La crise de la dette expose les failles de l’économie du Kurdistan
ERBIL, Irak – La région kurde d’Irak, depuis longtemps coqueluche de la communauté internationale pour avoir réussi à garder le groupe État islamique (EI) à distance et à absorber ainsi plus d’un million de personnes déplacées par la guerre, est en crise.
Alors que les choses se passent toujours bien sur le champ de bataille, où les Kurdes arrachent parfois des morceaux de territoire au califat autoproclamé, le gouvernement régional kurde (KRG) est totalement fauché.
Les salaires des employés du secteur public – notamment les combattants qui gardent le front – ont quatre mois de retard et ont été réduits. Selon ses propres comptes, le gouvernement est endetté à hauteur de 14,5 milliards d’euros.
Cela revêt une grande importance non seulement parce que les peshmergas (nom sous lequel sont connues les milices kurdes) perdent petit à petit leur volonté de combattre, mais parce qu’au Kurdistan, presque tout le monde travaille pour le gouvernement.
Les Kurdes déplorent leur mauvaise fortune, demandant une aide internationale pour soutenir leur effort de guerre et le coût de l’hébergement d’1,4 millions d’Irakiens déplacés et de réfugiés syriens.
Le KRG n’a pas divulgué publiquement le montant souhaité, mais a fait allusion à un rapport de la Banque mondiale datant de février 2015, qui estime les frais de la crise des réfugiés à 1,27 milliard d’euros.
« Il est temps pour la communauté internationale et le gouvernement irakien de se manifester et d’assumer leur part des responsabilités humanitaires en fournissant une aide financière directe pour permettre au KRG d’empêcher au moins l’effondrement imminent de la région », indique un rapport publié par le ministère de l’Intérieur en janvier.
Autodestruction ?
Toutefois, les critiques font valoir que les problèmes autodestructeurs dont souffre l’économie kurde sont largement passés sous silence, de même que le rôle du KRG dans cette situation.
« Le KRG est responsable de la crise financière, sa politique économique est un échec », estime Sarkawt Shamsulddin, co-fondateur de la Kurdistan Policy Foundation.
Par rapport à ses obligations, le fardeau qui pèse sur le KRG du fait de la guerre et du déplacement de population est faible.
Selon Safeen Dizayee, porte-parole du KRG, le coût de la guerre contre l’EI équivaut à environ 90,8 millions d’euros par an, en plus des 1 270 millions d’euros, avancés par la Banque mondiale, que le KRG débourse pour couvrir les activités humanitaires.
Ces chiffres placent le coût total de la guerre et ses conséquences humanitaires à environ 1,36 milliard d’euros par an, soit environ 113 millions d’euros par mois.
Cette dépense est compensée légèrement par les milliers d’Irakiens déplacés qui dépensent leur salaire du gouvernement irakien en logement et nourriture au Kurdistan, par les emplois locaux créés par les nombreuses ONG étrangères qui travaillent sur place et par les dépenses généreuses de ses employés expatriés.
C’est également une fraction des dettes dues par le KRG, sans compter les salaires qu’il doit encore à ses employés.
Une grande partie du gâchis financier est dû au litige actuel sur le pétrole du Kurdistan et à la dépendance de l’économie sur les recettes provenant des hydrocarbures.
Si la région autonome kurde réalisait ses ambitions de sécession vis-à-vis de l’Irak, le Kurdistan serait la définition même d’un État pétrolier.
Selon ses propres chiffres, 90 % des revenus du gouvernement sont tirés des ventes de pétrole, laissant le KRG exposé aux aléas des marchés de l’énergie.
Cette dépendance excessive a laissé le gouvernement brutalement exposé à la chute des prix du pétrole, lesquels s’effondrent depuis que l’Arabie saoudite a décidé de s’attaquer aux producteurs américains de pétrole de schiste en 2014. Ces neuf derniers mois, les prix ont encore diminué et oscillent maintenant autour de 34 dollars le baril.
Le casse-tête du pétrole
Le problème est aggravé par la politique. Depuis que les Kurdes ont initié un boom pétrolier en signant leurs premiers contrats avec des compagnies pétrolières internationales directement en 2007, le KRG et le gouvernement central sont à couteaux tirés.
Bagdad craint à juste titre qu’une industrie pétrolière indépendante stimule les perspectives d’un Kurdistan qui fasse sécession de l’Irak, et a privé la région de sa part du budget national pour une grande partie de l’année 2014.
En conséquence, les Kurdes ont commencé à vendre du pétrole indépendamment du gouvernement central, mais Bagdad a réussi à limiter cela en menaçant les acheteurs de poursuites judiciaires.
Un accord visant à rétablir les paiements budgétaires par Bagdad en échange de pétrole kurde vendu par la société de commercialisation publique s’est effondré en 2015 et le KRG a depuis repris ses exportations indépendantes.
Cela laisse le gouvernement à court d’argent. Selon Iraq Oil Report, expert en la matière, le KRG doit vendre son pétrole 10 dollars en dessous du prix du baril de Brent, puisque le statut juridique douteux de ces ventes implique une prime de risque très élevée vu que les acheteurs risquent d’être poursuivis en justice.
Après les paiements aux compagnies pétrolières, le gouvernement n’avait plus que 300 millions d’euros de recettes en janvier, moins de la moitié de la paie mensuelle de 635 millions d’euros pour le secteur public, selon les déclarations à Middle East Eye de Patrick Osgood, le chef du bureau d’Iraq Oil Report à Erbil.
Bien qu’Iraq Oil Report affirme que les paiements budgétaires de Bagdad au KRG s’élèvent à pas moins de 400 millions d’euros chaque mois, le porte-parole du KRG affirme que la région n’a jamais reçu plus de 363 millions d’euros par mois, compte tenu que le gouvernement central est également aux prises avec ses propres problèmes fiscaux.
Cependant, les options d’emprunt du KRG atteignant les plafonds autorisés, le différend avec le gouvernement central prive aussi les Kurdes de l’accès aux marchés internationaux des titres de créance. En tant qu’État souverain, l’Irak est en mesure d’emprunter, ce que ne peut pas la région autonome, d’après les analystes.
Depuis que l’EI a brisé l’intégrité territoriale de l’Irak, le président de longue date du KRG Masoud Barzani a exprimé ouvertement son ambition d’un Kurdistan indépendant. Toutefois, le gouvernement est en train de payer le prix de sa stratégie visant à recourir à l’économie pour faire avancer cette cause.
En s’opposant à Bagdad, les Kurdes ont beaucoup parié sur le fait que les choses prendraient la direction qu’ils espéraient. Alors que le prix du pétrole ne montre aucun signe de reprise, et avec le trésor public à sec, ce pari est loin d’être gagné.
« La politique économique du KRG est un échec. Il a tout risqué sur une chose qu’il ne peut pas contrôler, sans comprendre les défis », a déclaré Shamsulddin.
Le paradoxe de l’indépendance
Dans sa quête pour l’indépendance, le KRG n’a pas vraiment pensé à se différencier du pays auquel il continue d’appartenir. Comme le reste de l’Irak, le Kurdistan reste entièrement tributaire des revenus du pétrole et très peu de choses ont été entreprises pour y remédier, selon les analystes.
« Le KRG fait maintenant du rattrapage avec son économie. Il n’a pas été en mesure de diversifier l’économie pendant le boom et maintenant la région doit entreprendre des réformes et prendre des décisions difficiles. La diversification doit être un pilier central des futures réformes », explique Ahmed Ali, chercheur à l’Institute of Regional and International Studies.
Ces réformes sont inexistantes pour les opposants. Alors comme maintenant, les efforts déployés pour encourager la croissance dans l’agriculture ou l’industrie agroalimentaire par exemple sont insuffisants, malgré le fait que la majeure partie des produits sont importés de Turquie ou d’Iran, tandis que les champs du Kurdistan sont en friche.
Pour aggraver les choses, le secteur privé est largement détenu par des hauts dirigeants des deux principaux partis politiques, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), entravant la concurrence, selon les analystes.
Les entrepreneurs qui cherchent à investir au Kurdistan doivent se contenter d’abandonner leurs parts dans leur entreprise à des politiciens aux relations haut-placées, rapporte Shamsulddin.
« Le gouvernement doit créer un secteur privé, mais un secteur qui ne soit pas basé sur le capitalisme de connivence », a déclaré Shwan Sharey, professeur d’économie à l’Université Ishik de Souleimaniye.
« Si le KRG avait diversifié son économie, il ne serait peut-être pas dans cette situation. Il rencontrerait quelques difficultés, mais pas autant. »
Un secteur privé plus développé aurait non seulement rendu l’économie plus résistante à la chute des prix du pétrole, mais aussi allégé l’imposante bureaucratie gouvernementale, selon les analystes. Mais parmi les partis au pouvoir, peu semblent disposés à imaginer une main-d’œuvre indépendante des deniers publics.
Le PDK et l’UPK, qui ont dirigé conjointement le Kurdistan ces dix dernières années, ont développé un vaste réseau de patronage, offrant des emplois gouvernementaux confortables en échange de la loyauté politique.
« C’est une façon de rester au pouvoir. Tout le monde est employé par le gouvernement. Lorsque vous avez le contrôle sur le salaire de quelqu’un, il est facile de dire ‘’votez pour moi’’ », résume Sharey.
En dépit des grèves de plus en plus suivies des fonctionnaires qui protestent contre les salaires impayés et les réductions de salaire, ce système politique ancré résiste à toute réforme fondamentale et continuera d’étouffer l’économie tout en constituant un lourd fardeau sur le budget.
« De vraies réformes nécessiteraient de restructurer le système. Il n’y a aucune volonté politique de changement radical. Ils attendent que les prix du pétrole repartent à la hausse et ensuite ils continueront comme avant », conclut Shamsulddin.
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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