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La déesse mère, les Amazones et autres légendes féminines de l’histoire anatolienne

L’Anatolie abrite certaines des figures féminines mythiques et historiques les plus emblématiques au monde ; beaucoup sont encore célébrées aujourd’hui
La femme assise de Çatalhöyük est une sculpture en terre cuite qui date d’environ 8 000 ans (Nevit Dilmen/Creative Commons)
Par Nimet Kirac à ADANA, Turquie

Carrefour d’innombrables cultures depuis l’invention de l’agriculture vers le huitième millénaire avant notre ère, l’Anatolie (située dans ce qui est aujourd’hui la Turquie), a permis aux archéologues de mieux comprendre comment les sociétés humaines se sont développées à l’aube de la civilisation.

À travers les temps, on y retrouve une caractéristique significative : le rôle fondamental des femmes dans la société de la fin de l’âge de pierre (il y a environ 12 000 ans) jusqu’à l’âge du bronze (il y a environ 5 000 ans), une époque marquée par une certaine complexité sociale et économique et l’utilisation accrue d’alliages métalliques complexes.

Il existe des preuves de cultes dédiés à la déesse mère en Anatolie datant de 9 000 ans, mais les modèles iconographiques soutiennent l’idée que des divinités féminines étaient largement vénérées à travers l’Asie Mineure bien plus tôt. 

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Bien qu’il soit difficile de déterminer exactement quels étaient les comportements dominants à l’âge du bronze, le respect des femmes ne se limitait manifestement pas au domaine spirituel.  

Il y a environ 4 000 ans, les sociétés accordaient aux femmes des droits conjugaux, la liberté de commercer et la possibilité d’occuper des fonctions diplomatiques, comme en témoignent les données archéologiques.  

Quand les premières études de la période post-invention de l’agriculture en Anatolie ont débuté au XIXe siècle, le débat académique s’est concentré sur la question de savoir si le patriarcat ou le matriarcat constituait le cadre par défaut pour la société humaine.

En 1861, le juriste et savant suisse Johann Jakob Bachofen étudia le matriarcat au sein des sociétés primitives dans son œuvre Das Mutterrecht. Il fit valoir que le droit de la mère, et donc de la femme, prévalait « sur la famille et l’État ». 

La même année, Henry James Sumner Maine publia son ouvrage Ancient Law, affirmant au contraire que le patriarcat était la « condition primitive de la race humaine ». Le débat fait rage depuis.

Dans ce contexte, MEE passe en revue quelques figures féminines de l’Anatolie antique, mythiques et historiques. Des Amazones à Cléopâtre – souveraine légendaire du royaume égyptien –, l’Anatolie a fourni la toile de fond à des personnalités qui figurent parmi les femmes les plus légendaires de l’humanité.

Grande déesse ou déesse mère (- 6 000)

Avec de gros seins, un ventre ample et de larges hanches, la femme assise de Çatalhöyük est considérée comme la preuve de la croyance précoce et répandue en la déesse mère en Anatolie.

Cette célèbre sculpture en terre cuite a été découverte dans la province de Konya, dans le centre de la Turquie, en 1961, et date d’environ 6 000 ans avant notre ère. Sa découverte sur l’un des plus anciens sites de peuplement humain connus a permis de mieux comprendre la culture religieuse de certaines des premières sociétés sédentarisées de l’histoire. 

La femme assise de Çatalhöyük est considérée par de nombreux universitaires comme une preuve de croyance en la déesse mère (Dennis Jarvis/Creative Commons)
La femme assise de Çatalhöyük est considérée par de nombreux universitaires comme une preuve de croyance en la déesse mère (Dennis Jarvis/Creative Commons)

Confortablement assise sur un trône et gardée de près par deux félins dévoués, cette représentation d’une femme dodue respire le pouvoir, même en un clin d’œil.  

Le concept de la grande déesse ou déesse mère, qui apporte fertilité et prospérité, est aussi traditionnellement associée à l’idée ultérieure de Potnia Therôn – la maîtresse des animaux sauvages et de la nature, et au bout du compte la vie elle-même.

Des manifestations de l’archétype de la déesse mère apparaissent dans plusieurs cultures plus récentes du Moyen-Orient et des Balkans. Les Phrygiens, qui vivaient en Anatolie il y a environ 3 500 ans, la connaissaient sous le nom de Kybele, tandis que les Grecs l’appelaient Rhéa, Artémis et Aphrodite. Les Égyptiens de l’Antiquité adoraient Isis et les Sumériens Inanna.

Dans quelle mesure l’adoration de l’archétype de la déesse mère est la preuve d’un ordre sociétal matriarcal fait l’objet de débats parmi les anthropologues.

Kulsia (vers - 2 000)

Kulsia et Saparashna se sont mariés il y a environ 4 000 ans dans ce qui est aujourd’hui le centre de la Turquie. Dans le contrat de mariage, le couple s’est promis l’égalité des droits devant trois témoins : un visiteur assyrien et deux habitants.

Une tablette cunéiforme détaillant les conditions du mariage a été découverte lors de fouilles sur le site de Kültepe, dans la région turque de Kayseri. Les fouilles ont débuté ici au XIXe siècle sous les auspices d’archéologues européens, remplacés depuis par des équipes locales.

Des fouilles à Kültepe ont mis au jour un contrat de mariage datant d’environ 2 000 ans avant notre ère (Carole Raddato/Flickr)
Des fouilles à Kültepe ont mis au jour un contrat de mariage datant d’environ 2 000 ans avant notre ère (Carole Raddato/Flickr)

Le contrat est remarquable au regard de l’égalité qu’il garantit entre les deux parties. On peut y lire : « Saparashna a épousé Kulsia. La maison doit appartenir à tous les deux dans la pauvreté comme dans la richesse. Si Saparashna divorce de son épouse Kulsia, la maison sera partagée entre eux deux. »

D’autres tablettes trouvées sur le site détaillent les droits au divorce et au remariage, ainsi que le droit d’une femme de recevoir une pension alimentaire d’un ex-conjoint.

Bien qu’ils soient rédigés dans un ancien dialecte assyrien, utilisé en Anatolie par les commerçants assyriens venus de ce qui est aujourd’hui l’Irak, ces contrats sont considérés comme le reflet des normes de genre anatoliennes.

Reine Puduhepa (- 1 289 à - 1 200)

Accrochée aux murs du siège de l’ONU à New York se trouve une réplique en cuivre d’un traité de paix signé il y a plus de 3 000 ans. Le traité de Kadesh, qui date de 1 259 ans avant notre ère, a marqué la fin des hostilités entre l’Égypte et l’Empire hittite basé en Anatolie. Il est également remarquable car l’un de ses cosignataires est une femme, la reine hittite Puduhepa.

Née dans la région de Kizzuwatna, qui correspond à l’Adana d’aujourd’hui, Puduhepa était la fille du grand prêtre du temple d’Ishtar, à l’origine déité féminine akkadienne. Les communautés antiques du Proche-Orient attribuaient parfois à Ishtar des qualités de déesse mère. 

Le sceau de la reine Puduhepa exposé dans le nouveau musée d’Adana en Turquie (MEE/Nimet Kirac)
Le sceau de la reine Puduhepa exposé dans le nouveau musée d’Adana en Turquie (MEE/Nimet Kirac)

Le roi hittite Hattusili III reçut l’ordre d’épouser Puduhepa par Ishtar, qui apparut au monarque dans un rêve.

Puduhepa s’attribua un rôle influent au sein du gouvernement hittite, correspondant avec les voisins et tissant des alliances en arrangeant des mariages entre sa progéniture et ses rivaux politiques.

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Ses efforts contribuèrent à mettre fin à la guerre entre l’Égypte et les Hittites, les deux grandes puissances du Proche-Orient de la fin de l’âge du bronze. Le traité final fut scellé avec le mariage de la fille de Puduhepa avec le pharaon égyptien Ramsès II.

Dans une lettre, Ramsès s’adressa ainsi à la reine hittite : « Puissiez-vous, reine de Hatti, ma sœur, aller bien. Puissent vos maisons, fils, chevaux et chars et… pays aller bien. »

La tablette d’argile cunéiforme originale présentant le traité de Kadesh a été découverte en 1906 dans l’ancienne capitale hittite de Hattusas, un site patrimonial classé comme ayant une valeur universelle exceptionnelle par l’UNESCO. Aujourd’hui, elle se trouve à Boğazkale, dans la région turque de Çorum.

Un sceau avec la signature de Puduhepa a été mis au jour à Gözlükule dans la ville de Tarse et est exposé au musée d’Adana.

Amazones

Les célèbres guerrières des légendes grecques ont peut-être leurs origines dans la vie réelle, selon certains universitaires, qui relient l’émergence de légendes relatives à des femmes guerrières dans diverses cultures antiques.

Professeure à l’Université Stanford, l’historienne et folkloriste Adrienne Mayor met en avant la preuve que la race guerrière était plus qu’un mythe dans son livre de 2014 intitulé The Amazons. Elle suggère qu’il s’agissait d’une race guerrière de Scythie, la vaste région au nord de la mer Noire qui s’étendait à travers les steppes eurasiennes. Un important peuplement amazone, Themiscyra, existait également dans ce qui est aujourd’hui la province montagneuse de Samsun, dans le nord de la Turquie, sur la côte de la mer Noire. 

Une mosaïque byzantine exposée au musée de mosaïque d’Haleplibahçe à Şanlıurfa représente la reine des Amazones Melanippe attaquant un lion à cheval (municipalité de Şanlıurfa)
Une mosaïque byzantine exposée au musée de mosaïque d’Haleplibahçe à Şanlıurfa représente la reine des Amazones Melanippe attaquant un lion à cheval (municipalité de Şanlıurfa)

Selon Adrienne Mayor, les dures réalités de la patrie scythe entraînèrent une structure sociale égalitaire, dans laquelle on s’attendait à ce que les femmes contribuent autant que les hommes aux structures sociales et collectives, y compris à la guerre. 

Les Scythes, qui étaient célèbres pour leurs talents de cavaliers et l’utilisation de l’arc, n’avaient pas d’archives écrites. Les connaissances à leur sujet ont émergé des archives des sociétés avec lesquelles ils interagissaient. Dans un cas, les sources grecques anciennes identifient une divinité féminine adorée par certains Scythes et la décrivent comme une version de leur propre déesse, Artémis.

Selon la légende, plusieurs temples dédiés à la déesse mère, y compris le temple d’Artémis à Éphèse, dans la province turque d’Izmir, ont été construits par les Amazones. Adrienne Mayor et d’autres universitaires mettent également en avant ce point de vue.

On dit que certaines communautés amazones vivaient en groupes exclusivement féminins et à l’écart des hommes, sauf lorsqu’elles se reproduisaient une fois par an.

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Seules les filles de ces unions étaient maintenues au sein de leur communauté, tandis que les fils étaient envoyés à leurs pères, voire tués.

Selon Hérodote, les Amazones étaient appelées par les Grecs oiorpata, qui signifiait « tueuse d’homme ».

Cette race légendaire de guerrières apparaît dans l’Iliade d’Homère, où elles combattent aux côtés des Troyens. Leur reine, Penthésilée, est tuée par Achille, qui soutient le camp opposé, les Achéens. La mythologie donne un tour dramatique à la guerre de Troie, puisque c’est au moment où il tue Penthésilée qu’Achille en tombe amoureux.

Cléopâtre (- 69 à - 30)

Bien que Cléopâtre ne soit pas originaire d’Anatolie, la région a fourni le lieu de l’une des rencontres les plus fatidiques de l’histoire : la première rencontre de la reine égyptienne avec Marc Antoine en 41 avant notre ère.

Le Romain était venu à Tarse, la capitale de la province de Cilicie, afin de mener les légions contre l’Empire parthe, qui contrôlait l’Irak et l’Iran.

Il convoqua Cléopâtre, chef de la dynastie ptolémaïque égyptienne, pour exiger une alliance contre les Iraniens. D’abord réticente à l’idée d’assister à la réunion, Cléopâtre descendit la rivière de Berdan chargée de cadeaux et habillée comme une séduisante déesse – un bon début pour l’une des romances les plus célèbres de l’histoire.

La Porte de Cléopâtre est située au centre de la ville moderne de Tarse, au sud de la Turquie (Nimet Kirac/MEE)
La Porte de Cléopâtre est située au centre de la ville moderne de Tarse, au sud de la Turquie (Nimet Kirac/MEE)

Plus tard en Égypte, Cléopâtre allait donner naissance aux jumeaux de Marc Antoine, mais les luttes de pouvoir à Rome allaient le rappeler en ville. C’est là qu’il épousera la sœur de l’empereur Octave, mettant sa relation avec Cléopâtre entre parenthèses.

Lorsque le général romain retourna dans les bras de sa maitresse, Cléopâtre, l’empereur Octave décida d’agir contre lui et sa reine « étrangère ». Dans les violences qui s’ensuivirent, au cours desquelles les forces du couple furent complètement vaincues par Rome, les deux amants décidèrent séparément de se suicider.

La ville anatolienne de Tarse ne fait qu’une apparition – bien que décisive – dans cet épisode historique. Les vestiges bien conservés d’une porte, que Cléopâtre aurait franchie, se dressent encore aujourd’hui à Tarse.

Vierge Marie, mère de Jésus (vers l’an 30)

Le sort de Marie, la mère de Jésus, après la crucifixion fait l’objet de débats chez les chrétiens comme chez les historiens.

Une théorie soutient qu’après que Jésus demanda à l’apôtre Jean de prendre soin de Marie, elle accompagna ce dernier dans la région d’Éphèse, sur un site près de la colonie ionienne où se trouvait le temple d’Artémis – l’une des sept merveilles du monde antique.

Le site est situé dans une zone qui correspond à peu près à la ville turque contemporaine de Selçuk, dans la province d’Izmir. Il se compose d’une maison encore debout où est censée avoir résidé Marie. 

La maison de la Vierge Marie près de Selçuk en Turquie (Wikimedia Commons)
La maison de la Vierge Marie près de Selçuk en Turquie (Wikimedia Commons)

L’idée que le bâtiment accueillait autrefois Marie est née des visions de la Vierge qu’aurait eues une religieuse, Anne Catherine Emmerich (1774-1824). Bien qu’elle ne visitât jamais le site physiquement, une maison correspondant à sa description a été découverte par des prêtres à cet endroit plusieurs décennies plus tard.

Tant les musulmans que les chrétiens locaux vénèrent la maison, qui est considérée comme un sanctuaire officiel par l’Église catholique romaine. Le pape Paul VI l’a visitée en 1967, son successeur Jean-Paul II s’y est rendu en 1979, déclarant le site lieu de pèlerinage pour les chrétiens, et Benoît XVI y a tenu une cérémonie en 2006.

Selon certains experts, l’Artémis anatolienne pré-chrétienté et le concept de la déesse mère ont fini par s’assimiler dans le concept de Marie. Des attributs fondamentalement déistes, tels que la capacité de guérir et d’accorder la fertilité, sont associés au personnage sanctifié de Marie.

Shahmaran (figure mythologique)

Mi-femme, mi-serpent, Shahmaran est un personnage mythique dont les racines remontent à des milliers d’années.

Un récit de son histoire originelle, raconté encore aujourd’hui dans certaines régions des provinces du sud de la Turquie (Adana, Mersin et Mardin), veut que cette créature vécût dans un jardin secret, loin du regard des autres. Jusqu’à ce qu’un homme nommé Jamshah tombe sur le repaire de Shahmaran, qu’elle partageait avec des serpents sous sa surveillance.

Assiettes représentant Shahmaran dans un magasin à Tarse, Turquie (MEE/Nimet Kirac)
Assiettes représentant Shahmaran dans un magasin à Tarse, Turquie (MEE/Nimet Kirac)

Shahmaran fait promettre à Jamshah de ne pas révéler où elle se trouve, car elle sait que cela la conduirait à être tuée, mais Jamshah est capturé et forcé à parler. Shahmaran est alors tuée, mais les serpents avec qui elle partageait sa grotte ne l’ont jamais su.

Aujourd’hui, les habitants de Tarse continuent de transmettre l’histoire de son assassinat. Selon le folklore, si les serpents apprennent que Shahmaran a été assassinée, ils déferleront sur la ville. Dans la province voisine d’Adana, le château du serpent (Yılankale) l’aurait également hébergée.

L’impact de la légende de Shahmaran est encore visible dans la région de nos jours, sur des peintures et des sculptures servant non seulement de décoration, mais aussi de protection contre les mauvais esprits.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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