La France entre l’ombrageuse Algérie et le sourcilleux Maroc
Une diplomatie d’équilibriste : ne pas fâcher Alger sans irriter Rabat
Ces 9 et 10 avril, Manuel Valls s’est rendu en voyage officiel en Algérie. L’an passé, exactement à la même date, c’est au Maroc que le Premier ministre français avait été reçu. Cette coïncidence temporelle marque, au-delà de la simple anecdote, la précision chirurgicale de la diplomatie française vis-à-vis des deux pays frères ennemis du Maghreb.
Pourtant, celle-ci a aussi connu quelques ratés sous la présidence Hollande. Le dernier en date ? La nomination en février dernier de la Marocaine Audrey Azoulay au ministère de la Culture. Colère froide à Alger, que la « marocanisation » du gouvernement Valls inquiète, d’autant que la nouvelle ministre n’est autre que la fille d’André Azoulay, conseiller du roi Mohamed VI.
Si ces nominations de personnalités « issues de l’immigration » répondent à une volonté du gouvernement de montrer son ouverture sur la « diversité française » à des fins nationales, dans la lignée initiée par Nicolas Sarkozy, elles sont minutieusement scrutées par les pays d’origine comme un signe de l’orientation diplomatique de la France.
« La ministre de l’Éducation, Najat Vallaud-Belkacem, est aussi d’origine marocaine, tout comme Myriam el-Khomri, la ministre du Travail. On ne peut pas comprendre la réaction d’Alger si on n’a pas en tête que trois ministères importants sont désormais occupés par des ministres d’origine marocaine », analyse pour Middle East Eye Pierre Vermeren, spécialiste du Maghreb et professeur à la Sorbonne.
Pourtant, dès après son élection en 2012, François Hollande avait fait en Algérie sa première visite comme chef d’État au Maghreb, ce qui avait fait grimacer du côté de Rabat : « Pendant longtemps, tout nouveau président se rendait d’abord au Maroc. Mais François Hollande avait fait le contraire », rappelle à MEE Mansouria Mokhefi, spécialiste du monde arabe et enseignante à l’Université de New-York.
François Hollande avait également multiplié les gestes symboliques envers Alger : défilé des troupes algériennes sur les Champs-Élysées en juillet 2014, reconnaissance du massacre de Sétif du 8 mai 1945, lorsque des manifestations indépendantistes en Algérie furent violemment réprimées par l’armée françaises, ou encore commémoration des événements d’octobre 1961, quand des Algériens défilant pour l’indépendance de leur pays et contre le couvre-feu furent jetés à la Seine.
Or, le Maroc avait été habitué à un traitement privilégié par les gouvernements de droite qui avaient précédé, nouant des liens particuliers avec Jacques Chirac ou Nicolas Sarkozy. Si le tropisme marocain de la droite semblait acquis, les socialistes français avaient longtemps été réputés plus sensibles aux sirènes algériennes. La grave crise qu’ont connue les relations franco-marocaines pendant un an sous le socialiste François Hollande a semblé en apporter la démonstration : de passage à Paris en février 2014, Abdellatif Hammouchi, chef du contre-espionnage marocain, fut convoqué par un juge français qui instruisait le dossier d’une plainte déposée contre lui par des opposants marocains pour « tortures ». Une année de colère qui ne s’apaisera qu’avec l’annonce de la nomination au rang d’officier de la Légion d’honneur de ce même Abdellatif Hammouchi par Paris en février 2015.
Depuis, les relations franco-marocaines sont au beau fixe : « La relation franco-marocaine est moins difficile qu’avec la contrepartie algérienne. Cela est dû au passif historique entre les deux pays. Mais l’élite française se reconnaît aussi plus facilement dans les élites marocaines pour ce qui est des codes culturels, des modalités de négociations », analyse pour MEE Mansouria Mokhefi.
Côté algérien, ce retour du Maroc inquiète évidemment, même si officiellement, le pouvoir se fait parfois une spécialité d’attaquer la France sur l’héritage colonial : « Les Algériens ne veulent pas revivre ce qui s’est passé avec Nicolas Sarkozy, qui était très proche du Maroc où il effectuait de longs séjours. On avait retrouvé avec lui un niveau d’excellence avec le Maroc comme à l’époque de Chirac. Alger avait très mal vécu cela », indique Pierre Vermeren.
La pierre d’achoppement de la question sahraouie
On ne peut comprendre l’inquiétude que montrent Alger et Rabat à chaque mouvement réel ou supposé de Paris vers le frère ennemi si l’on n’a pas en tête la question sahraouie, véritable pierre d’achoppement de leur relation.
Le Sahara occidental, ancienne colonie espagnole annexée par le Maroc en 1975, est revendiqué par le Front Polisario. Soutenu par Alger, ce mouvement indépendantiste sahraoui réclame un référendum d’autodétermination tandis que le Maroc propose un plan d’autonomie de ce qu’il appelle « ses provinces du Sud ». En soutenant le Front Polisario, Alger entend se poser en champion de l’autodétermination à l’échelle du continent. Mais il s’agit aussi de contenir toute velléité du royaume chérifien de contester les frontières nées de la décolonisation, ce qui menacerait la souveraineté algérienne sur les villes de Tindouf et Béchar ou même de Tlemcen, dans la tentation d’un « Grand Maroc » lorgnant vers l’Est.
Au plan africain, la solution du référendum défendue par Alger a le soutien de plusieurs pays dont le Nigeria ou l’Afrique du Sud. Le Maroc, quant à lui, est handicapé par le fait qu’il s’est retiré de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1984 après que l’organisation panafricaine a accepté la République arabe sahraouie démocratique comme membre à part entière. Mais Rabat a su contourner habilement l’obstacle en misant sur une coopération Sud-Sud qui lui a permis peu à peu de rallier à sa sphère d’influence les pays d’Afrique de l’Ouest.
Aujourd’hui, les relations entre les deux rivaux sont glaciales. En octobre 2015, la délégation algérienne a décidé d’inscrire la question sahraouie à l’agenda onusien, initiative à laquelle le Maroc a riposté aussitôt en agitant la question de « l’indépendance de la Kabylie » dans ces mêmes instances.
Et cette « guerre froide » maghrébine a aussi son « mur de Berlin » puisque depuis juin 2015, le Maroc construit un mur de 100 km à sa frontière terrestre avec l'Algérie, officiellement pour lutter contre les menaces terroristes, l’immigration clandestine et la contrebande d’hydrocarbures. Cette frontière terrestre est d’ailleurs fermée depuis 1994, date à laquelle, suite à l'attentat de Marrakech, le Maroc décida d'imposer un visa d’entrée aux ressortissants algériens. L'Algérie ferma alors ses frontières en guise de riposte à cette décision.
Dans ce contexte, tout rapprochement de Paris avec Alger est donc perçu à Rabat comme pouvant impulser un changement de la position française sur le dossier sahraoui : « Toute l’activité diplomatique du Maroc a pour but de faire accepter la marocanité du Sahara occidental. Or, l’amitié de la France pour Rabat est fondamentale car ce pays est membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. De plus, Paris décide au sein de l’Europe d’une grande partie de la politique commune au Maghreb. Rabat redoute que la France se déclare neutre dans cette affaire même si elle a toujours soutenu, de façon discrète mais fidèle, la marocanité du Sahara », précise Pierre Vermeren.
Pour le spécialiste du Maghreb, la motivation de l’Algérie est quant à elle à chercher du côté du modèle politique : « Le pays se prévaut d’être une république socialiste avec une modernité politique, même si celle-ci a pris du plomb dans l’aile. Elle ne comprend pas que la France régicide et républicaine soit aussi liée au Maroc, qu’elle considère comme un régime féodal. Mais le vrai moteur est vraiment la question du Sahara, qui est pareille à une guerre froide paralysant la région ».
Soft power marocain versus hard power algérien ?
Si les deux frères ennemis maghrébins sont en compétition afin de bénéficier au mieux de la bienveillance de Paris, cette rivalité n’est aussi que la continuation par d’autres moyens de deux ambitions régionales antagonistes. Dans une région aussi volatile que le Maghreb, chacun tente de se poser en pays incontournable aux yeux de Paris.
L’Algérie, riche de ses ressources naturelles, forte de son armée au budget important et de ses services de renseignement, a misé sur la puissance classique, ou hard power. Le Maroc, quant à lui, a déployé une diplomatie d’influence et a joué d’abord la carte économique, nouant des liens étroits avec des pays comme le Mali, le Sénégal ou encore le Burkina Faso. La France est également le premier partenaire économique du Maroc alors qu’elle a été détrônée par la Chine dans ses relations économiques avec l’Algérie.
Autre carte pour le royaume, celle de l’autorité religieuse. Ainsi en 2013, le pays a signé avec le Mali un accord sur la formation de 500 imams maliens afin de lutter contre un islam wahhabite importé par des prédicateurs étrangers et de promouvoir l’islam malékite, école du droit musulman sunnite qui est majoritaire au Maghreb et en Afrique de l’Ouest. Paris ne pouvait considérer cette initiative que d’un bon œil alors que l’opération Serval lancée en janvier 2013 avait précisément pour but de repousser les troupes djihadistes au Nord du Mali.
Le Maroc n’a pas non plus ménagé sa capacité de séduction culturelle, parfois pudiquement qualifiée d’« esprit seigneurial » avec son arsenal d’invitations et autres cadeaux à titre gracieux. Pour Pierre Vermeren, « le Maroc s’est spécialisé dans l’accueil des personnalités françaises, c’est une diplomatie d’influence que l’ancien roi Hassan II avait déjà mise en place. Cela touche un spectre large des élites françaises, qu’elles soient politiques, culturelles, journalistiques, industrielles… la gauche, la droite ou le Front national. Il n’y a aucun tabou du moment que ces personnes sont perçues comme pouvant avoir une influence ».
Face à cette diplomatie souple, l’Algérie ressemble de plus en plus à un Gulliver empêtré. D’autant que, selon Mansouria Mokhefi, le pays fait l’objet de vives critiques de la part des États de la bande sahélienne, qui considèrent qu’Alger ne fait pas grand-chose pour la sécurité de la région : « L’armée algérienne a pour principe de ne pas se déployer à l’extérieur. Or à l’intérieur du pays, certains estiment que cette armée ne sert donc qu’à maintenir le régime, écraser l’opposition et assurer la sécurité intérieure. Certains veulent qu’elle agisse à l’extérieur et qu’elle mette fin à la déstabilisation de la région », explique-t-elle à MEE.
Plus encore, le Maroc joue de plus en plus ouvertement la carte de la sécurité, se posant en rival direct de l’Algérie. Rabat tente de se rendre incontournable dans le domaine de la lutte contre le terrorisme au Maghreb en nouant des liens avec les pays du Sahel, pourtant traditionnellement plus proches de l’Algérie. Ainsi, en novembre 2013, dix-neuf pays dont la France, la Libye et le Mali ont posé, à Rabat, le principe de la création d’un centre de formation conjoint pour la sécurité des frontières.
Les services marocains ont en outre su se révéler décisifs dans l'identification des auteurs des derniers attentats de Paris. Mille cinq cents ressortissants marocains se trouveraient dans les rangs de l’organisation terroriste État islamique (EI).
Face à ces deux rivaux, le numéro d’équilibriste devient difficile à tenir pour une France plongée dans la menace terroriste. D’autant que la région du Maghreb, traditionnellement considérée comme son arrière-cour en raison de liens historiques, économiques et humains forts, voit l’EI s’implanter en Libye et AQMI (al-Qaïda au Maghreb islamique) perdurer dans la bande saharo-sahélienne. Ce djihadisme international menaçant aux portes de sa frontière sud constitue pour Paris une inquiétude évidente. Toute son action se résume donc à maintenir les meilleures relations possibles avec les deux pays ennemis, lesquels aspirent chacun à se rendre indispensables dans la lutte pour la sécurité et la stabilité de la région.
Les diasporas algériennes et marocaines dans la perspective de 2017
Dans leur course à l’influence outre-Méditerranée, tant Alger que Rabat semblent considérer que leurs diasporas respectives constituent un puissant relais d’influence. On compte plus d’1,3 million de Franco-Marocains sur deux générations en France (Insee 2008). D’autre part, selon une autre étude de l'Insee, les immigrés algériens et leurs enfants (au moins un parent né en Algérie) étaient 1 713 000 en France en 2012.
La diaspora marocaine fait totalement partie de la diplomatie déployée par Mohamed VI. En février dernier, dans un geste évident en faveur de cette diaspora, des engagements ont été pris pour un meilleur accueil dans les consulats. Autre indice de cette politique de proximité avec la communauté franco-marocaine, sur les seize consuls généraux, six ont été remplacés car accusés d’avoir manqué à leurs obligations envers cette diaspora qui fait l’objet de la sollicitude directe du monarque alaouite.
Côté algérien, tout homme politique français qui aspire à un destin présidentiel semble faire d’Alger le passage obligé à son dessein. Le candidat François Hollande n’avait pas dérogé à la règle en se rendant dans la ville blanche l’année précédant son élection. Dans la perspective de 2017, c’est Alain Juppé qui a fait le voyage, sans doute, comme le note Pierre Vermeren, parce qu’« il est perçu comme plutôt proche du Maroc du fait de son héritage chiraquien et qu’il lui faut montrer qu’il n’est pas hostile à Alger ».
Les hommes politiques français n’ignorent pas que dans une élection présidentielle au score de plus en plus serré, ces diasporas pourraient faire la différence. Comme le note Mansouria Mokhefi, « la droite sait que les Franco-Algériens qui ont voté pour Hollande en 2012 dans leur grande majorité ne sont pas prêts à le refaire. La posture guerrière de François Hollande et la loi du mariage pour tous ont refroidi cet électorat ».
Pourtant, Pierre Vermeren nuance le poids de ces diasporas : « Tous les hommes politiques français pensent leur relation avec ces deux pays d’un point de vue électoral. Mais c’est une erreur car le vote des électeurs franco-algériens ou franco-marocains se fait en considération de questions internes plutôt qu’en raison de leur origine ».
Photo : le Premier ministre français Manuel Valls (centre, second plan), son homologue algérien Abdelmalek Sellal (droite, second plan) et le ministre français de la Justice Jean-Jacques Urvoas (gauche, second plan) assistent à la signature d’un accord entre la France et l’Algérie par le ministre algérien de l’Éducation supérieure et de la Recherche, Taha Hadjar, et la ministre française de l’Éducation, Lajat Vallaud-Belkacem, au palace gouvernemental à Alger, le 10 avril 2016 (AFP).
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