Aller au contenu principal

Libye : un câble de Haftar révèle que l’Égypte avait accepté d’informer Moscou des discussions avec les États-Unis

Le commandant libyen a fait part au ministre russe de la Défense que l’armée égyptienne avait convenu d’« informer » Moscou de ses échanges avec les Américains, révèlent des câbles diplomatiques obtenus par MEE
Khalifa Haftar, commandant de l’autoproclamée Armée nationale libyenne (au centre), photographié à l’International Defense Exhibition and Conference à Abou Dabi (Émirats arabes unis), le lundi 20 février 2023 (AP)
Khalifa Haftar, commandant de l’est libyen (à droite), photographié à l’International Defense Exhibition and Conference à Abou Dabi (Émirats arabes unis), le lundi 20 février 2023 (AP)

L’armée égyptienne était d’accord pour tenir la Russie au courant de ses discussions avec les États-Unis, même après que Washington eut prévenu Le Caire de ne pas coopérer avec le Kremlin à propos de la Libye, selon une lettre envoyée par le commandant de l’est libyen Khalifa Haftar au ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou.

Cette correspondance est l’un des échanges entre Haftar, ses émissaires et la Russie provenant d’une cache de câbles diplomatiques. Middle East Eye a obtenu ces documents auprès d’une source libyenne proche du cercle de Haftar. 

Dans cette lettre non datée au chef de la Défense russe, Haftar demande que la Russie envoie des avions de chasse « le plus tôt possible » dans des aéroports égyptiens « proches de la frontière libyenne » pour mener des frappes aériennes, mais se plaint que Washington mette en garde Le Caire contre l’utilisation de son territoire comme rampe de lancement pour aider à renverser le gouvernement libyen de Tripoli, reconnu par la communauté internationale. 

Cette lettre remonterait à l’époque où Haftar a visité un porte-avions russe en Méditerranée en janvier 2017 et qu’il cherchait à approfondir la coopération militaire entre Le Caire et Moscou pour soutenir ses forces. 

« Si vous êtes le président Sissi et que Washington demande votre aide pour chasser les Russes de Libye, vous allez faire un geste symbolique et vous arrêter là »

- Jalel Harchaoui, Royal United Services Institute for Defence and Security Studies

« Vous êtes au courant des pressions de l’administration américaine sur la République égyptienne qui est du côté des forces armées arabes libyennes », écrit Haftar. « Nous avons convenu avec l’armée égyptienne de vous tenir informés de la situation dans les moindres détails. »

La mention de l’Égypte tenant Moscou au courant de ses discussions avec les États-Unis souligne les défis auxquels Washington est aujourd’hui confronté alors qu’il tente de recruter Le Caire pour aider à chasser la Russie de Libye et d’autres points chauds d’Afrique, d’après les analystes. 

Un « geste » de Sissi

Chasser les mercenaires du groupe Wagner (lié au Kremlin) de Libye et du Soudan était le principal sujet de conversation entre le directeur de la CIA Bill Burns et les responsables égyptiens lors de la visite de ce dernier en Égypte en janvier.

Le secrétaire d’État Antony Blinken a lui aussi abordé le sujet directement avec le président Abdel Fattah al-Sissi au Caire toujours en janvier.

Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye au Royal United Services Institute for Defence and Security Studies (RUSI), se dit sceptique quant à l’aide apportée par Le Caire. 

« Les Égyptiens sont toujours étroitement liés aux Russes », explique-t-il à MEE. « Ils sont extrêmement proches sur le plan politique. »

VIDÉO : Les mercenaires secrets de la Russie accusés de crimes de guerre en Libye
Lire

Les liens entre l’Égypte et la Russie ne se résument pas à la Libye. Comme plusieurs pays arabes, Le Caire a refusé de soutenir les sanctions occidentales contre la Russie, dont la société nucléaire publique Rosatom construit une centrale électrique en Égypte. Malgré la guerre en Ukraine, la part du blé russe importée dans ce pays très dépendant a également augmenté.

« Si vous êtes le président Sissi et que Washington demande votre aide pour chasser les Russes de Libye, vous allez faire un geste symbolique et vous arrêter là », ajoute Jalel Harchaoui. 

Haftar, qui contrôle de larges pans de l’est de la Libye, a bénéficié d’un soutien important de la Russie, des Émirats arabes unis et de l’Égypte ainsi que d’une couverture diplomatique de la France

La Libye est divisée entre le gouvernement reconnu par l’ONU à Tripoli et une administration rivale à l’est affiliée à Haftar.

Le projet de l’ONU visant à unifier le pays et organiser des élections présidentielles est dans l’impasse à cause de querelles concernant les règles de vote.

Selon les diplomates et analystes, Moscou et Le Caire veulent tous deux que Haftar garde le contrôle de l’est de la Libye, où les mercenaires russes opèrent des systèmes anti-aériens Pantsir pour défendre le territoire de Haftar.

Le Caire a par ailleurs demandé à la Russie d’utiliser son droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU pour bloquer une proposition en préparation à l’ONU visant à relancer le processus électoral libyen, ont confié à MEE deux diplomates au fait de cette affaire.

Le ministère égyptien des Affaires étrangères n’a pas répondu aux sollicitations de MEE

On estime qu’un millier de combattants de Wagner sont déployés en Libye. L’organisation, dirigée par Evgueni Prigojine – proche associé du président russe Vladimir Poutine –, a joué un rôle important dans l’expansion de l’influence de Moscou en Afrique. 

Ces mercenaires ont été envoyés au Mali, au Soudan et en République centrafricaine, où ils contrôlent de lucratives mines d’or et de diamants. MEE a précédemment couvert les massacres perpétrés par les combattants de Wagner autour des mines d’or en République centrafricaine.

Un extrait de la lettre envoyée par l’émissaire de Khalifa Haftar en Russie, l’ambassadeur Abdul-Basit al-Badri, demandant au ministre de la Défense Sergueï Choïgou des avions de chasse MiG-23 et des hélicoptères Mi-17 (MEE/document fourni)
Un extrait de la lettre envoyée par l’émissaire de Khalifa Haftar en Russie, l’ambassadeur Abdul-Basit al-Badri, demandant au ministre de la Défense Sergueï Choïgou des avions de chasse MiG-23 et des hélicoptères Mi-17 (MEE/document fourni)

À l’époque de la rédaction de cette lettre, l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL) de Haftar était engagée dans des combats acharnés pour Benghazi et le « croissant pétrolier » libyen, zone côtière où se concentre la majorité de la production pétrolière du pays.

La demande d’intervention militaire de Haftar coïncidait avec ses plaintes à Choïgou d’avoir à combattre des groupes terroristes qui auraient reçu un « soutien financier important » de la part du QatarHaftar qualifiait souvent les milices qu’il combattait de groupes terroristes.

À l’époque, les relations du Qatar avec plusieurs de ses voisins du Golfe étaient inexistantes, Bahreïn, l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats ayant rompu leurs liens avec Doha.

Libye : le nouveau champ de bataille de l’armée secrète de Poutine
Lire

Les quatre pays ont imposé un blocus au Qatar, État riche en gaz, l’accusant de soutien au « terrorisme » et d’entretenir d’étroites relations avec l’Iran. Doha avait nié ces accusations et affirmé que ce blocus visait à réduire son indépendance.

MEE a contacté l’ambassade qatarie à Washington mais n’avait pas reçu de réponse au moment de la publication de cet article. Il en va de même pour le bureau des Affaires étrangères et du Commonwealth britannique.

La Libye s’est déchirée en factions après l’éviction et la mort de Mouammar Kadhafi en 2011. Les combats dans ce pays stratégique et riche en énergie se sont mués en guerre par procuration avec des puissances étrangères soutenant des camps opposés. 

Un processus de paix organisé par l’ONU a mis fin à la plupart des combats en 2021, mais la Libye reste divisée en camps armés et rivaux

Haftar a également accusé la Grande-Bretagne de travailler en secret pour « éliminer » son armée en coordonnant l’action militaire avec les forces de Bunyan al-Marsous (BAM), un ensemble de milices organisées dans la ville de Misrata qui a joué un rôle significatif pour vaincre l’EI dans la ville de Syrte.

« La Russie : barrage impénétrable »

Les plaintes de Haftar et ses alliés à propos de l’ingérence étrangère, alors même que ceux-ci désiraient l’intervention militaire de Moscou, apparaissent tout au long de cette correspondance. 

L’Italie est critiquée pour son aide « provocatrice » aux « extrémistes » dans une autre lettre envoyée par Abdul-Basit al-Badri, alors ambassadeur de Libye en Arabie saoudite et confident de Haftar, à Choïgou, au ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et à Mikhaïl Bogdanov, envoyé spécial de Vladimir Poutine au Moyen-Orient et en Afrique.

« L’anti-occidentalisme de la Russie et son image en tant que rempart de sécurité sont personnalisés et soigneusement adaptés »

- Samuel Ramani, analyste

« Nous confirmons les ambitions italiennes de contrôler et d’avoir le monopole sur les ressources de la Libye, volonté présente depuis la colonisation italienne de la Libye », a-t-il écrit, reprenant l’assertion de Haftar selon laquelle le Qatar soutenait les extrémistes.

Interrogée sur ces allégations, une source diplomatique italienne assure à MEE qu’« il n’est pas dans la politique italienne d’interférer dans les affaires internes des autres pays ».

Les Libyens ne tarissent pas d’éloges sur la puissance militaire russe dans ces lettres. « Il a été prouvé au monde entier que la Russie est le pays qui a combattu le terrorisme et s’est élevé comme barrage impénétrable contre cette maladie dans de nombreux pays », aurait écrit Abdul-Basit al-Badri aux responsables du Kremlin. 

Les analystes indiquent que cela montre comment Moscou a réussi à manœuvrer les ambitions des dirigeants locaux, le sentiment anti-occidental et les vides sécuritaires pour approfondir son influence en Afrique. 

« L’anti-occidentalisme de la Russie et son image en tant que rempart de sécurité sont personnalisés et soigneusement adaptés aux sentiments professés par ses clients locaux », indique à MEE Samuel Ramani, analyste et auteur d’un ouvrage à paraître sur les activités de Moscou en Afrique.

« C’est comme ça que se présente la Russie. »

« Un intermédiaire ouvrant la voie vers la Libye »

Haftar s’est vanté d’avoir capturé des mercenaires tchadiens qu’il accusait d’être financés par le Qatar dans cette lettre à Choïgou, et a évoqué son projet de les faire parader à la télévision. En accord avec les alliances souvent fluides de la Libye, Haftar a plus tard recruté des combattants tchadiens dans son camp. 

Dans une autre lettre vue par MEE, qui daterait de la même époque, Badri, actuel ambassadeur libyen en Jordanie, demande à la Russie de fournir à Haftar des hélicoptères Mi-17 équipés d’appareils de vision nocturne, des missiles et des avions de chasse MiG-23. 

Ce dernier a affirmé à MEE avoir rompu ses liens avec Haftar en 2017 et qu’il n’avait eu « aucun contact » avec les Russes depuis des années.

Le maréchal Haftar en visite sur le porte-avion russe Amiral Kouznetsov au large de la Libye le 11 janvier 2017 (Twitter @Chief_MarshallR)
Le maréchal Haftar en visite sur le porte-avion russe Amiral Kouznetsov au large de la Libye le 11 janvier 2017 (Twitter @Chief_MarshallR)

En 2017, Haftar s’est rendu sur le seul porte-avions russe au large des côtes libyennes pour obtenir du soutien militaire. Peu après cette visite, le colonel Vladimir Kirichenko, attaché militaire à l’ambassade russe en Arabie saoudite, a demandé à Haftar de fournir des informations sur les systèmes radars libyens et son degré de contrôle sur les bases aériennes, selon une lettre datée du 25 janvier 2017.

Moscou a fini par envoyer des MiG-29 et des avions Su-24 en Libye, lesquels étaient pilotés par des mercenaires russes. Cette livraison avait été révélée par le gouvernement libyen de Tripoli, reconnu par l’ONU, et les États-Unis en mai 2020.

La Russie a accru son assistance à Haftar lors de la campagne de 2019-2020 contre Tripoli, qui a fait au moins 2 500 morts et déplacé 150 000 personnes.

« En coulisses, la Russie a toujours considéré Haftar comme lunatique et imprévisible »

- Samuel Ramani, Royal United Services Institute for Defence and Security Studies

Les combattants de Wagner ont fourni une formation et assuré la sécurité de membres hauts-gradés de l’Armée nationale libyenne et ont aidé les unités d’artillerie. À mesure que le conflit progressait, ils ont pris un rôle de plus en plus offensif, déployant des mines et des pièges et prenant des positions de snipers. 

Tandis que ce dernier a émergé comme partenaire numéro 1 de la Russie en Libye, Moscou est également lié à ses rivaux, comme le fils de Mouammar Kadhafi Saïf al-Islam et même le gouvernement basé à Tripoli contre lequel s’est battu Haftar.

« En coulisses, la Russie a toujours considéré Haftar comme lunatique et imprévisible », commente à MEE Samuel Ramani du think tank RUSI.

« Pour le Kremlin, Haftar est un intermédiaire ouvrant la voie vers la Libye, mais un commandant militaire incompétent et il n’a jamais été totalement derrière lui. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].