bloquent le pont du « Ring », qui traverse le cœur de Beyrouth, le 13 novembre 2019 (AFP)
Par Clotilde Bigot à BEYROUTH, Liban

Alors que la « thawra » (révolution) au Liban dure depuis près d’un mois, aucune ville n’est épargnée, entre Tripoli, au Nord, qui a ému tous les Libanais par sa ferveur, et Nabatieh ou Tyr, au Sud, qui ont défié la peur des représailles du Hezbollah ou de Amal pour demander, elles aussi, la chute du gouvernement. 

Comme dans toute révolte, les symboles ont leur importance. À l’image de la place al-Nour à Tripoli, rebaptisée « place de la révolution », ou de la place des Martyrs à Beyrouth, haut lieu de rassemblement citoyen qui a encore une fois été au cœur de la révolte. 

Cependant, depuis le 17 octobre, un endroit plus atypique est devenu le symbole de la contestation dans la capitale. La route du général Fouad Chéhab et son pont, plus communément appelés « le Ring ». 

Cette artère principale de la ville marque une double séparation. À l’est, les quartiers chrétiens de Tabaris ​et Saïfi. Des quartiers riches, où l’on trouve les meilleurs restaurants, mais aussi des enseignes de luxe ainsi que de nombreuses banques et ministères.

À l’ouest, les quartiers de Khandak al-Ghamik, Basta ou Kantari, des quartiers chiites et sunnites, en majorité pauvres et aux bâtiments vieillis par le temps.

Pendant la guerre civile qui a déchiré le Liban de 1975 à 1990, ce « Ring » était un no man’s land, l’une des lignes de démarcation. Au début des affrontements en 1975, le Ring a été l’une des premières routes bloquées, qui marquait une séparation claire entre l’est de Beyrouth, où se trouvaient les factions chrétiennes, et l’ouest, où se trouvaient les factions musulmanes.

Avant l’actuel épisode de contestation, le Ring était un passage obligé pour tous ceux voulant traverser la ville. Cette route était toujours chargée de voitures, dangereuse et polluée.

Une fermeture nécessaire

Charbel Gergess, 24 ans, est étudiant en art et travaille pour une galerie dans le centre-ville. Le jeune homme a passé plusieurs nuits sur place, son lieu de travail ayant fermé plus de deux semaines à cause des manifestations. « Fermer le Ring, c’est fermer l’une des routes les plus symboliques de Beyrouth. Elle sépare les quartiers pauvres des quartiers inaccessibles de Downtown. C’est l’une, si ce n’est l’artère la plus importante de la ville. »

Des manifestants anti-gouvernementaux crient des slogans appelant à la réforme lors d’un rassemblement dans le centre de Beyrouth, le 29 octobre 2019 (AFP)
Des manifestants anti-gouvernementaux crient des slogans appelant à la réforme lors d’un rassemblement dans le centre de Beyrouth, le 29 octobre 2019 (AFP)

Le Ring a en effet été fermé par les manifestants, puis rouvert par l’armée plusieurs fois depuis le début du mouvement. L’endroit est si stratégique que, selon Charbel, « de nombreuses forces de sécurité intérieures étaient infiltrées parmi les manifestants », afin de recueillir des informations selon lui.

Sur place, ce qui était un rassemblement plutôt festif au début a vite été réglementé. « L’alcool et la drogue ont été formellement interdits sur le Ring pour éviter de discréditer le mouvement », ajoute-t-il.

« Au Liban, chacun a ses croyances et sa culture. Au début, nous avions de l’alcool, mais on passait nos nuits à arrêter des bagarres car certaines personnes n’avaient pas l’habitude de boire, c’est alors qu’on a banni l’alcool complètement », surenchérit Rima Feghaly, pionnière sur le Ring.

Cette chercheuse en laboratoire a pris vingt jours de congés pour participer aux manifestations. « Maintenant, je dois retourner au travail car je n’ai plus de congés », dit-elle en souriant.

Petit à petit, au fil des blocages, les manifestants ont pris leurs aises, certains ont ramené des canapés, d’autres des tapis, afin de créer un espace de vie dans ce lieu autrefois infranchissable car situé dans la ligne de mire des snipers. 

Le 28 octobre, le « Ring Plaza » ouvre ses portes. Ce petit espace où l’on peut se retrouver a même été brièvement mis en ligne sur Airbnb, sous le nom de « maison du peuple ». L’idée, selon Ramy, 31 ans, présent sur le Ring depuis le premier jour de la révolte, était de « créer un espace ouvert pour des débats et réunir, au centre de quartiers très différents, un espace de parole pour faire avancer les choses ».

Traduction : « La ‘’maison du peuple’’ vous accueille gratuitement aussi longtemps que vous le souhaitez. Petit déjeuner et yoga matinal inclus. Lieu : pont du Ring. »

Ces initiatives illustrent comment la jeune génération, à l’avant-poste de la contestation actuelle, s’est affranchie de la peur que ressentent encore les aînés. Si la possibilité d’un retour de la guerre civile est en effet brandie comme une menace par certains partis politiques, les jeunes manifestants, qui n’ont pas connu la guerre mais vivent au quotidien avec ses stigmates, n’y croient pas.

Le 18 octobre, on pouvait d’ailleurs voir dans les rues alentours des pancartes affirmant que la guerre civile avait pris fin non pas en 1990, mais le 17 octobre 2019.

La fin du blocage

Le mardi 29 octobre, alors que le Premier ministre Saad Hariri doit s’adresser aux Libanais à 16 heures, avec des rumeurs de démission, une centaine d’hommes viennent sur le Ring aux alentours de midi et saccagent tout. Ils s’en prennent aux manifestants, à l’armée, aux journalistes présents sur place. Surtout, ils détruisent les tentes des manifestants sur le Ring, mais aussi sur la place des Martyrs et la fameuse place Riad al-Solh.

Ces hommes, militants des partis chiites Hezbollah et Amal, ne supportent pas de voir leurs leaders critiqués par la foule. Hassan Nasrallah, qui avait au début soutenu les manifestants, a ensuite demandé à ses partisans de quitter la rue.

Alors que les images sont diffusées en direct à la télévision, de nombreux Libanais sont atterrés par ces scènes de violence. « Je me suis dit que c’était fini, que la révolution allait s’arrêter là », explique Matthieu Karam, journaliste au quotidien L’Orient-Le Jour. « Le Hezbollah et Amal qui descendent dans la rue pour tout casser, cela fait peur, je ne pensais pas que les manifestants reviendraient. »

Traduction : « Des centaines de membres des forces de sécurité présents sur le pont du Ring alors que des membres du Hezbollah attaquent les manifestants. La situation est toujours incontrôlable. »

Pourtant, aux alentours de 15 heures, les protestataires sont déjà de retour. Certains remontent les tentes saccagées, d’autres se regroupent pour reprendre des forces. « J’étais scotché, c’est là que je me suis rendu compte que le mouvement ne s’arrêterait pas comme ça », poursuit le journaliste.

Ce jour-là, Ramy Inaty était présent sur le Ring, comme depuis le début des manifestations. « J’étais de l’autre côté du pont lorsque les attaquants sont arrivés, j’ai essayé d’aller vers eux mais c’était effrayant. J’avais surtout envie de dire à ceux qui nous attaquaient que cette révolution est pour eux, pour leurs droits, pour des choses que moi j’ai, mais qu’eux non pas. »

Ramy travaille dans l’éducation et la thérapie par le théâtre. Ce jour-là, il a fait face à des jeunes majoritairement sans emploi et pauvres, mais parfaitement organisés.

Sally ​Youssef, une chercheuse en sciences sociales âgée de 30 ans, a rejoint le Ring après l’attaque. « En tant que Libanais, on avait toujours peur des armes qui circulent sans contrôle et des guerres imminentes, mais rejoindre le Ring après l’attaque des partisans du Hezbollah et de Amal voulait dire que nous avions brisé ce mur de la peur. Non seulement nous envoyions un message aux hommes politiques, mais nous prouvions également que nous n’avions plus peur de leurs menaces et de leurs armes. »

Au lendemain de la guerre civile, alors qu’une loi d’amnistie est votée pour les seigneurs de guerre, toutes les milices (à l’exception du Hezbollah) rendent leurs armes. Cependant, de nombreux combattants de tous bords décident de les enterrer ou de les cacher. Ainsi, aujourd’hui les armes circulent discrètement mais librement dans le pays, ce qui est un réel sujet de préoccupation pour les Libanais.

Des supporteurs du chef du Hezbollah libanais Hassan Nasrallah portent le drapeau du parti à Beyrouth (Reuters)
Des supporteurs du chef du Hezbollah libanais Hassan Nasrallah portent le drapeau du parti à Beyrouth (Reuters)

Sally l’assure, c’est la première fois qu’elle vit un tel moment. « Différentes religions, communautés, croyances qui se rassemblaient pour demander la même chose, la fin de la corruption, leurs droits. Surtout, nous étions tous conscients de l’importance d’une manifestation sur ce Ring si symbolique. »

Pour de nombreux jeunes Libanais, cette révolution, comme ils l’appellent, est leur dernière chance de rester au Liban, de changer les choses afin d’espérer un avenir meilleur. Le taux de chômage dans le pays du Cèdre atteint les 46 %, un chiffre donné par le président Michel Aoun, qui contredit des statistiques officielles considérées comme non fiables.

Les étudiants notamment, qui ont été nombreux à manifester lors de la troisième semaine de contestation, dénoncent l’absurdité de faire de longues études, chères (aux environ de 9 000 euros par an), pour ensuite se retrouver au chômage ou à un poste payé moins de 900 euros par mois. 

Mutation de la révolte ?

Le 3 novembre, Saad Hariri et Gebran Bassil le ministre des Affaires étrangères sortant se réunissaient. Alors que rien n’a filtré de leur rencontre, le mode opératoire de l’armée a changé dès le lendemain.

Toutes les routes bloquées par les manifestants ont été rouvertes de force, avec quelques blessés, dont Rima Feghaly, qui montre à MEE ses bleus sur les bras. « Les forces spéciales présentes sur place ont tiré mon jean vers le bas et m’ont traînée par terre, j’ai eu des bleus un peu partout », se souvient-elle. 

Pour Sally, les manifestants sur le Ring sont partis « non pas par peur des possibles conséquences, mais parce que nous avions compris que cette technique [le blocage] ne fonctionnait plus, et qu’il était temps de manifester devant les principaux lieux de corruption ». 

C’est à la suite de la réouverture du Ring, la dernière route bloquée, par les forces de sécurité le 5 novembre que les manifestations ont changé au Liban.

Pendant une vingtaine de jours, les protestataires bloquaient les autoroutes afin de paralyser le pays et pousser les politiques à réagir. Mais la donne a changé. Alors que ceux qui ne manifestaient pas, sympathisants ou non du mouvement, s’exaspéraient des embouteillages et autres détours forcés, des échauffourées ont éclaté.

La phase deux du mouvement consiste à bloquer non pas les routes, mais les institutions, mêmes si certaines actions de blocage des axes routiers ont encore lieu. Après le discours du président le 12 novembre, disant aux Libanais d’émigrer « s’ils pensent qu’il n’y pas de gens honnêtes au sein du pouvoir », d’autres manifestations ont éclaté à travers le pays. L’une des premières routes à être bloquées par les protestataires a été le Ring, où un millier de personnes ont incendié des pneus et appelé au départ de Michel Aoun.

« Au Liban, la corruption est la base du pouvoir », peut-on lire sur une pancarte lors d’une manifestation devant le palais de justice de Beyrouth, le 6 novembre 2019 (AFP)
« Au Liban, la corruption est la base du pouvoir », peut-on lire sur une pancarte lors d’une manifestation devant le palais de justice de Beyrouth, le 6 novembre 2019 (AFP)

Des manifestations ont lieu sur des sites stratégiques comme le siège de l’Électricité du Liban, où les protestataires ont demandé un approvisionnement 24/24, mais aussi les ministères, le palais de justice ou encore des constructions illégales en bord de mer.

À l’image de Zaytouna Bay, un espace en bord de mer en plein Beyrouth. Hors du temps et des réalités de la ville, des dizaines de yachts y sont garés, face à une promenade en bois. Un espace public qui a été privatisé et héberge maintenant des cafés.

« Tout cela est complètement illégal », s’insurge Rima, qui participe au campement organisé sur le site. « Cet espace est public, c’est pour cela que nous restons ici, on ne peut pas nous déloger car cet endroit nous appartient », martèle-t-elle, comme pour se convaincre. La police, elle, n’est jamais loin, mais reste à l’écart, tout en venant vérifier avec les manifestants ce qu’ils comptent faire la nuit. La réponse est claire, personne ne bougera.

Rima vit au jour le jour. « On décide la veille des actions du lendemain. Pour l’instant, nous sommes à Zaytouna Bay, mais nous ne resterons pas longtemps ». Une spontanéité qui illustre une révolte citoyenne changeante, voire imprévisible.  

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].