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Aventurières en terre d’islam : à la rencontre de trois Européennes parties découvrir le monde arabe à la fin du XIXe siècle

Malgré les difficultés inhérentes à l’époque, Isabelle Eberhardt, Emily Keene et Marga d’Andurain sont parties à la découverte du Maghreb et du Moyen-Orient à la fin du XIXe siècle. MEE vous emmène sur leurs pas
Les récits de voyage de Marga d’Andurain, Isabelle Eberhardt et Emily Keene, permettent de poser un autre regard sur le Maghreb et le Moyen-Orient aux XIXe et XXe siècles (illustrations de Mohamad Elaasar)
Les récits de voyage de Marga d’Andurain, Isabelle Eberhardt et Emily Keene permettent de poser un autre regard sur le Maghreb et le Moyen-Orient aux XIXe et XXe siècles (illustrations de Mohamad Elaasar pour MEE)

Si les aventuriers ont toujours eu les faveurs des livres d’histoire – ce fut le cas de Lawrence d’Arabie ou encore de Joseph Kessel –, citer des écrivaines-voyageuses occidentales se révèle être un exercice bien plus difficile. 

Et pour cause, pendant longtemps, se déplacer hors des frontières nationales s’avérait particulièrement compliqué, notamment pour les Européennes.

Dans son livre Les femmes aussi sont du voyage, l’émancipation par le départ, la journaliste et voyageuse Lucie Azema explique : « Le patriarcat a en réalité effectué son travail en aval [en rendant leurs histoires invisibles], mais aussi en amont, en créant pour elles des conditions d’accès au voyage défavorables sur le plan matériel : impossibilité légale de gérer leur propre argent, moindre accès aux études, injonctions à la maternité, interdictions pures et simples de circuler prononcées par les lois de leurs pays, par leurs pères, leurs maris, leurs frères. Il y a donc une double transgression chez l’écrivaine-voyageuse : celle de partir et celle d’écrire. » 

Cependant, certaines ont rusé et bravé les obstacles afin de réaliser leur rêve : parcourir le monde. C’est le cas notamment de la Suissesse Isabelle Eberhardt (1877-1904), de la Britannique Emily Keene (1849-1944) et de la Basque Marga d’Andurain (1893-1948), trois écrivaines et aventurières en terre d’islam, dont les récits de voyage permettent de poser un autre regard sur le Maghreb et le Moyen-Orient aux XIXe et XXe siècles.

Dans leurs écrits, elles mettent notamment en valeur l’histoire de femmes souvent oubliées ou caricaturées par leurs homologues masculins. Middle East Eye vous les présente.

Isabelle Eberhardt, l’hédoniste

Isabelle Eberhardt (illustration de Mohamad Elaasar)

Née à Genève en 1877 d’un père inconnu et d’une mère aristocrate russe, son éducation anticonformiste et avant-gardiste la conduit très tôt à la rébellion et à l’aventure, la poussant à tout quitter pour suivre son destin.

Ainsi, à l’âge de 20 ans, Isabelle Eberhardt part s’installer avec sa mère à Annaba, une ville portuaire du nord-est de l’Algérie. Elle habite une maison dans un quartier musulman de la ville et, pour pouvoir accéder aux endroits interdits aux femmes, se drape d’habits masculins tout en adoptant le pseudonyme de Si Mahmoud. 

La jeune femme découvre alors, fascinée, le mode de vie des bédouins, dont elle admire le calme et la grande intelligence. Après la mort de sa mère et plusieurs pérégrinations en Algérie, elle part finalement s’installer à El Oued, une ville située dans le nord-est du Sahara algérien, en juillet 1900. 

Cette période signe pour elle le début d’une longue série de voyages en solitaire. Dans la région, elle est connue de tous et vénérée par les marabouts pour sa connaissance du Coran. Elle tombe amoureuse de Slimène Ehnni, un jeune soldat des corps de cavalerie indigène de l’armée française en Afrique du Nord et membre de la Qadiriyya, une puissante confrérie soufie à laquelle elle sera intronisée deux mois plus tard. 

Mais peu importent les aspirations mystiques d’Isabelle, elle est avant tout – et même bien malgré elle – une jouisseuse insoumise. Elle aime fumer du kif, s’enivrer dans les cafés et enchaîner les conquêtes masculines. «  Je voudrais fuir la vulgarité dans la précieuse retraite des grandes pistes du désert. Afrique, ma chère patrie, je ne voudrais plus jamais te quitter  », écrira-t-elle alors.

Parée comme un cavalier arabe, Isabelle a accès à tous les lieux où les femmes ne sont pas admises. Si elle adopte initialement une tenue masculine citadine tunisienne, très vite, elle choisit l’habillement du grand sud. Cette apparence lui vaut beaucoup d’attaques dans le milieu colonial, mais lui permet surtout de se déplacer librement au gré de ses envies.

«  Je voudrais fuir la vulgarité dans la précieuse retraite des grandes pistes du désert. Afrique, ma chère patrie, je ne voudrais plus jamais te quitter  »

- Isabelle Eberhardt

Pour cette raison, ses écrits rompent complètement avec la vision orientaliste de l’époque, qui glorifie un orient lointain et souvent fantasmé.

Ses nouvelles Amours nomades et Journaliers donnent un aperçu de la société algérienne au temps de la colonisation française. Isabelle Eberhardt, exaspérée par le comportement des Occidentaux, n’hésitera pas à dénoncer la torture exercée par les militaires français. 

«  Je ne suis qu’une originale, une rêveuse qui veut vivre loin du monde, vivre de la vie libre et nomade, pour essayer ensuite de dire ce qu’elle a vu et peut-être de communiquer à quelques-uns le frisson mélancolique et charmé qu’elle ressent en face des splendeurs tristes du Sahara  », écrit-elle dans ses Journaliers

En 1903, elle se rend à Aïn Sefra, près de la frontière marocaine. Elle y décédera un plus tard, à 27 ans, dans l’effondrement de sa maison, à la suite de crues spectaculaires. 

Emily Keene, l’anticonformiste 

Emily Keene (illustration de Mohamad Elaasar)

À l’automne 1872, Emily Keene, une jeune aristocrate anglaise alors âgée de 22 ans, débarque pour la première fois au port marocain de Tanger. Elle s’installe dans la demeure de Ion Perdicaris comme gouvernante d’enfants. Fils du consul américain en Grèce, ce riche homme d’affaires habite avec sa femme un château sur un terrain de 65 hectares, dans la forêt de Rmilate, et est connu du Tout-Tanger. 

C’est là-bas, lors des nombreuses soirées musicales, qu’elle côtoie le grand chérif – mot utilisé pour caractériser les nobles – de Ouezzane, Sidi Hadj Abdeslam, qui quelque temps plus tard lui demandera sa main. 

Un mariage qui est loin de plaire à leurs familles respectives : la famille d’Emily Keene, chrétienne de confession protestante, s’oppose à cette union mixte inédite. Mais le couple ne cède pas et se marie le 15 janvier 1873 à Tanger. 

L’excentricité de ce mariage paraît sans limites, puisque de surcroît, la jeune mariée pose un certain nombre de conditions. Elle exige notamment que ses enfants reçoivent une instruction, que le chérif ne prenne pas une autre épouse, qu’elle puisse pratiquer le culte de sa religion, qu’elle puisse sortir librement et enfin qu’à sa mort, son corps soit rapatrié en Angleterre. 

«  Aller où je voulais était pour moi une grande satisfaction personnelle. Je n’ai jamais connu la crainte dans mon pays d’adoption, et je voyageais partout avec un grand sentiment de sécurité  »

- Emily Keene

Dans leur demeure située sur les hauteurs de Tanger, face au port, le couple, très respecté, mène une vie moderne, donnant des concerts de musique andalouse ensemble, elle au violon et lui au chant. 

Mais Emily Keene, désignée chérifa de Ouezzane, adopte surtout un pays et une cause nationale, faisant de sa maison un sanctuaire hospitalier pour les nécessiteux, visitée aussi bien par le peuple marocain que par les aristocrates.

Dans son ouvrage My Life Story, publié en 1911 à Londres, elle raconte qu’elle pouvait parfois accueillir plus de 20 000 pèlerins par jour, dont elle écoutait les doléances et prenait soin avec une patience forçant le respect. Un livre témoin du Maroc précolonial, et de la condition des femmes dans la région à cette époque.

La «  chérifa  », autrement connue pour son rôle politique, était en outre souvent appelée par les missions diplomatiques afin de jouer le rôle d’intermédiaire dans les litiges entre les chefs marocains et les étrangers vivant à Tanger. 

C’est à ce titre qu’elle fait intervenir ses deux fils, Moulay Ali et Moulay Ahmed, dans la libération de certains otages occidentaux enlevés par Ahmed Raissouni, chef rebelle de la région de Tanger qui s’opposait au makhzen (pouvoir central) en 1904. 

«  Aller où je voulais était pour moi une grande satisfaction personnelle. Je n’ai jamais connu la crainte dans mon pays d’adoption, et je voyageais partout avec un grand sentiment de sécurité  », explique-t-elle dans My Life Story. Elle meurt en 1944 à Tanger.

Marga d’Andurain, l’insoumise

Marga d’Andurain (illustration de Mohamad Elaasar)

Née en mai 1893 dans une famille de notables à Bayonne, au Pays basque, Marguerite Clérisse, surnommée Marga, reçoit une éducation traditionaliste et catholique. Comme les jeunes filles de son milieu, on lui enseigne les vertus de la pureté féminine et le respect de l’autorité masculine. Pour ses parents, son destin est tout tracé. Elle doit se marier avec un homme de bonne famille pour adopter un nom à particule, symbole de noblesse. 

Mais le destin de Marga, enfant rebelle, va être tout autre. Elle se marie à son cousin Pierre d’Andurain, sans profession, mais épris du même désir de voyage qu’elle.

Cette union signe le début d’une vie d’aventure et de liberté. L’homme, qui l’accompagnera toute sa vie, sera son allié, lui laissant libre cours pour mener sa vie d’aventurière, sans jamais la retenir.

Habillée à l’occidentale ou à l’arabe, cette insoumise revendique pleinement le pouvoir d’agir comme les hommes ; elle incarne ce «  désir d’Orient  » qui anime certaines Occidentales du début du XXe siècle. 

Qualifiée au fil des années de « Mata Hari », de « maîtresse du colonel Lawrence d’Arabie », « d’aventurière aux vingt crimes » ou encore « d’agente double » pour le compte des Anglais puis des Arabes, Marga d’Andurain ne cessera de lutter en tant que femme dans une société masculine

C’est loin de l’Occident, dans le désert de Syrie, à Palmyre, qu’elle trouve sa liberté. «  Peut-il y avoir de plus frappant exemple de la petitesse et de la mesquinerie, de la basse lâcheté de ceux qui suivent la routine d’une vie tracée le jour de leur naissance et de leur manque de compréhension total envers la fantaisie et l’indépendance  ?  », affirme-t-elle dans son unique ouvrage, un récit autobiographique intitulé Le Mari passeport, publié en 1947. 

C’est dans le désert, aussi, que lui vient l’idée de la plus grande aventure de sa vie, celle d’être la première Européenne à entrer dans le sanctuaire de La Mecque. 

Pour satisfaire cet objectif, elle contracte un mariage blanc avec Soleiman, bédouin du Nadjd, qui sera son «  mari passeport  ». Une entreprise difficile qui lui vaut notamment d’être retenue captive dans un harem, dont elle fera le récit détaillé de l’intérieur, loin de la vision orientaliste de l’époque, puis emprisonnée dans les geôles du roi Ibn Saoud, la soupçonnant d’être une espionne. 

«  N’avait-on pas, en effet, insinué pour trouver une explication au fait que je partage souvent la vie des bédouins, que je voulais me faire proclamer reine des bédouins  ? Pauvres esprits de fonctionnaires et de politiciens, qui voient tout le monde à leur image et ne peuvent même pas croire à une simple amitié avec des tribus indigènes sans imaginer immédiatement d’absurdes ambitions  », rapportera-t-elle dans Le Mari passeport. 

Qualifiée au fil des années de «  Mata Hari  », de « maîtresse du colonel Lawrence d’Arabie », « d’aventurière aux vingt crimes  » ou encore «  d’agente double  » pour le compte des Anglais puis des Arabes – entre autres –, elle ne cessera de lutter en tant que femme dans une société masculine. 

«  Si elle ne fut pas une militante de la cause féministe et si elle ne détesta pas les hommes pour autant, toute son existence fut, de fait, un combat contre le préjugé de la supériorité masculine  », écrira Julie d’Andurain, sa petite fille, bien des années plus tard. Marga décédera à Tanger en 1948.

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