Des survivants éthiopiens racontent l’horreur des massacres à la frontière saoudo-yéménite
Ahmed* a encore du mal à dormir la nuit.
Les cauchemars et les souvenirs de son périlleux voyage vers l’Arabie saoudite à travers le Yémen le font encore se retourner dans son lit quand il essaie.
Cet Éthiopien de 25 ans s’est lancé sur la route pour fuir le conflit dans son pays entre le parti au pouvoir et le gouvernement fédéral dans la région septentrionale du Tigré.
Comme des milliers d’autres, il a quitté l’Éthiopie en novembre 2022 et emprunté l’une des routes les plus proches : le corridor de la mer Rouge via Djibouti, menant au Yémen puis à l’Arabie saoudite.
Mais ce à quoi lui et les autres demandeurs d’asile ne s’attendaient pas, c’était à être accueillis par les tirs à balles réelles et les passages à tabac des gardes-frontières saoudiens.
« C’était calme, et nous marchions le long d’un chemin où gisaient partout des cadavres ; certains en morceaux », confie Ahmed à Middle East Eye.
« Puis [la police des frontières saoudienne] a commencé à nous tirer dessus. J’ai réussi à me cacher, mais une fille qui était avec moi a été touchée et a eu l’épaule arrachée. Elle s’est vidée de son sang juste à côté de nous. Elle devait avoir 15 ans », raconte-t-il.
Au cours de l’attaque, Ahmed a été grièvement blessé à la jambe, tandis que deux personnes sont mortes sur la piste.
La route vers l’Arabie saoudite et le Yémen est empruntée par les réfugiés et les migrants éthiopiens depuis des années, en dépit des dangers. Au début, c’étaient le manque d’emplois et la situation économique difficile qui poussaient les gens à quitter l’Éthiopie à la recherche de meilleures opportunités.
Puis, les Tigréens ont été pris pour cible dans un conflit meurtrier en Éthiopie, ce qui a rendu la vie impossible à beaucoup dans leur pays d’origine.
Comme Ahmed, ils sont plus de deux millions à avoir été déplacés de chez eux au Tigré et contraints de se réfugier dans des camps ou de trouver un autre endroit sûr.
Comme beaucoup d’autres, Ahmed a dû faire appel à des trafiquants d’êtres humains pour faciliter sa fuite.
« J’avais un ami gentil en Arabie saoudite qui a payé mes frais [aux passeurs]. Je les ai vus battre et même tuer d’autres personnes qui n’avaient pas l’argent. Je savais que c’était dangereux, mais je pensais que je serais en sécurité puisqu’ils ont rapidement obtenu de l’argent pour moi. »
« J’ai réussi à me cacher, mais une fille qui était avec moi a été touchée et a eu l’épaule arrachée. Elle s’est vidée de son sang juste à côté de nous. Elle devait avoir 15 ans »
- Ahmed, réfugié éthiopien
Ahmed dit que quelques jours avant son départ, un groupe plus important d’une quarantaine ou cinquantaine de réfugiés est parti à pied vers la frontière saoudienne depuis un camp au Yémen à proximité. Son groupe était considérablement plus petit, huit personnes.
« Après quelques heures de marche, nous avons commencé à trouver des corps partout. Nous avons commencé à pleurer parce que nous en avons reconnu beaucoup. Ils faisaient partie du groupe plus large et étaient avec nous quelques jours plus tôt. »
Après avoir atteint un point de vue d’où ils pouvaient voir de nombreux corps, le groupe s’est arrêté brièvement et a essayé de compter ceux qui étaient visibles. C’est à ce moment-là que la fusillade a commencé, raconte Ahmed.
« Ils nous ont tiré dessus avec une dishka », explique le jeune homme, en utilisant un terme courant en Éthiopie pour désigner la mitrailleuse lourde russe DShK. « Je connais le bruit de cette arme pour l’avoir entendu lors de la guerre au Tigré. Elle peut couper un corps en deux. »
Ahmed décrit une tactique des gardes-frontières consistant à viser et tirer sur de grosses pierres, ce qui fait voler des éclats de munition et de pierres dans plusieurs directions et maximise le nombre de victimes parmi les réfugiés.
Les gardes-frontières saoudiens auraient également tiré sur des personnes à l’arme lourde afin de cibler de plus grands groupes de réfugiés, notamment avec des mortiers et d’autres armes à projectiles parfois montées sur des véhicules.
Ahmed a réussi à survivre au massacre et à faire soigner ses blessures. Il travaille maintenant comme éleveur de chèvres et vit avec la culpabilité de la mort et de l’abandon de certains membres de son groupe.
« C’est déchirant de laisser des gens mourir. Et leurs corps sont tout simplement abandonnés dans le désert », déplore-t-il.
La route entre le Yémen et l’Arabie saoudite est utilisée depuis longtemps par les réfugiés à la recherche d’une meilleure qualité de vie.
Les Yéménites, qui fuient un pays ravagé par la guerre depuis 2014, ont également emprunté cette route pour chercher du travail en Arabie saoudite.
Cependant, ces dernières années, sa dangerosité n’a fait qu’augmenter : environ 430 morts et plus de 650 blessés ont été recensés entre le 1er janvier et le 30 avril 2022.
Certains essuient des tirs à bout portant, tandis que les femmes sont victimes de harcèlement sexuel, de traite et de viol.
En octobre, plusieurs rapporteurs spéciaux de l’ONU ont souligné ces tueries dans une lettre, les qualifiant de « violations flagrantes des droits de l’homme contre les migrants ».
Les groupes de défense des droits de l’homme affirment que les attaques sont perpétrées par les forces saoudiennes et houthies. Cependant, les autorités saoudiennes nient toute responsabilité, affirmant n’avoir trouvé aucune preuve démontrant des violations flagrantes du droit à la vie.
Fosses communes
Parmi les migrants qui ont quitté l’Éthiopie début 2022 figurait Mignot*, qui s’est rendu au Yémen.
Dans la ville yéménite de Saada, à environ 90 kilomètres de la frontière saoudienne, des personnes ont été tuées par les forces houthies après s’être retrouvées coincées, à la suite de tentatives infructueuses pour atteindre l’Arabie saoudite.
Il a fallu environ cinq mois à Mignot pour atteindre la frontière, où son groupe a été confronté à des attaques brutales de la part des gardes-frontières.
« Je me souviens d’avoir vu des gens hurler de douleur, des morceaux de corps partout. Je me suis caché parmi les cadavres et j’y suis resté pendant des heures, trempé dans leur sang »
- Mignot, réfugié éthiopien
« Nous étions une cinquantaine de personnes dans notre groupe. Nous avons quitté le camp de prisonniers des passeurs pendant l’appel à la prière lorsque les gardiens détournaient le regard. Pourtant, je pensais qu’on serait peut-être plus en sécurité parce qu’il y avait des femmes et de jeunes enfants qui marchaient avec nous », rapporte le jeune homme de 20 ans à Middle East Eye.
« On a d’abord entendu ce qui ressemblait à des balles et j’ai vu quelques personnes tomber. Tout le monde a commencé à crier et à courir, puis j’ai entendu une forte explosion.
« Je me souviens d’avoir vu des gens hurler de douleur, des morceaux de corps partout. Je me suis caché parmi les cadavres et j’y suis resté pendant des heures, trempé dans leur sang. Quand il a fait nuit, je me suis levé et j’ai couru dans la direction d’où on venait », poursuit-il.
Selon Mignot, les morts sont laissés sur place et souvent enterrés dans des fosses communes de fortune. Au pays, les familles éthiopiennes souffrent de savoir leurs proches disparus.
Mignot dit que ces dernières années, il est devenu courant de voir des plateformes telles que Facebook et Telegram inondées de messages en amharique et en oromo, demandant de l’aide pour retrouver des proches disparus le long de la frontière saoudo-yéménite.
Un récent rapport de Human Rights Watch (HRW) corrobore les témoignages des survivants.
Selon HRW, les gardes-frontières saoudiens et houthis ont tiré sur les réfugiés à bout portant et, dans certains cas, leur ont demandé quelle partie de leur corps ils devaient viser.
Nadia Hardman, principale auteure du rapport, l’affirme : « Les autorités saoudiennes tuent des centaines de migrants et de demandeurs d’asile dans cette zone frontalière reculée, hors de la vue du reste du monde. »
« Les gardes-frontières saoudiens savaient ou auraient dû savoir qu’ils tiraient sur des civils non armés », insiste-t-elle.
HRW exhorte l’Arabie saoudite à « révoquer immédiatement et de toute urgence toute politique, explicite ou de facto, visant à utiliser délibérément la force meurtrière contre les migrants et les demandeurs d’asile, y compris en les ciblant avec des armes explosives et des attaques à courte portée. »
Le groupe de défense des droits de l’homme appelle également Riyad à enquêter et à sanctionner les responsables des violences.
Selon un récent article du Guardian, la police fédérale allemande et l’armée américaine sont impliquées dans la formation de soldats saoudiens qui font actuellement l’objet d’une enquête des Nations unies sur les abus perpétrés à la frontière entre l’Arabie saoudite et son voisin du sud.
Le Guardian a rapporté que les autorités saoudiennes traitaient les incursions illégales le long de la frontière yéméno-saoudienne comme une question de « lutte contre le terrorisme », ce qui leur permet de répondre aux déplacements de personnes à travers la frontière en faisant usage d’une force meurtrière.
Les responsables américains ont indiqué qu’ils tentaient de déterminer si les États-Unis avaient fourni un soutien ou une formation aux forces frontalières saoudiennes confrontées à ces allégations de meurtre d’Éthiopiens.
À la suite de l’article du Guardian, l’Allemagne a pour sa part annoncé avoir mis fin à son programme de formation destiné aux forces frontalières saoudiennes, précisant qu’il s’agissait d’une mesure de « précaution » et qu’aucun entraînement des forces saoudiennes n’avait eu lieu dans la zone frontalière entre le royaume et le Yémen.
* Les noms des survivants ont été modifiés pour leur sécurité.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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