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Jordanie : pourquoi le roi Abdallah n’est pas au bout de ses peines

Le roi a reçu des manifestations de soutien au niveau international et régional, même de la part de ceux qui essaient de l’affaiblir, mais il ne fait plus confiance à ceux qui sont le plus proches de lui
Les portraits du défunt roi Hussein (au centre), du prince Hamza (à gauche) et du roi Abdallah II de Jordanie (à droite) (illustration de Hossam Sarhan pour MEE)

Le véritable message que le prince Hamza, qui affirme être accusé à tort d’attiser le mécontentement dans le royaume, souhaite faire entendre au monde et à son pays après son assignation à résidence est le suivant : « Je suis le fils de Hussein ! »

Dans son apparence, son comportement et son discours, le prince ressemble à son défunt père, le roi Hussein, dont la vie a été abrégée par la maladie.

Hamza est ambitieux, et les Saoudiens, les Émiratis et les Israéliens cherchent tous à affaiblir la Jordanie

Hussein voulait que le trône revienne à Hamza. Ce dernier était trop jeune à l’époque et son demi-frère Abdallah, fils aîné de la princesse Muna (deuxième épouse de Hussein), accéda au trône. Abdallah nomma son demi-frère comme prince héritier conformément aux vœux de leur père mais il ne tarda pas à le déchoir de ce titre au profit de son propre fils, Hussein. 

Mais Hamza n’a jamais oublié les dernières volontés de son père. Il se comporte toujours comme s’il était l’héritier légitime du trône.

Le prince Hamza est populaire au sein du royaume. Il échange avec les dirigeants mécontents des tribus de l’est de la Jordanie qui sont traditionnellement loyaux aux Hachémites. Lorsque Hamza rend visite à la famille de l’un des patients morts du COVID-19 à l’hôpital à cause d’une pénurie d’oxygène, il est chaleureusement remercié par ses proches. Lorsque son demi-frère le roi se présente à l’hôpital, certains dans la foule lui rappellent que sous son règne, le pays suffoque.

La vidéo que Hamza a envoyée à la BBC peu après la visite du général Youssef Huneiti transmet le même message. Hamza aligne sa tête avec le portrait de son père sur le mur. Est-ce une simple coïncidence si le keffieh rouge porté par son père décédé semble couronner le fils – de sorte qu’il apparaisse comme le véritable héritier de son père ? Je ne crois pas. 

Mais aucune preuve concrète – jusqu’à présent du moins – n’étaye un complot précis visant à évincer Abdallah et rien n’indique dans quelle mesure Hamza serait impliqué dans celui-ci. Au contraire, on a un chef d’État de plus en plus marginalisé, coupé de ses principaux donateurs, en mauvais termes avec Israël, en charge d’un pays confiné, ravagé par la pandémie de COVID-19.

Tensions régionales

Les sujets sur lesquels Abdallah refuse de jouer le jeu se multiplient. À son crédit, Abdallah n’a pas accepté l’« accord du siècle » de l’ancien président américain Donald Trump, mais il en a payé le prix. En se rapprochant du président palestinien Mahmoud Abbas, Abdallah II s’est éloigné des deux pays, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui acheminaient des fonds vers la Jordanie.

À une époque pourtant, Abdallah II avait pleinement souscrit au projet de nommer Mohammed Dahlan, l’exilé palestinien vivant à Abou Dabi, comme successeur d’Abbas. Plus maintenant. 

Aucun des deux princes héritiers (le Saoudien Mohammed ben Salmane et l’Émirati Mohammed ben Zayed) n’ont montré la moindre sympathie ou camaraderie envers la Jordanie, et Abdallah II a eu du mal à leur démontrer que leurs accords de normalisation avec Israël auraient des conséquences terribles pour la Jordanie. Mohammed ben Salmane, avec la bénédiction d’Israël, lorgne vertement sur une prise de contrôle hostile du rôle historique de gardien des lieux saints de Jérusalem, jusqu’à présent dévolu aux Hachémites.

Les relations du roi avec le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou sont allées de mal en pis

Lorsque le fils d’Abdallah, le prince héritier Hussein, était supposé visiter et prier à al-Aqsa, dont la Jordanie est la gardienne, une querelle a éclaté entre les moukhabarat (renseignements) jordaniens et le Shin Bet israélien à propos du nombre de ses gardes du corps autorisés à porter des armes. 

Humilié, le prince héritier a annulé sa visite. En représailles, l’hélicoptère supposé emmener Netanyahou à Amman – où celui-ci aurait pris un jet privé envoyé par Mohammed ben Zayed pour une opération photo à Abou Dabi – n’a pas eu l’autorisation de pénétrer dans l’espace aérien jordanien.

Le roi Abdallah II de Jordanie (à gauche) et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (à droite) se rencontrent à Riyad, le 23 octobre 2018 (AFP)
Le roi Abdallah II de Jordanie (à gauche) et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (à droite) se rencontrent à Riyad, le 23 octobre 2018 (AFP)

En vérité, cette querelle n’était qu’un prétexte, car Netanyahou aurait dû rester chez lui. Son épouse Sara devait être opérée. Israël a été inondé de rumeurs selon lesquelles après une liaison extraconjugale il y a quelques années, le Premier ministre aurait signé un contrat avec son épouse stipulant qu’elle l’accompagne lors de ses visites de plusieurs jours à l’étranger. 

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Dans le monde réel, la Jordanie souffre du mépris d’Israël. Netanyahou atermoie sur une demande de la Jordanie concernant son accès à l’eau. Cette eau est pompée du Jourdain par Israël et le royaume hachémite, en vertu d’un traité de paix, demande régulièrement à Israël de rediriger cette eau vers la Jordanie pendant les sécheresses. Afin de punir Amman pour l’épisode de l’espace aérien, Netanyahou ne le fait pas, bien que ses responsables de la sécurité l’y exhortent.

La pénurie de vaccins en Jordanie est une autre source de tensions avec Israël. La Jordanie est ravagée par le virus. Israël procède à une « diplomatie du vaccin » qui l’a vu aider des pays étrangers aussi lointains que le Guatemala, mais pas son plus proche voisin la Jordanie. La négligence d’Israël vis-à-vis de la Jordanie est cohérente avec sa relation florissante avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

C’est de la pure folie pour les intérêts sécuritaires d’Israël, et si Netanyahou veut savoir ce qui arrivera à sa vulnérable frontière orientale si la Jordanie s’effondre, ses propres responsables de la sécurité le lui expliqueront bien volontiers.

Mais c’est la façon de faire de Jared Kushner, le gendre de Trump, et David Friedman, l’ancien ambassadeur américain en Israël, et cela suit la logique qu’ils ont adoptée en concoctant les accords de normalisation arabe avec Israël. Ignorer les Palestiniens, dénigrer leur État et passer outre ces derniers et la Jordanie pour puiser directement vers la caverne aux merveilles des fonds souverains saoudien et émirati.

Des liens avec l’Arabie saoudite

Bien qu’aucune preuve ne relie le prince Hamza à la tentative de coup d’État présumée, il convient de relever que les sources des services de sécurité jordaniens ont choisi de partager avec les médias étrangers le rôle de deux individus parmi la vingtaine de personnes arrêtées. 

Ils l’ont fait en raison de leurs liens avec l’Arabie saoudite. Ils pointaient du doigt le Golfe alors que l’action se déroule principalement à l’intérieur du royaume. Ces deux hommes sont Hassan ben Zayed, un membre de la famille royale, et Bassem Awadallah.

L’arrestation d’Awadallah est le plus grand doigt d’honneur qu’Abdallah puisse faire à ben Salmane et ben Zayed

Awadallah était autrefois très proche du roi Abdallah. Il a été secrétaire à l’économie du Premier ministre jordanien de 1992 à 1996. Il a été nommé à la tête de la cour royale de Jordanie en 2007, avant d’être démis de ses fonctions moins d’un an plus tard. Lorsqu’il a quitté la Jordanie, Awadallah s’est installé à Dubaï, où il a créé une société appelée Tomouh. Awadallah allait et venait entre les Émirats et l’Arabie saoudite, où il officiait toujours en tant qu’envoyé spécial jordanien.

Awadallah a quitté ce poste en 2018, le roi étant persuadé que son envoyé était plus proche de Riyad que de la Jordanie. Awadallah possède la double nationalité saoudo-jordanienne.

Dans le même temps, Awadallah avait mis en place un réseau d’hommes d’affaires de premier plan et travaillait en tant que consultant pour le prince héritier saoudien. Il est devenu le conseiller économique de Mohammed ben Salmane et participe à la planification de Neom, sa ville futuriste. Il a également tissé des liens étroits avec Mohammed ben Zayed et a été nommé au conseil d’administration de l’université de Dubaï. Selon des sources au sein de la cour émiratie, Awadallah est plus important pour ben Zayed que ne l’est l’ex-chef de la sécurité palestinien en exil Mohammed Dahlan. 

Certains médias ont décrit Awadallah comme l’un des cerveaux de la privatisation de la compagnie nationale saoudienne d’hydrocarbures Aramco. L’usage du terme de « cerveau » demeure curieux, dans la mesure où cette privatisation a en grande partie échoué. Cependant, Awadallah est apparu en janvier aux côtés de son nouveau maître Mohammed ben Salmane lors de l’édition annuelle de la Future Investment Initiative, le « Davos du désert ».

L’an dernier, le syndicat des enseignants s’est mis en grève et a provoqué la fermeture des écoles jordaniennes pendant un mois (AFP)
L’an dernier, le syndicat des enseignants s’est mis en grève et a provoqué la fermeture des écoles jordaniennes pendant un mois (AFP)

L’arrestation d’Awadallah est le plus grand doigt d’honneur qu’Abdallah puisse faire à ben Salmane et ben Zayed. 

Mais la Jordanie ne peut pas s’attaquer ouvertement à l’Arabie saoudite. Si elle le faisait et si elle accusait les Saoudiens d’avoir envoyé des messages à Hamza par l’intermédiaire d’Awadallah pour manigancer un coup d’État, cela entraînerait l’expulsion des travailleurs et hommes d’affaires jordaniens présents en Arabie saoudite et, par extension, la ruine économique du royaume hachémite.

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Quelques heures après la nouvelle de l’arrestation d’Awadallah, une délégation saoudienne dirigée par le ministre des Affaires étrangères a demandé l’autorisation de se rendre à Amman. Selon une source des services de renseignement d’un pays du Moyen-Orient non identifié qui suit ces événements, citée par le Washington Post, les Saoudiens ont demandé la libération d’Awadallah. « Les Saoudiens disaient qu’ils ne quitteraient pas le pays sans lui », a déclaré la source. « Ils semblent inquiets de ce qu’il pourrait dire. »

La Jordanie ne peut pas non plus s’attaquer directement à Israël. Ce sont les médias israéliens qui ont fouillé dans le passé de Roy Shaposhnik, l’Israélien vivant en Europe qui a proposé un jet privé à Hamza pour permettre à son épouse et à ses enfants de quitter le pays.

Shaposhnik a nié être un membre du Mossad, mais il a travaillé pour Erik Prince : il a créé sa propre société, RS Logistical Solutions, qui a fourni des services à la société de Prince pour la formation de soldats irakiens en Jordanie. Il a rencontré Hamza par le biais de contacts mutuels et leurs familles sont devenues proches. 

Ces connexions expliquent la méfiance d’Abdallah. Hamza est ambitieux, alors que les Saoudiens, les Émiratis et les Israéliens cherchent tous à affaiblir la Jordanie.

Un sentiment de désespoir

Abdallah doit avoir l’impression d’être à court d’options. Il ne fait plus confiance à son cercle restreint. Par le passé, il était prêt à virer de bord pour suivre les vents dominants, tant que cela rapportait de l’argent à la Jordanie. Il était tout à fait disposé à se joindre à la condamnation de la Turquie et du Qatar lorsque la contre-révolution s’organisait face au Printemps arabe. 

Alors que les conditions dans le royaume se sont aggravées – une impasse politique, d’énormes problèmes non résolus avec les enseignants et les tribus, des chiffres du chômage alarmants – le prince Hamza, qui n’a jamais renoncé à ses ambitions, apparaît de plus en plus comme une alternative possible. 

La popularité de Hamza a augmenté et les entrées et sorties théâtrales des dernières 48 heures n’ont pas fait bouger les choses d’un poil dans le royaume. Abdallah est toujours assis sur une montagne de mécontentement national

Il n’y a peut-être pas eu de coup d’État spécifique impliquant Hamza. Mais sa popularité a augmenté et celle du roi s’est affaiblie. La stature internationale de Hamza et sa popularité dans le pays ont tout au moins augmenté depuis samedi. Avant, rares étaient les personnes extérieures au royaume qui le connaissaient. Désormais, il a été propulsé de façon spectaculaire au rang de leader de l’opposition.

Hier soir, une tentative de médiation a été engagée par l’oncle d’Abdallah, le prince Hassan. Ironiquement, l’homme choisi pour ressouder les liens familiaux a été chassé par Abdallah lui-même et a quitté le royaume. Hassan est resté prince héritier sous le règne de son frère Hussein pendant plusieurs décennies et était considéré comme son successeur.

Une lettre dans laquelle Hamza accepte de soutenir le roi a été signée.

« À la lumière des événements de ces deux derniers jours, je me remets entre les mains de Sa Majesté le Roi. J’affirme par la présente que je respecterai le pacte des ancêtres et resterai fidèle à leur héritage, que je suivrai leur chemin, que je serai sincère envers leur histoire et leur mission et envers Sa Majesté le Roi, que je serai loyal envers la Constitution de notre cher Royaume hachémite de Jordanie. Je serai toujours une aide et un soutien pour Sa Majesté le Roi et son Prince héritier », indique la lettre.

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Dès mardi tout au moins, le roi Abdallah avait obtenu des déclarations de soutien international et régional, même de la part de ceux qui, comme il le savait, tentaient de l’affaiblir ; il avait également obtenu le soutien verbal du prince Hamza pour son règne et celui de son fils et prince héritier.

Mais à l’intérieur du pays, les choses sont moins claires. La popularité de Hamza a augmenté et les entrées et sorties théâtrales des dernières 48 heures n’ont pas fait bouger les choses d’un poil dans le royaume. Abdallah est toujours assis sur une montagne de mécontentement national.

Surtout, ce n’est pas de la lettre que les Jordaniens se souviendront, mais de l’enregistrement audio de la rencontre entre le chef de l’armée et Hamza, partagé massivement du jour au lendemain.

« Monsieur, je suis un Jordanien libre, le fils de mon père, j’ai le droit de me mêler aux fils de mon peuple et de mon pays et de servir mon pays comme je lui ai promis et comme je m’y suis engagé alors qu’il était sur son lit de mort. Et maintenant, vous arrivez, Monsieur. Pardonnez-moi, où étiez-vous il y a vingt ans ? J’étais le prince héritier de ce pays sur ordre de mon père, qu’Allah lui accorde sa miséricorde. Je lui ai fait le serment de continuer de servir mon pays et mon peuple de mon vivant. Et maintenant, après tout ce désordre auquel on assiste, qui n’est pas de mon fait et avec lequel je n’ai rien à voir, vous venez me dire de rester dans le rang ? », lance Hamza.

Abdallah n’est pas au bout de ses peines. 

David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian. Au cours de ses 29 ans de carrière, il a couvert l’attentat à la bombe de Brighton, la grève des mineurs, la réaction loyaliste à la suite de l’accord anglo-irlandais en Irlande du Nord, les premiers conflits survenus lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie en Slovénie et en Croatie, la fin de l’Union soviétique, la Tchétchénie et les guerres qui ont émaillé son actualité. Il a suivi le déclin moral et physique de Boris Eltsine et les conditions qui ont permis l’ascension de Poutine. Après l’Irlande, il a été nommé correspondant européen pour la rubrique Europe de The Guardian, avant de rejoindre le bureau de Moscou en 1992 et d’en prendre la direction en 1994. Il a quitté la Russie en 1997 pour rejoindre le bureau Étranger, avant de devenir rédacteur en chef de la rubrique Europe puis rédacteur en chef adjoint de la rubrique Étranger. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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