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Au Maroc, ce sont les femmes qui portent l’Atlas

Pendant que les hommes cherchent du travail dans les grandes villes marocaines, les femmes sont traditionnellement destinées au dur labeur
Une femme de Tizi Oussem grimpe la colline jusqu’à sa maison, portant un lourd fardeau sur son dos (MEE/Rik Goverde)
Par - Rik Goverde à TIZI OUSSEM, Maroc

 Chaque jour après le déjeuner, les femmes du village de Tizi Oussem descendent un sentier rocailleux et escarpé menant vers la vallée. Elles travaillent dans les champs, prennent soin des troupeaux, font la lessive dans la rivière et collectent du bois pour le feu. Avant même que tout cela ne commence, elles auront inévitablement travaillé déjà une demi-journée, s’occupant des tâches domestiques et des enfants.

A la fin de la journée, elles rassemblent le bois ou la récolte du jour, hissent le tout sur leurs épaules et le portent jusqu’au village. Ensuite, elles se mettent à préparer le dîner et s’occupent des tâches de la soirée.

Dans cette région amazighe, les femmes s’occupent de pratiquement tout, y compris de porter de très lourdes charges. Chaque fois que vous voyez quelqu’un transporter un tas de bois ou de foin, vous pouvez être certains qu’il s’agit d’une femme.

Une femme du village montagneux de Tizi Oussem (MEE/Rik Goverde)

« La vie est dure ici, mais c’est comme ça », résume Yemna Ait Lmalame, une femme du village. Comme toutes les autres femmes d’un certain âge ici, elle ne sait ni lire ni écrire, et ne connaît pas vraiment son âge. « C’est ça la vie dans la montagne. C’est bien, mais on n’a pas non plus vraiment le choix. Pourquoi les hommes ne portent-ils pas les lourds fardeaux ? Je n’en suis pas certaine, la plupart d’entre eux ne le font pas, c’est tout. »

Ait Lmalame montre du doigt sa petite-fille Samira, une enfant vive de 12 ans aux yeux pétillants. « J’espère qu’elle aura une vie différente. Mais pour cela, nous devrons l’envoyer à l’école, loin d’ici, et ça coute de l’argent. »

Dernier arrêt

Tizi Oussem est niché à 1 800 mètres d’altitude au cœur de la chaîne montagneuse du Haut Atlas, près du mont Toubkal, le plus haut sommet du Maroc. L’asphalte n’existe pas ici ; le village est le dernier arrêt d’une route de terre et de cailloux surplombant de profonds ravins à travers la belle et – en été – luxuriante vallée d’Azzaden, à presque deux heures de route d’Asni. On y trouve une école primaire mais pas de collège ; celui-ci se situe dans le village voisin. De même, pour aller au lycée, les enfants doivent faire le voyage au-delà de la vallée.

Carte du Maroc montrant l’emplacement de Tizi Oussem (Google Earth)

Malika Benazzou, âgée de 16 ans, a abandonné l’école avant d’obtenir un diplôme à cause de son asthme. Mais ce n’est pas la seule raison qui l’a poussée à arrêter ses études ; elle a aussi la responsabilité de ses frères et sœurs et a dû travailler. Elle se lève tous les jours à 6 h du matin pour préparer le petit-déjeuner, puis elle descend dans la vallée pour travailler dans les champs ou faire la lessive. Pendant son temps libre, elle tisse de jolis tapis colorés. Elle espère pouvoir vendre l’un de ses tapis dès que possible. « Même si je ne sais pas vraiment combien en tirer. Je regrette maintenant d’avoir quitté l’école », confie-t-elle. « J’aurais adoré franchir le niveau supérieur pour devenir enseignante en maternelle et aider les enfants du village. »

Les familles de Tizi Oussem vivent de leurs troupeaux et des récoltes de leurs terres, principalement des pommes, des noix et des cerises. Tout ce qu’ils récoltent en été est nécessaire pour tenir durant la saison hivernale. Récemment, les 140 maisons de Tizi Oussem – qui abritent quelque 750 personnes – sont restées coincées sous la neige pendant vingt jours et la nourriture et les ressources ont dû être rationnées.

« Ça aussi, ça fait partie de la vie en montagne », explique Lahcen Bounasser, 52 ans. Il est l’une des figures clés du village et a de multiples responsabilités ; notamment, il doit appeler les urgences si quelqu’un est en danger, quand une femme doit accoucher ou lorsque les routes sont bloquées pendant l’hiver. Il résout les disputes et quand une famille souffre de la pauvreté, il fait en sorte que les autres villageois lui apportent leur aide. Dans cette région amazighe, les gens prennent soin de leurs voisins. « Nous aimons notre façon de vivre. Quand nous avons une bonne récole, la vie est agréable. Quand la récolte est mauvaise, la vie est rude. »

Malika Benazzou, une jeune Amazighe de 16 ans, a quitté l’école. Lorsqu’elle ne travaille pas chez elle ou dans la vallée d’Azzaden, elle tisse des tapis (MEE/Rik Goverde)

Il admet que la vie peut être difficile dans la vallée, surtout pour les femmes. Elles font 100  % du travail, bien plus que les hommes, dit-il. « Oui, ce sont elles qui portent les lourds fardeaux ici. C’était ainsi du temps de mon père et de mon grand-père, c’est notre tradition. Certains pensent que c’est mauvais pour la réputation d’un homme s’il fait le travail d’une femme. »

Les hommes partent

Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle les femmes portent tout le poids de l’Atlas, insiste-t-il. Au moins une vingtaine d’hommes ont quitté Tizi Oussem récemment, laissant derrière eux femmes et enfants, à cause du manque de travail. Ils sont partis chercher du travail dans des villes comme Marrakech, Agadir et Casablanca. « En général, ils gagnent tout juste assez pour vivre », commente Lahcen Bounasser. « Ils travaillent pour six ou sept euros par jour, mais la vie en ville coûte plus chère. Les familles ici n’en profitent pas vraiment, ni le village. Ce serait mieux s’ils restaient pour améliorer les choses ici. »

Il y a des centaines de villages comme celui-ci dans l’Atlas, indique l’activiste Fouad El Agguir, assis dans un café de Demnate, à environ 150 kilomètres au nord-est de Tizi Oussem. Il est membre de l’Association marocaine pour les droits de l’homme, la plus grande organisation de défense des droits de l’homme du Maroc. « Les hommes travaillent hors des villages, les femmes sont pour la plupart analphabètes, les gens sont pauvres. C’est le résultat de plusieurs années de marginalisation », affirme-t-il. « Le gouvernement investit dans des villes comme Tanger, Casablanca et Agadir, mais pas vraiment dans les zones rurales. »

Une femme et son enfant contemplent la vallée d’Azzaden (MEE/Rik Goverde) Jamou Ait Talb Mbark s’occupe d’une de ses vaches dans la vallée (MEE/Rik Goverde)

Le problème majeur est le manque de routes, explique-t-il. Les routes principales à Demnate sont correctes, mais tournez à droite ou à gauche et vous verrez l’asphalte se transformer en sable, dit-il. Il raconte avoir récemment visité un village au fin fond de l’Atlas, un voyage de quatre heures qu’il a dû terminer à dos de mule parce qu’il n’y avait plus de route. Ces zones isolées manquent des services de base, notamment en matière de santé et d’éducation primaire, poursuit-il. « Si une femme est enceinte et que quelque chose tourne mal, elle doit aller à l’hôpital de Demnate. Pour voir un gynécologue, elle doit se rendre à Marrakech ou à Beni Mellal, qui sont à au moins une heure de plus. Le gouvernement investit dans un train à grande vitesse alors que ces gens n’ont même pas de quoi satisfaire leurs besoins les plus essentiels. Des milliers de personnes vivent ainsi dans les communautés rurales. »

Départ pour Marrakech

De retour à Tizi Oussem, Jamou Ait Talb Mbark s’occupe d’une de ses vaches sous un pommier de la vallée tout en surveillant sa jeune fille. Ait Talb Mbark est l’une de ces femmes dont le mari quitte régulièrement le village. Quand il est à la maison, il travaille aux champs, tout comme elle, ou donne un coup de main dans la construction de nouvelles maisons.

Jamou Ait Talb Mbark s’occupe d’une de ses vaches dans la vallée


Mais quand il part pour Marrakech à la recherche de travail, toutes les tâches reposent alors sur les épaules de Jamou, littéralement : ses quatre enfants, le troupeau, les récoles et les corvées ménagères. « Les femmes ont beaucoup à faire pendant la journée », dit-elle. « C’est pour ça que j’espère qu’au moins une de mes filles se mariera avec un homme extérieur à la vallée, pour avoir une vie meilleure, ou avoir une bonne éducation, même si nous ne pouvons pas économiser assez d’argent pour payer les frais de scolarité. Nous ferons de notre mieux. »

Plus tard dans l’après-midi, Yemna Ait Lmalame est partie nourrir ses moutons près de la rivière. Assise le regard fixé sur l’eau ruisselante, elle observe : « Beaucoup de garçons et de filles de la vallée se marient très tôt. Ils voient ça comme une solution, une forme de sécurité. Je comprends, mais je pense aussi que ce n’est pas une décision rationnelle. Ils ne pensent pas à l’avenir. Peut-être qu’ils devraient plutôt améliorer leur futur tant qu’ils sont encore jeunes, et se marier plus tard. Mais [s’ils continuent] comme ça, rien ne changera. Ni pour eux, ni pour leurs enfants. »

Yemna Ait Lmalame emmène ses moutons pâturer dans la vallée (MEE/Rik Goverde)


Traduction de l'anglais (original).

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