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À Beyrouth, comment se réapproprier la ville ?

Alors que les espaces publics beyrouthins sont rares et parfois menacés par les intérêts privés, des collectifs militent pour leur préservation. S'ils peinent à mobiliser à grande échelle, les idées qu'ils défendent commencent à gagner du terrain dans le débat public
Le Bois des Pins ou Horsh Beyrouth est désormais ouvert tous les jours grâce aux campagnes d’activistes (MEE/Changiz M Varzi)

BEYROUTH – Les médias locaux et internationaux ont abondamment couvert l'événement : en septembre 2015, le plus grand espace vert de Beyrouth rouvre enfin ses portes. Horch Beyrouth, poumon vert de 30 hectares, accueille à nouveau joggeurs, groupes d'amis et familles en quête d'un moment de sérénité. Ouvert seulement le samedi dans un premier temps, il aura fallu patienter jusqu'au 6 juin 2016 pour que le public puisse y accéder tous les jours.

Détruit à plus de 80 % pendant la guerre, le site, surnommé le Bois des Pins, est réhabilité à partir du début des années 1990. La municipalité bénéficie même d'un soutien financier de la région Ile-de-France. Or en 2010, alors que la réhabilitation est terminée et l'écosystème du parc renouvelé, ses portes sont toujours closes. Seuls les étrangers, sur présentation d'un passeport, et les Libanais de plus de 30 ans sont autorisés à en fouler le sol.

Il faudra cinq ans et une mobilisation au long cours de la société civile pour obtenir une réouverture, même partielle, de ce parc situé juste à côté de l'ancienne ligne de démarcation qui, pendant la guerre civile (1975-1990), séparait les quartiers chrétiens à l'est des quartiers musulmans à l'ouest. 

Le collectif Nahnoo a été le fer de lance de cette mobilisation. Alors que la municipalité prétexte une gestion trop difficile et coûteuse du Bois des Pins et craint que les visiteurs ne dégradent le parc, les activistes de Nahnoo répondent en élaborant un plan de management du site. Les échanges prennent du temps, et, selon Mohammed Ayoud, président du collectif, la municipalité leur fait une série de promesses non tenues.

« Nous avons commencé à discuter avec la municipalité en 2011, nous lui avons ensuite transmis une roadmap du parc issue de nos recherches préparatoires. En 2012, puis en 2013 et 2014, la mairie nous a assuré vouloir rouvrir le parc. Mais elle a laissé traîner. Je dirais que s'ils étaient sérieux dans leur volonté de rouvrir le parc, ils l'étaient surtout dans leur volonté de le privatiser, de l'ouvrir pour faire de l'argent. »

La mairie envisage en effet un temps de construire un stade d'une capacité de 5 000 à 7 000 places à l'intérieur du parc. Nahnoo continue de faire campagne « pour une réouverture sans associer le secteur privé ».

C'est finalement le nouveau gouverneur de Beyrouth, Ziad Chbib, nommé en 2014, qui valide la réouverture partielle puis quasi-complète du Bois des Pins. En semaine, il n'accueillera le public que de 8 heures à 14 heures. Mais Mohammed Ayoub préfère voir le verre à moitié plein : « Nous avons construit une expérience, cette réouverture partielle qui est intervenue en hiver était un bon entraînement en attendant une ouverture complète. Nous avons préféré aller doucement et donner des gages de viabilité au projet », a-t-il expliqué à Middle East Eye.

L’ouverture du Bois des Pins est la bienvenue après l’ouverture de nombreux centres commerciaux les années 90 (MEE/Changiz M Varzi)

« Espace privé à usage public »

Si Horch Beyrouth apparaît comme un symbole de la réappropriation d'espaces publics par la population, la société civile se mobilise sur d'autres fronts. À commencer par le front de mer. Dalieh el-Raouche, cet espace naturel où l'on pique-nique, se baigne ou pêche depuis des générations, est menacé depuis 2012 par un projet de complexe hôtelier. Depuis le mandat français (1920-1944), le site est considéré comme un « espace privé à usage public » : des concessions sont accordées à quelques grandes familles beyrouthines.

Le collectif Dalieh Campaign, lui, revendique pour tous le droit d’accès à la côte, encadré par plusieurs lois qui rendent illégales ces constructions. À l'annonce du projet de complexe hôtelier, le collectif monte au créneau. Il élabore des dossiers, fournit des études archéologiques sur le caractère historique de la zone, et met en avant son patrimoine environnemental.

Ghassan Maasri, membre du collectif, explique les enjeux de ces espaces dont les usages successifs brouillent la compréhension : « Il fallait faire revenir les gens à Dalieh, car après la guerre, cet espace avait été retiré de toutes les représentations visuelles, des cartes postales, des timbres. Ils l'ont effacé de la mémoire collective, un peu comme s’il n'avait jamais existé. »

Dès la première manifestation, la couverture médiatique est importante. En 2016, le site est inscrit sur la liste du Fonds mondial pour les monuments. Un gage d'espoir pour les militants même si cela ne garantit pas la protection définitive de la zone. Pour l'heure, le projet de privatisation est bloqué.

Les « malls », nouveaux espaces publics ?

D'après une étude du cabinet d'architecture Habib Debs, le territoire non-bâti à Beyrouth est passé de 40 % en 1967 à 10 % en 2000. Depuis la fin de la guerre civile (1975-1990), la capitale libanaise est une ville-chantier.

À partir de 1994, la reconstruction du centre-ville est confiée à la compagnie Solidere, propriété du Premier ministre de l’époque, Rafik Hariri. Les projets pharaoniques se succèdent, avec l'objectif de faire oublier le conflit en recréant un espace de rencontre multiconfessionnel et de transformer Beyrouth en un pôle économique régional tourné vers la finance et le tourisme.

À l'heure actuelle, la superficie de jardins publics disponible par habitant dans la capitale libanaise n'excède pas les 0,65 m2, contre les 10 m2 recommandés par l'Organisation mondiale de la santé.

Face à ce manque d'espaces publics, les « malls » ou centres commerciaux font office d'espaces de substitution depuis leur implantation à la fin des années 1990. « Il y a une ‘’dubaïsation’’ de Beyrouth alors que la ville était auparavant un modèle pour les capitales du Golfe », analyse pour MEE Liliane Barakat, géographe et professeure à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth. 

« Pour une partie de la population libanaise, désormais, le centre commercial est le nouveau centre-ville, avec une profusion d'offres de restauration, de magasins, de cinémas, d’aires de jeu pour enfants, à laquelle s'ajoute un sentiment de sécurité qui est important. »

Des habitants de Beyrouth se baladent dans la nature, loin de la vie urbaine (MEE/Changiz M Varzi)

Crise des ordures et mouvement social d'envergure

Dans une large mesure, l'activisme des collectifs de défense des espaces publics s'est polarisé autour de l’opposition à la reconstruction façon Solidere, devenue le symbole de la collusion entre les intérêts privés et publics. Pour Éric Verdeil, un spécialiste de géographie urbaine qui s'est intéressé de près aux modes d'action de ces collectifs, ceux-ci partagent des intérêts communs :

« Pour une part, ce sont des activistes issus des mêmes horizons. En réalité, je dirais qu'il y a les activistes de Dalieh qui rejoignent les environnementalistes qui protestent contre les occupations et la pollution du littoral plus largement. Ces militants étaient déjà largement mobilisés pour le Bois des Pins. C'est cette même alliance des environnementalistes et des activistes de l'espace public qui a donné corps à la mobilisation contre la mauvaise gestion des déchets. »

Suite à la fermeture, en juillet 2015, de la décharge de Naameh et à l'arrêt du ramassage des ordures, ce sont des dizaines de milliers de Beyrouthins, au plus fort de la mobilisation, qui sont descendus dans la rue pour réclamer une solution durable de gestion des déchets.

Certains manifestants ont demandé la démission du gouvernement, mis en cause pour sa gestion catastrophique du dossier. La contestation a largement dépassé le cercle restreint des collectifs et associations qui ferraillent habituellement avec les autorités pour devenir un mouvement social d'envergure.

Les revendications ont été amplement relayées sur les réseaux sociaux, et des vidéos parodiant les atermoiements de la classe politique ont fleuri sur la toile. Plus qu'un simple usage des nouvelles technologies, c'était là une façon de s'adresser à un autre public, plus jeune. Sur son blog Rumor, Éric Verdeil analysait déjà en 2012 ces stratégies nouvelles utilisées lors des campagnes de défense d'Horch Beyrouth et de Dalieh :

« Loin des formes classiques d’un militantisme expert tourné vers le politique et cherchant à infléchir ses décisions par l’intervention technique et un lobbying ciblé vers les décideurs, l’usage de cette vidéo [une vidéo de protestation intitulée « Beirut the Space in Between Hope and the Public »], […] témoigne à la fois d’un changement stratégique visant à sensibiliser le public pour obtenir son adhésion dans une lutte sisyphéenne contre l’hydre affairiste qui gouverne ce pays, et d’une préoccupation politique plus large, plus démocratique, en faisant appel aux savoirs citoyens. »

« Se réapproprier les espaces publics de manière naturelle »

C'est sur ce terreau que la liste « Beirut Madinati » s'est appuyée pour faire campagne contre le statu quo lors des dernières élections municipales. Né moins d'un an avant le scrutin, le mouvement a présenté 24 candidats issus de la société civile : des militants, des chercheurs, des architectes, etc., de différentes confessions et non affiliés aux partis traditionnels.

Beirut Madinati a proposé un programme audacieux, qui met en avant la nécessité d'augmenter le nombre des espaces publics de proximité, de préserver les espaces naturels comme Dalieh et de valoriser le patrimoine historique de la ville.

Pour Serge Yazigi, architecte-urbaniste enseignant notamment à l'Académie Libanaise des Beaux-Arts (ALBA) et candidat de Beirut Madinati, « il y a une frustration chez les Beyrouthins, qui commencent à se réapproprier les espaces publics de manière naturelle, soit en manifestant, soit à travers l'art de rue et les graffs, soit encore en voulant se retrouver dehors. L'homme politique actuel, me semble-t-il, n'a pas encore pris toute la mesure de ce besoin d'espace public et ne le met pas en avant ».

Bénéficiant d'une communication efficace, de l'intérêt des médias et de l'appui de 200 bénévoles, la liste apolitique a terminé deuxième, juste derrière la « Liste des Beyrouthins » soutenue par Rafik Hariri, au terme d'un scrutin dont le vainqueur a été l'abstention (80 %). Les appels du pied de la Liste des Beyrouthins, assurant partager les idées de Beirut Madinati, n’ont pas convaincu l'urbaniste : « À un niveau individuel, j'ai de gros doutes sur leur sincérité, j'y vois une récupération démagogique. La vraie question est : est-ce que le service public va enfin prendre la place qui doit être la sienne ? » 

Dans un contexte d'afflux massif de réfugiés syriens et d'insécurité aux frontières, les Libanais sont confrontés à un taux de chômage de plus de 20 % et à des inégalités économiques criantes, si bien que la demande d'espaces publics n'est pas une priorité urgente. Mais pour Mohammad Ayoub, la revalorisation à moindre coût et la mise à disposition par la municipalité de terrains lui appartenant pour en faire des espaces gratuits spécialement dédiés au bien-être, à la flânerie et aux rassemblements spontanés seraient de nature à rendre la ville plus inclusive et plus sûre.

« Tout le monde ne peut pas aller au café ou au centre commercial et pour ceux qui ne peuvent pas quitter Beyrouth le week-end, qu'est ce qui peut faire une différence sinon le parc public ? Les gens, même sans le formuler, ressentent ce besoin d'espaces public. »

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