Un jeu de société parmi les plus anciens au monde intrigue passionnés et experts
L’intérieur du musée de Batman, en Turquie, offre un spectacle curieux. L’attention semble se concentrer sur une section à droite de la salle d’exposition principale.
Dans une vitrine en verre placée dans un coin, plus d’une trentaine de figurines animales colorées sont exposées sur une planche en bois quadrillée. À côté des animaux minutieusement sculptés, se trouvent de minuscules artefacts de différentes formes abstraites et pyramidales.
Les visiteurs, dont un groupe d’écoliers, observent avec admiration les pièces du jeu. Ils font des spéculations sur ses origines, discutent avec enthousiasme des connexions complexes qu’elles pourraient avoir.
Pour Raşan Ekinci, une enfant de Batman qui joue aux échecs depuis trois ans, généralement avec sa sœur cadette, les pierres situées dans les rangées arrière ressemblent aux pions d’un échiquier.
« Mais ça a l’air plus amusant que les échecs », lance la fillette de 11 ans. « J’aimerais économiser beaucoup d’argent pour l’acheter. »
Ses camarades de classe pensent que certaines des pièces du jeu les plus abstraites ressemblent à des hamburgers, des arbres ou encore des météorites.
Selon le directeur du musée, Şeyhmus Genç, de toutes les collections, ce sont ces pièces qui surprennent le plus les visiteurs. « Ils nous demandent souvent comment on y jouait », indique-t-il.
« Ceux sont désormais des pièces emblématiques de notre musée. Je dois dire qu’ils me transportent moi aussi dans d’autres mondes. »
« Tout sauf le plateau »
Selon la datation au carbone, ces pièces fabriquées à la main ont environ 5 000 ans.
Découvertes sur un site archéologique de la province de Siirt, dans le sud-est de la Turquie, elles pourraient constituer l’un des plus anciens jeux de société connus au monde, aux côtés du senet égyptien, du go chinois et du mangala, auquel on joue toujours en Turquie de nos jours.
Avec ou sans nom, ces objets racontent une histoire intellectuelle et sociologique du Bronze ancien en Anatolie orientale, carrefour et couloir majeurs du commerce et de la culture vers 3100-2800 avant J-C.
Face au Başur, un ruisseau étroit qui se jette dans le Botan, fleuve à la périphérie de Siirt, le professeur d’archéologie Haluk Sağlamtimur et son équipe ont effectué des fouilles au sommet du monticule du Başur Höyük pendant plus d’une décennie – peu importe les conditions météorologiques. En été, cela signifiait souvent travailler sur ce monticule de 250 sur 150 mètres dans une chaleur dépassant les 40 ° C.
« Ce jeu de 40 éléments découvert [sur le Başur Höyük] est considéré comme le jeu le plus ancien et le plus dense jamais trouvé »
- Haluk Sağlamtimur, professeur d’archéologie
Malgré les tensions causées par des périodes occasionnelles de conflit dans la région, comme la campagne armée menée contre l’État turc par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), groupe séparatiste, ou encore la guerre syrienne de l’autre côté de la frontière, la phase de terrain du projet, qui a été menée dans le cadre des fouilles préventives liées au barrage d’Ilısu, a débuté en 2007 et s’est achevée en 2019, avant que la centrale hydroélectrique ne devienne active.
« [Je suis] très heureux que nous ayons trouvé tous les pions avant la fin des fouilles », déclare à Middle East Eye Haluk Sağlamtimur, qui enseigne à l’Université de l’Égée, à Izmir.
« Ce jeu de 40 éléments découvert [sur le Başur Höyük] est considéré comme le jeu le plus ancien et le plus dense jamais trouvé. »
« Même s’ils volent la vedette aux autres découvertes », ajoute-t-il.
Pour lui, ce site du Bronze ancien est particulièrement remarquable pour les nombreuses découvertes effectuées dans les dix-huit tombes qu’il contient : notamment, 80 kg d’objets métalliques (principalement en alliage de cuivre, en or et en argent), des milliers de perles et de bijoux sertis de cristaux de montagne ou encore des os humains, suggérant que des enfants ont pu être sacrifiés sur le site.
Les 39 premières pièces du jeu ont été découvertes en 2012 – elles étaient enterrées ensemble près de l’une des tombes – puis déplacées dans la province voisine de Batman pour être exposées au musée de la ville.
En février dernier, le professeur Sağlamtimur a annoncé que la totalité des pions avaient été retrouvés – la pièce manquante, la quatrième figurine en forme d’éléphant, a été découverte à la fin de l’automne 2019, complétant le jeu.
« Tout sauf le plateau », nuance l’archéologue. « Il a dû s’éroder avec le temps. Nous avons trouvé des morceaux de bois érodés [près de la tombe]. Le plateau [exposé dans le musée] a été conçu à des fins d’exposition. »
« Chiens et cochons »
Ces pièces sont tout aussi mystérieuses que l’éléphant, le rhinocéros, le singe et le crocodile de marbre du film Jumanji (1995), dans lequel un jeu de société emporte les joueurs dans une aventure d’un autre monde.
Et le fait que le plateau du jeu n’ait jamais été retrouvé oblige à en deviner les règles.
Étant donné que les pions comprennent quatre cochons, quatre têtes de chien, quatre grands pions en forme de balle, quatre formes pyramidales et quatre pièces circulaires, les archéologues se demandent si le jeu ne serait pas basé sur le chiffre quatre.
En outre, un objet aux angles légèrement pointus aurait pu, selon Sağlamtimur, être utilisé comme dé.
« [Les pions de Başur Höyük] doivent constituer un jeu parce qu’ils ont été enterrés ensemble, empaquetés près de l’une des dix-huit tombes non pillées que nous avons découvertes », indique-t-il. « Ils ne sont pas très usés ; ils ne laissent apparaître quasiment aucune trace d’usure. »
L’équipe de recherche accueille les suggestions de passionnés de jeux, dans l’espoir qu’ils pourraient aider à résoudre le mystère
Néanmoins, note le professeur, étant donné qu’il y a de nombreuses pièces en forme de balle de différentes tailles sans équilibre numérique particulier entre elles, comprendre les règles du jeu n’est pas une mince affaire.
L’équipe de recherche accueille d’ailleurs les suggestions de passionnés de jeux, dans l’espoir qu’ils pourraient aider à résoudre le mystère.
En fonction de ce qu’ils savent, les chercheurs ont baptisé le jeu « chiens et cochons ».
« Nous observons un thème similaire parmi les plus jeunes [jeux] retrouvés en Mésopotamie et en Égypte : généralement, deux animaux principaux inspirent le nom du jeu », explique Sağlamtimur.
Par exemple, « chien et chacal », un jeu pharaonique qui aurait été pratiqué en Égypte vers 2000 ans avant J-C. En 1910, un jeu complet a été découvert par l’archéologue britannique Howard Carter, que l’on peut voir aujourd’hui au Metropolitan Museum of Art de New York.
La fonction du jeu
Jeux vidéo et jeux de société permettent de développer des compétences intellectuelles, sociales et cognitives, selon plusieurs études modernes. Jouer à des jeux renforce l’hippocampe et le cortex préfrontal, conduisant au renforcement des fonctions cognitives, du QI, de la mémoire, de la rétention d’informations et de la résolution de problèmes.
Dans son article populaire publié en 1938, « Homo Ludens » (qui peut être traduit littéralement par « l’homme qui joue »), Johan Huizinga, professeur d’histoire à l’Université de Leiden aux Pays-Bas, est allé à l’encontre de la tradition en affirmant que la notion de jeu n’avait jamais été un sous-produit de la culture.
« [… Mon objectif] n’était pas de définir la place du jeu parmi toutes les autres manifestations de la culture », écrivait-il, « mais plutôt de déterminer dans quelle mesure la culture elle-même a le caractère du jeu. »
Il s’est ensuite penché sur les raisons pour lesquelles les humains jouaient à des jeux : « La fonction du jeu dans les formes supérieures qui nous concernent ici peut en grande partie être dérivée des deux aspects fondamentaux sous lesquels nous la rencontrons : comme une compétition pour quelque chose ou une représentation de quelque chose. Ces deux fonctions peuvent s’unir de telle manière que le jeu ‘’représente’’ une compétition, ou bien devient une compétition pour la meilleure représentation de quelque chose. »
Sağlamtimur explique que dans le cas des pions de Başur, il est vraisemblable qu’une représentation de compétences stratégiques ait été mise en compétition : « Ils pourraient être les ancêtres des jeux d’intelligence avancés tels que les échecs. »
« Il est hautement probable que ce jeu, découvert dans l’une des tombes où trois enfants et un adulte étaient enterrés, est un jeu de chasse, de stratégie et de course pour deux joueurs », précise-t-il. « Il doit avoir enseigné aux joueurs des compétences de guerre stratégiques et tactiques et les avoir aidés à les développer. »
Il peut également avoir été utilisé pour la formation, ajoute Sağlamtimur, en vue de compléter le style de vie nomade des chasseurs-cueilleurs de l’Âge du bronze.
À la recherche de l’éléphant
La région n’est pas étrangère aux jeux de société antiques. En Égypte, le senet (qui signifie « passer ») remonte à environ 5 000 ans (comme les pions de Başur) et certaines tombes étaient ornées de représentations du jeu en train d’être joué.
Aujourd’hui, un exemplaire est exposé au Rosicrucian Museum de Californie, bien qu’il n’y ait aucune information claire sur la date et le lieu de sa découverte.
« La découverte [des tombes et des pions de Başur Höyük] en Anatolie environ 90 ans après la découverte d’Ur et à 800 km plus au nord a naturellement suscité une grande excitation »
- Haluk Sağlamtimur, professeur d’archéologie
Une autre de ces découvertes est le somptueux jeu royal d’Ur (Irak), aujourd’hui exposé au British Museum.
Également connu sous le nom de « jeu des vingt carrés », celui-ci a été mis au jour par l’archéologue britannique Sir Leonard Woolley, qui dirigea des fouilles dans le cimetière royal d’Ur, dans le gouvernorat de Dhi Qar (sud), au bord de l’Euphrate, de 1922 à 1934.
« La découverte [des tombes et des pions de Başur Höyük] en Anatolie environ 90 ans après la découverte d’Ur et à 800 km plus au nord a naturellement suscité une grande excitation », commente le professeur Sağlamtimur.
Les liens entre Başur Höyük et d’autres sites antiques de la région ont également frappé les historiens.
« [La découverte de Başur Höyük] ouvre de nouvelles perspectives pour la compréhension des développements politiques et culturels diversifiés qui se sont manifestés au sein des sociétés des régions du Haut-Tigre et du Haut-Euphrate », déclare Marcella Frangipane, professeure d’archéologie à l’Université La Sapienza de Rome, « attribuant un rôle très actif, quoique varié, aux habitants des montagnes anatoliennes dans tous les processus de changement post-Uruk. »
Un avis partagé par Haluk Sağlamtimur : « Les découvertes ont contribué à combler les lacunes. Grâce à ces fouilles, nous avons commencé à saisir la chronologie des civilisations qui résidaient près du Tigre, après des années de travaux autour du bassin de l’Euphrate. »
Le Tigre et l’Euphrate sont les éléments constitutifs du Croissant fertile septentrional, également connu sous le nom de Mésopotamie, une région historique couvrant le sud-est de la Turquie, l’Irak, le Koweït et le nord de la Syrie d’aujourd’hui.
Sur la base de la découverte de grandes structures en pierre et de sceaux cylindriques, les spécialistes pensent que Başur Höyük était un centre administratif à la fin de la période d’Uruk (3100 avant J-C) et était habité depuis le Xe millénaire avant J-C.
Cüneyt Çelikbaş, originaire du village d’Aktas, est l’un des deux fils d’une famille kurde propriétaire du site de Başur Höyük.
Le jeune homme de 28 ans et son frère aîné Cemalettin ont tous deux contribué aux fouilles pendant plus de dix ans et ont continué à s’occuper du site une fois le projet terminé.
Aujourd’hui, les immenses tombes ouvertes sont envahies par la végétation, pratiquement isolées alors que l’eau du projet controversé du barrage d’Ilısu a commencé à s’infiltrer depuis son inauguration le 19 mai.
En février, les frères ont donné l’une des dernières visites du site.
« Là », dit Cuneyt, indiquant l’endroit où l’une des tombes les plus grandes a été découverte. « J’étais ici quand le dernier éléphant a été retrouvé. Nous étions très excités. Tout le monde a applaudi.
« C’étaient de beaux jours », commente-t-il, se remémorant leur travail d’entretien du site au cours des treize dernières années. « J’aimerais pouvoir continuer ; il y a encore beaucoup à découvrir ici. »
« L’une des découvertes archéologiques les plus importantes des dix dernières années »
Toutefois, de nouvelles découvertes sont désormais peu probables, car de nombreux sites antiques de la région de Başur sont en train d’être submergés par l’expansion du barrage.
« Le barrage d’Ilısu, comme tous les autres barrages érigés sur les grands fleuves du Proche-Orient, a sans aucun doute bouleversé le paysage et immergé des sites précieux »
- Marcella Frangipane, professeure d’archéologie
« Le barrage d’Ilısu, comme tous les autres barrages érigés sur les grands fleuves du Proche-Orient, a sans aucun doute bouleversé le paysage et immergé des sites précieux, endommageant gravement le patrimoine culturel de pays riches en monuments et sites archéologiques extraordinaires », déplore Marcella Frangipane.
En février, ARTnews, un média américain spécialisé, a qualifié ce site peu connu de « l’une des découvertes archéologiques les plus importantes des dix dernières années ». Başur Höyük a été célébré pour sa contribution à la connaissance des sociétés, car il offre une nouvelle perspective sur les classes et la culture.
« Enterrer la richesse sous forme d’objets métalliques est considéré comme un trait commun aux civilisations anciennes, mais en Asie occidentale, les tombes de Başur Höyük représentent le premier exemple de cette pratique », explique Lorenzo d’Alfonso, professeur agrégé d’archéologie et d’histoire de l’Asie occidentale à l’Université de New York.
« L’étude des ossements a fourni des preuves de sacrifices humains dans ces tombes. Leur découverte présente le premier exemple, et peut-être la provenance, d’un concept différent de richesse et de valeur associé à une nouvelle société de seigneurs de guerre », ajoute-t-il.
Bien que les fouilles soient terminées, elles ont donné suite à un projet de recherche de quatre ans mené par la University College et le musée d’histoire naturelle de Londres.
« En raison de l’instabilité politique autour de la Mésopotamie, les informations archéologiques dans la région ont été passées sous silence au cours des 30 à 40 dernières années », souligne Haluk Sağlamtimur. « C’est pourquoi ces fouilles sont suivies dans le monde entier. »
Traduit de l’anglais (original).
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