Maroc : « Sexe contre bonnes notes », l’affaire qui n’en finit plus de révéler les scandales de harcèlement
Le jeudi 23 décembre 2021, des captures d’écran de conversations entre une étudiante et son professeur à l’École nationale de commerce et de gestion (ENCGO) de la ville d’Oujda, dans le nord-est du Maroc, fuitent sur Twitter avant de se disséminer sur tous les autres réseaux sociaux.
On y lit des mots crus dans lesquels le professeur fait chanter son étudiante pour une « validation » contre une « séance de fellation ». Loin de s’arrêter là, le professeur assistant rappelle que « l’administration est dans sa poche » et « qu’il ne sert à rien d’aller leur raconter », avant de conclure : « T’es piégée maintenant. »
« Rien n’est plus récurrent aujourd’hui que les affaires de harcèlement sexuel dans notre société », s’indigne le compte 7achak (en darija, formule ajoutée après avoir prononcé un mot perçu comme vulgaire, équivalent de « sauf votre respect »), comptabilisant plus de 50 000 abonnés.
Au lendemain de ces révélations, les langues se délient autour des comportements déplacés des professeurs dans un live donnant la parole aux victimes de harcèlement en milieu universitaire organisé par ce compte Instagram.
« Un professeur [d’un établissement supérieur de Marrakech] qui a couché déjà avec plein de filles de ma classe pensait que j’allais être la prochaine sur la liste pour pouvoir valider mon année. J’ai dit non et ma note finale a perdu deux points comme par magie », raconte à Middle East Eye une étudiante d’une université à Marrakech. « Si tu en parles, c’est toi la traîtresse qui empêche d’autres de réussir. Ça n’a aucun sens ! » ajoute-t-elle.
Une plainte collective de 100 personnes
Sans surprise, le nombre de victimes présumées augmente au fur et à mesure que les polémiques s’enchaînent, déclenchant un raz-de-marée sur les universités du royaume, qu’elles soient prestigieuses ou non.
Depuis le scandale « sexe contre bonnes notes » de l’université Hassan II de Settat (Casablanca), dont le procès a été reporté au 13 janvier, la fréquence des nouvelles affaires ne cesse de croître.
À Settat, c’est la révélation de captures d’écran similaires de conversations WhatsApp ainsi que plus de 123 coups de fil à des étudiantes et, parfois, à certains de leurs proches qui a été à l’origine du scandale. Dans cette affaire, cinq professeurs sont impliqués dont l’accusé principal à l’origine de ce cyberharcèlement. Le 12 janvier, l’un d’entre eux a été condamné à deux ans de prison ferme.
« Comme ce n’était pas assez, [mon professeur] voulait s’en prendre à ma famille dans le même établissement », raconte une des plaignantes en parlant du prévenu.
En 2021, les affaires qui se succèdent montrent un mécanisme de chantage similaire : chantage à la note, harcèlement dans l’université et mise en danger de l’avenir des étudiantes s’accompagnant d’une pression pour obtenir des « faveurs » sexuelles.
Certaines se distinguent par des rebondissements, à l’image de l’affaire d’un enseignant de l’École supérieure de technologie de Casablanca (EST). Le professeur est poursuivi par une plainte collective de 100 personnes, comptant des professeurs, à laquelle s’ajoute l’histoire d’un viol présumé, par le prévenu, d’une de ses collègues, alors en déplacement en Tunisie.
Casablanca, Settat, Mohammedia et, maintenant, Oujda, les universités marocaines sont le théâtre de pratiques violentes régulièrement passées sous silence par les administrations, le poids du regard social et la force persuasive et dissuasive du chantage.
« Les fantômes sortent des placards et entraînent de nouvelles accusations, ça ne m’étonnerait pas qu’il y ait d’un coup plein d’affaires dans le reste du royaume », confie à MEE une étudiante manifestant avec d’autres devant l’ENCGO d’Oujda depuis le début de l’affaire. « Qui sera le prochain à se faire dégager ? Il y en a autant qu’il y a d’universités, ça c’est sûr ! »
Le 1er janvier 2022, l’École supérieure du roi Fahd de la ville de Tanger (nord) suspend un professeur poursuivi par une plainte pour harcèlement sexuel. Le 16 décembre 2021, il aurait requis pour « faire valider » l’étudiante son numéro de téléphone, avant de lui « proposer un endroit loin de tout pour faire ce qu’il voulait d’elle », raconte une source judiciaire à MEE. Celui-ci serait allé jusqu’à lui « montrer une vidéo porno pour qu’elle apprenne ce qu’elle devrait lui faire ».
Depuis, dans le milieu universitaire, les réactions sont diverses, comme en témoignent l’appel à la démission du directeur de l’ENCGO d’Oujda et sa directrice adjointe ou, au lendemain du scandale de l’université de Tanger, la garde à vue de son directeur.
L’échiquier politique divisé
Dans le milieu politique, l’agenda relatif aux questions de protection des étudiantes et étudiants en milieu universitaire a été réaffirmé par certains parlementaires.
La députée et présidente de la jeunesse du PAM (Parti authenticité et modernité, centre-gauche), actuellement majoritaire à l’assemblée, Najwa Kokous, a envoyé une question au ministre de la Famille et de la Solidarité et au ministre de l’Enseignement supérieur. Ce dernier, Abdellatif Miraoui, a diligenté une commission consacrée aux faits de l’ENCG d’Oujda.
« Nous avons reçu des dizaines de messages sur notre plateforme digitale d’étudiantes témoignant d’actes de harcèlement et de sextorsion, nous avons décidé de les partager et aussi de lancer le #MetooUniv »
- Narjis Benazzou, présidente du collectif 490
Depuis les propos de Lahcen Daoudi, membre du Parti de la justice et du développement (PJD, islamistes), évoquant en 2013 « des cas isolés », à ceux d’Abdelilah Benkirane, ancien Premier Ministre et (de retour) à la tête du parti le 1er janvier 2022, s’opposant à tout changement du code pénal en faveur d’une meilleure criminalisation du harcèlement sexuel (passant par l’établissement d’une égalité hommes-femmes), la division se renforce au sein du parti autrefois majoritaire et battu lors des dernières élections, chaque nouveau scandale de violences sexistes et/ou sexuelles provoquant des tensions au sein du PJD.
« Je trouve anormal qu’on n’ait rien compris à notre défaite et qu’au lieu de condamner, on s’attarde sur les détails techniques », s’indigne auprès de MEE Hicham, un membre de la Chabiba, mouvement de la jeunesse du PJD. « Ce sont des erreurs comme celles-ci qui nous déconnectent des jeunes, parce que même la tradition n’accepte pas la violence. »
Les autres formations ont eu « soit des réactions timides soit des réactions scandaleuses, mais pas à la hauteur de ce que ces affaires révèlent comme pratiques au sein des universités marocaines », ajoute Abdellah Tourabi, animateur de « Confidences de presse » sur 2M (une émission en français et en arabe sur l’actualité marocaine).
Invité le 12 janvier pour réagir aux scandales, Abdellatif Miraoui, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de l’Innovation, a déclaré que « ce genre de pratiques concerne une minorité de cas » mais que « plus la société se développe et plus on verra de nouveaux maux apparaître ».
« Écouter et amplifier la parole »
Au sein de l’ENCGO, un numéro vert a été mis en place, de même qu’une cellule d’écoute. Le gouvernement quant à lui privilégie réfléchit à d’autres pistes, comme celles d’une cellule d’écoute à l’échelle nationale, une charte pour les universités sur les violences sexistes et sexuelles, la mise à disposition d’avocats pour les victimes ou encore des formations spécifiques pour le corps enseignant.
Depuis l’affaire Hajar Raïssouni, une journaliste arrêtée, emprisonnée et condamnée fin septembre à un an de prison par le tribunal de Rabat pour « avortement illégal » et « relations sexuelles hors mariage » avant d’être graciée, le collectif 490, initié par l’écrivaine Leïla Slimani et la réalisatrice Sonia Terrab, milite pour l’abrogation de l’article 490 punissant d’emprisonnement d’un mois à un an « toutes personnes de sexe différent qui, n’étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles ».
Le 5 janvier, le collectif a lancé une initiative de libération dans la parole, #MeTooUniv, largement relayée.
« Nous avons reçu des dizaines de messages sur notre plateforme digitale d’étudiantes témoignant d’actes de harcèlement et de sextorsion [extorsion via internet de faveurs sexuelles ou d’autres faveurs, par exemple l’extorsion d’argent après un chantage à la webcam] de la part de leurs professeurs, nous avons décidé de les partager et aussi de lancer le #MeTooUniv pour rassembler le maximum de témoignages et aussi pour encourager d’autres jeunes femmes à dénoncer leurs harceleurs et à sortir du silence », explique Narjis Benazzou, présidente du collectif 490, à MEE.
En réalité, les mobilisations autour de la parole se sont faites sur diverses plateformes, dont le compte Instagram 7achak, auxquelles des personnes envoient leur intention de déposer plainte et des éléments factuels impliquant des captures d’écran et des récits chargés.
Devant la diffusion de cet élan émancipateur, de nouveaux collectifs et pages recueillent les témoignages et conseillent les plaignantes d’autres universités.
« Les plateformes comme la nôtre offrent aux victimes un espace ‘’safe‘‘ pour raconter leurs histoires d’une façon anonyme sans qu’elles soient jugées ou moquées par leur entourage. De plus, on peut dire qu’on fonctionne comme ces lanceurs d’alerte puisque certains témoignages ont conduit à des prises de mesures concrètes dans des écoles », continue Narjis Benazzou.
« Les militants sont là pour écouter et amplifier la parole », confie Lamya Ben Malek, activiste féministe présente sur le live du compte 7achak.
« Tant que les violences sexuelles seront institutionnalisées – viol conjugal et exploitation sexuelle des mineures sous couvert de ‘’mariage’’ –, aucune confiance en la justice n’est possible »
- Ibtissame Betty Lachgar, psychologue clinicienne et fondatrice de MALI
Entre les manifestations d’étudiants dans les universités où ont éclaté ces affaires et les mobilisations digitales, la traduction de la libération de la parole en dépôt de plaintes se heurte à un manque de confiance envers les institutions chargées de s’en saisir.
Nombreuses sont les victimes qui racontent leur réticence à se rendre à la police de « peur de finir soi-même arrêtée alors que vous êtes la victime », avoue une étudiante de Oujda, « et être crucifiée lors du procès, s’il y en a un ».
Une source du tribunal où la plainte est prise en charge explique à MEE : « Vu le nombre de plaintes qui sont déposées et les affaires déjà en cours, [les autorités] ne prennent pas ça à la légère. Les affaires sont traitées individuellement, bien que les logiques soient similaires dans les différents cas ».
La source reconnaît toutefois que lors des dépôts, il y a parfois des « problèmes » liés à la réaction des parents ou au mépris de la société. Précisément ce que certaines Marocaines doivent subir chaque jour.
« Tant que les violences sexuelles seront institutionnalisées – viol conjugal et exploitation sexuelle des mineures sous couvert de ‘’mariage’’ –, aucune confiance en la justice n’est possible », assure Ibtissame Betty Lachgar, psychologue clinicienne spécialisée en criminologie et victimologie, fondatrice du MALI, Mouvement alternatif pour les libertés individuelles.
Jointe par MEE, la militante ajoute : « Les femmes font face au harcèlement sexuel tous les jours et dans tous les milieux […] L’emprise est une relation inégalitaire, asymétrique, une relation où se situent des rapports de force et de contrôle. Contrôle du corps et de la sexualité des femmes, déshumanisées et réduites à des produits de consommation. »
Après les universités, les lycées ?
Depuis le début de l’année, les nouveaux témoignages de harcèlement sexuel révélés dans les universités se diluent dans ceux provenant de lycées publics et privés du pays.
Sur Twitter, le compte Moroccan Outlaws (hors-la-loi) partage des témoignages tout aussi glaçants que ceux des étudiantes.
« Au lycée, notre prof de physique en terminale à Meknès, le lycée privé le plus réputé de la ville, avait proposé un ménage à trois avec deux de ses élèves mineures contre des cours particuliers et des bonnes notes pour le bac. Je le cite : ‘’Les lesbiennes, c’est un truc qui m’excite beaucoup’’, et il les harcelait en classe. Tout le monde sait que ce prof est dérangé, même la direction, mais personne n’en parle. »
Si le gouvernement propose des solutions de premier secours devant l’ampleur des affaires, il demeure que les témoignages relatant des faits au lycée ou au collège n’ont pas encore été saisis par les pouvoirs publics même si, conclut la cofondatrice du collectif 490, « plus de la moitié des témoignages qu’on a reçus concernaient des actes commis dans les lycées, les collèges et les écoles primaires ».
Et de conclure : « Il faut un vrai travail de sensibilisation dans ces établissements », et tous ceux du royaume.
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