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Deux tiers des travailleuses immigrées au Liban ont été harcelées sexuellement

En grande majorité, les harceleurs sont leurs employeurs et les faits ont lieu au domicile
Des employées de maison éthiopiennes renvoyées par leurs employeurs, rassemblées avec leurs effets personnels devant l’ambassade de leur pays à Hazmiyeh, à l’est de Beyrouth, le 24 juin 2020 (AFP)
Par Etenesh Abera à BEYROUTH, Liban et Zecharias Zelalem

Au Liban, plus des deux tiers des employées de maison immigrées ont subi du harcèlement sexuel, selon une nouvelle étude publiée cette semaine par l’Université libano-américaine.

Fruit d’une collaboration entre l’Institut pour les études migratoires de l’université et Egna Legna Besidet (organisation pour les droits des migrants gérée par des employées de maison immigrées), cette étude conclut que la grande majorité des auteurs de harcèlement sexuel sont leurs employeurs et que les faits se déroulent au sein du domicile.

Pour les travailleuses immigrées confinées au domicile de leurs employeurs, les attouchements, baisers et autres contacts déplacés et non sollicités sont réguliers, d’après l’étude. En outre, celle-ci note des cas d’enlèvement, de viol, et d’exhibitionnisme de la part de chauffeurs de taxi.

Les maladies professionnelles, les tentatives de fuite ratées et les suicides sont parmi les facteurs causant la mort de deux employées de maison immigrées chaque semaine au Liban selon les estimations

« [L’étude] met clairement en lumière que les violences sexuelles subies par les employées de maison immigrées au Liban sont normalisées et sont très répandues », indique à Middle East Eye Tarikwa Abebe, qui supervise les efforts humanitaires à Egna Legna Besidet. « Cela a énormément empiré avec la crise économique. »

Depuis les années 1980, des femmes de pays plus pauvres d’Afrique et d’Asie affluent au Moyen-Orient à la recherche d’emplois à domicile, et le Liban faisait partie des principales destinations. Avant la crise économique dans le pays en 2019, ces immigrées pouvaient espérer gagner jusqu’à 150 dollars par mois. Aujourd’hui, ces emplois de plus en plus rares sont rémunérés principalement dans la devise libanaise, qui a perdu 90 % de sa valeur.

Le ministère du Travail estime qu’il y a 250 000 employées de maison immigrées au Liban, dont près de 80 % sont Éthiopiennes. Néanmoins, ces chiffres ne prennent pas en compte les travailleuses sans papiers.

Les abus que subissent les employées de maison immigrées au Liban, parmi lesquels agressions sexuelles et physiques, exploitation et confinement, sont très étayés. Les maladies professionnelles, les tentatives de fuite ratées et les suicides sont parmi les facteurs causant la mort de deux employées de maison immigrées chaque semaine selon les estimations.

Ces employées ne sont pas protégées par le droit du travail national et n’ont pas de recours juridiques en cas d’abus. L’emploi des immigrées est régi par le système discriminatoire de la « kafala » (parrainage) qui est assimilé à de l’esclavage moderne.

Exclues du droit

En décembre 2020, les députés libanais ont adopté la loi 205, qui criminalise le harcèlement sexuel, faisant encourir à ses auteurs jusqu’à un an de prison.

Mais cette loi est critiquée parce que les ressortissants étrangers sont exclus de ses dispositions, laissant sans protection les travailleurs immigrés ainsi que les réfugiés palestiniens et syriens.

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Au moment de la publication de cet article, la direction de la Sûreté générale et le ministère du Travail libanais n’avaient pas répondu aux sollicitations de MEE concernant l’étude et les accusations de négligence institutionnelle portées par les migrantes.

Elle-même Éthiopienne et employée de maison immigrée, Tarikwa Abebe indique qu’Egna Legna Besidet a commandité cette étude en réaction à cette exclusion de la loi 205, compilant les données de près d’un millier d’entretiens sur dix mois. L’organisation pense que c’est la première étude sur ce sujet menée par des employées de maison immigrées dans la région.

« Les personnes interrogées se sentent plus à l’aise en parlant leur langue maternelle avec d’autres migrantes qui peuvent comprendre leur vécu et leur souffrance », assure-t-elle à MEE. « Cela les aide à s’ouvrir et à partager ce qu’elles n’auraient peut-être pas partagé avec des chercheuses non immigrées. »

« Personne ne nous croit »

L’étude observe des recoupements entre l’origine ethnique et le harcèlement sexuel des travailleuses immigrées, alimenté par une tendance parmi les harceleurs à « exotiser et à objectifier les femmes noires ».

« Le racisme joue un rôle majeur dans les abus », indique la coauteure de l’étude, le docteur Jasmin Lilian Diab, qui dirige l’Institut pour les études migratoires à l’Université libano-américaine. « Cela tient largement au fait que le système de la kafala classifie les femmes de couleur et que les agences de recrutement rendent les travailleuses “plus blanches” telles que les ressortissantes philippines plus chères à engager. »

Vendredi, les auteures de l’étude ont organisé une conférence pour discuter de leurs conclusions. Parmi les dignitaires présents figuraient les ambassadeurs des États-Unis, du Canada, des Philippines et du Ghana ou du personnel de leurs ambassades. Aucun diplomate éthiopien n’est venu.

« Le racisme joue un rôle majeur dans les abus. Cela tient largement au fait que le système de la kafala classifie les femmes de couleur et que les agences de recrutement rendent les travailleuses “plus blanches” telles que les ressortissantes philippines plus chères à engager »

- Jasmin Lilian Diab, Université libano-américaine

On comptait au moins un député libanais, Ibrahim Mneimneh, récemment élu en se présentant comme le candidat contre l’establishment.

Des victimes ont partagé leurs témoignages poignants et exhorté les députés à amender la loi 205 pour y inclure les ressortissants étrangers et sans papiers résidant au Liban.

« Je vis à Beyrouth depuis près de huit ans aujourd’hui et j’ai été harcelée sexuellement dès mon arrivée ou presque », a déclaré une ressortissante de Sierra Leone, se confiant à MEE sous couvert d’anonymat car elle est sans papiers et risque d’être arrêtée.

Comme la plupart des victimes qui ont témoigné dans cette étude, elle n’a pas encore signalé les violences qu’elle a subies à la police. Cette réticence vient, d’après l’étude, du sentiment d’impunité au Liban.

« Même en cas de viol, les députés, la police et même votre propre ambassade se rangent du côté du violeur », déplore cette Sierra-Léonaise.

« Personne ne nous croit et nous sommes isolées au Liban. J’ai commencé à partager ce que j’avais vécu des années plus tard, uniquement quand d’autres migrantes m’ont dit qu’elles s’en souciaient. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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