Entre Téhéran et Riyad, Alger joue l’équilibre
Depuis des mois, le ministère des Affaires étrangères algérien ne cesse d’affirmer dans ses différents communiqués que l’Algérie « regrette profondément » que les relations « difficiles » entre le Royaume d’Arabie saoudite et l’Iran se soient transformées en « crise ouverte ».
On y lit aussi que « l’Algérie suit avec une vive préoccupation l’escalade de la tension entre les deux pays » dont les dirigeants sont appelés « à la retenue afin d’éviter une détérioration accrue de la situation qui aurait des conséquences dommageables graves au double plan bilatéral et régional, dans un contexte géopolitique et sécuritaire particulièrement sensible ».
Pour Alger, il s’agit là de deux pays membres de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) qu’elle appelle à éviter toute « confrontation fratricide » et à se placer « au-dessus des dissensions et des contingences, quelle qu’en soit la nature » tout en rappelant le sacro-saint principe de la diplomatie algérienne de « la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres États, ainsi que la protection de l’inviolabilité des représentations diplomatiques et consulaires en tous lieux et en toutes circonstances ».
L’arrivée de Bouteflika au pouvoir et l'appui de Mohammad Khatami (président de 1997 à 2005) à la Concorde civile (loi d’amnistie) ont beaucoup aidé à la normalisation des relations entre les deux pays
Ces éléments de langage sont mobilisés non seulement pour appeler les deux pays à contenir la crise par le dialogue et la négociation, mais aussi pour réaffirmer la position algérienne de neutralité.
En effet, contrairement à plusieurs pays de la région qui ont ouvertement pris parti, souvent en faveur de l’Arabie saoudite (Égypte, Émirats arabes unis, Bahreïn), Alger continue de cultiver l’art de la neutralité et ne s’aligne officiellement sur aucun des deux protagonistes.
Sur le conflit qui oppose les deux pays, la position algérienne est motivée par plusieurs facteurs, notamment par les relations bilatérales respectives entretenues avec l’Iran et l’Arabie saoudite.
Régulation du marché pétrolier
Avec l’Iran, si les relations semblent être actuellement au beau fixe, cela n’a pas toujours été le cas. En 1993, en effet, les rapports entre les deux pays s’étaient tendus jusqu'à la rupture car les dirigeants iraniens, dans le sillage de leur politique d'exportation de la révolution islamique, avaient ouvertement souhaité l'avènement d'une « République islamique » à Alger, et par la suite condamné l'annulation des législatives de 1991 remportées par le Front islamique du salut (FIS). Ce qui avait poussé Alger à rompre ses relations avec Téhéran.
Au début des années 2000, l’arrivée de Bouteflika au pouvoir et l'appui de Mohammad Khatami (président de 1997 à 2005) à la Concorde civile (loi d’amnistie) en Algérie ont beaucoup aidé à la normalisation des relations entre les deux pays.
Durant les années 1990, la monarchie saoudienne fournissait ouvertement de l’aide au FIS et recevait ses dirigeants dans son ambassade à Alger
Actuellement, Alger et Téhéran affichent des convergences de points de vue sur plusieurs dossiers, notamment en ce qui concerne la lutte antiterroriste et le respect de la souveraineté des États.
Par ailleurs, ayant toujours été pour la régulation du marché pétrolier mondial, les deux capitales ont souvent défendu des positions communes au sein de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP).
Avec l’Arabie saoudite, en revanche, les relations ont toujours été un peu plus tendues. Durant les années 1990, la monarchie saoudienne fournissait ouvertement de l’aide au FIS et recevait ses dirigeants dans son ambassade à Alger. Des fatwas appelant au djihad en Algérie ont même été émises à partir de son territoire.
Néanmoins, pendant longtemps, les différends entre Alger et Riyad se sont cristallisés autour des positions prises à l’OPEP. Au sein de cette organisation, où la capacité de production de l’Arabie saoudite lui donne un avantage sur l’Algérie, la ligne toujours défendue par Alger – qui consiste à vouloir aller vers plus de régulation – a souvent butté sur la volonté l’Arabie saoudite de noyer ce même marché, ce qui n’a pas manqué de provoquer des tensions.
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Ces dernières années, c’est autour des questions régionales que les divergences sont apparues au grand jour. En effet, Alger et Riyad sont loin d’être sur la même longueur d’ondes s’agissant des principaux dossiers qui affectent la sécurité et la stabilité de la région.
Sur le Yémen et la Syrie, notamment, les deux capitales ne partagent pas la même analyse de la situation – Alger défendant une solution politique. Même chose au sujet de la coalition militaire islamique créée à l’initiative de Riyad regroupant une quarantaine de pays musulmans ou à majorité musulmane. Le refus d’Alger de prendre part à cette coalition a irrité l’Arabie saoudite au plus haut point.
De plus, l’équidistance observée par Alger face à l’antagonisme qui oppose Téhéran et Riyad est très mal perçue par la monarchie. L’Arabie saoudite voit d’un mauvais œil le fait qu’un pays à majorité sunnite et membre de la Ligue arabe ne s’aligne pas sur sa position dans le conflit qu’il oppose à l’Iran chiite.
« Position de réserve »
Selon un diplomate algérien, « les différends avec Riyad ne sont pas des moindres, particulièrement sur la gestion des dossiers régionaux.
Cependant, Alger ne peut plus peser toute seule au sein de la Ligue arabe depuis que certains pays comme la Syrie en sont exclus et que d’autres sont empêtrés dans leurs propres problèmes internes comme l’Irak et la Libye. Ce qui explique les dernières positions de réserve adoptées par l’Algérie au sein de ladite organisation, notamment sur la question du Hezbollah libanais. »
Selon lui, « Alger n’a pas intérêt à se retrouver complètement marginalisée au niveau régional dans un contexte géopolitique des plus incertains ».
« Alger n’a pas intérêt à se retrouver complètement marginalisée au niveau régional dans un contexte géopolitique des plus incertains »
- Un diplomate algérien
Il est vrai que l’Arabie saoudite a très mauvaise réputation auprès de l’opinion publique algérienne qui n’hésite pas à le faire savoir sur les réseaux sociaux de manière souvent virulente. Pour preuve, l’affaire du tifo de Ain M’lila.
Le 15 décembre, lors d'un match du championnat algérien de deuxième division, des supporteurs du club d'Ain M'lila (400 km au sud-est d'Alger) ont déployé une immense banderole affichant un portrait mêlant les visages du roi Salmane et du président américain Donald Trump, au côté de l'image de la mosquée al-Aqsa de Jérusalem, avec le slogan : « les deux faces d'une même pièce ».
La monarchie du Golfe est en effet soupçonnée de chercher à normaliser secrètement ses relations avec Israël et de vouloir entraîner les pays arabes derrière elle, trahissant ainsi la cause palestinienne.
Mais Alger, cherchant à calmer le jeu et à aplanir les différends avec Riyad, s’est empressée de réagir afin de contenir l’incident, et le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, est allé jusqu’à exprimer les excuses officielles de l’Algérie suite à cet incident.
En décembre, Alger a aussi officiellement condamné le tir de missile balistique par les miliciens houthis en direction du territoire saoudien.
Pour Mohcen Khanniche, enseignant-chercheur en sciences politiques et relations internationales à l’Université de Blida, « la position d’Alger est actuellement dictée par deux éléments essentiels : son éternel refus de s’immiscer dans les affaires internes des autres pays et une nouvelle tendance, depuis quelques années, à se montrer moins empressée à réagir aux dossiers qui agitent le Moyen-Orient. »
« La position d’Alger répond beaucoup plus à des principes constants qu’à la nécessité de réagir aux défis immédiats »
- Mohcen Khanniche, enseignant-chercheur en sciences politiques et relations internationales à l’Université de Blida
Selon lui, « la position d’Alger est dogmatique, dans la mesure où elle répond beaucoup plus à des principes constants qu’à la nécessité de réagir aux défis immédiats. » Au sujet du conflit opposant Téhéran à Riyad, il estime qu’Alger entretient une tradition de bonnes relations avec Téhéran depuis plusieurs décennies, notamment suite au rôle de médiateur qu’elle a joué dans le conflit armé entre l’Irak et l’Iran et lors de la crise des otages américains en 1979.
Quant aux relations avec Riyad, le chercheur estime qu’elles sont aussi tributaires de la position du Royaume sur le dossier du Sahara Occidental et de son soutien affiché en faveur du Maroc.
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Un ancien diplomate algérien affirme que « la doctrine de l’Algérie en la matière est de ne pas prendre position sur les différends régionaux, d’écouter tout le monde et d'appeler à une solution négociée. » Et d’ajouter que le Moyen-Orient “est une région complexe dans laquelle les enjeux stratégiques dépassent la dimension des États de la region. La prevue, c'est que les mécanismes de coopération, concertation et dialogue n 'ont pas fonctionné. »
« Étant donné que Donald Trump n'est pas le dirigeant le plus crédible en ce moment, les tensions entre les pays de la région risquent de durer »
- Un ancien diplomate
Selon lui, « seuls les États-Unis arriveraient à rétablir le dialogue entre ces pays. Mais étant donné que Donald Trump n'est pas le dirigeant le plus crédible en ce moment, les tensions entre les pays de la région risquent de durer. »
À une question qui lui a été posée sur les bonnes relations qui relient actuellement l’Algérie à l’Iran, le ministre algérien des Affaires étrangères Abdelkader Messahel a déclaré que les relations d’Alger avec l’Iran n’étaient pas « incompatibles avec les relations entre Alger et les pays arabes ».
Autrement dit, Alger refuse de céder à la grille de lecture confessionnelle, opposant sunnites et chiites, que l’Arabie saoudite veut imposer au sein de la Ligue arabe, entraînant avec elle ses alliés, notamment parmi les monarchies arabes.
Photo : Le ministre algérien des Affaires étrangères Abdelkader Messahel a déclaré que les relations d’Alger avec l’Iran n’étaient pas « incompatibles avec les relations entre Alger et les pays arabes » (AFP).
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