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Le Maroc arrive à une étape critique de son processus de réforme

Le roi Mohammed VI peut faire le choix de maintenir le rythme des réformes et ainsi conserver son autorité, ou bien l’accélérer en renonçant à une partie de ses pouvoirs

FÈS, Maroc – Il y a deux semaines, les autorités marocaines ont arrêté dix membres d’une cellule en lien avec le groupe auto-proclamé État islamique (Daech), qui étaient en train d’organiser des attaques terroristes sur le sol marocain. Contrairement aux précédentes attaques en lien avec Daech en Afrique du Nord, cette tentative finalement déjouée révèle un changement dans les tactiques des cellules terroristes affiliées à Daech dans la région.

Dans le cas présent, les militants, qui étaient en possession d’armes introduites clandestinement dans le royaume via une Libye en pleine guerre, avaient l’intention de lancer la première attaque chimique de leur organisation hors de l’Irak et de la Syrie.

Le royaume du Maroc ne se retrouve pas seulement face à un problème à l’échelle régionale qui se caractérise par une menace grandissante de Daech et de ses affiliés au Maghreb. Cinq ans après le Mouvement du 20 février au Maroc et à quelques mois des élections législatives de 2016, le pays fait également face à des défis nationaux.

L’issue de ce scénario complexe est incertaine. Elle dépend aussi bien de la résolution des conflits dans la région que du rythme des réformes dans le pays.

Ce dernier paramètre dépend lui-même du roi Mohammed VI, qui va devoir choisir entre gérer les questions nationales progressivement et à rythme constant, comme il l’a fait jusqu’à présent, et accélérer le processus comme le lui réclame son peuple.

Le mouvement marocain pro-démocratie

Le 20 février 2011, les Marocains se sont massivement emparés des rues. Plus de 40 groupes de défense des droits de l’homme et organisations politiques se sont rassemblés pour apporter leur soutien à la jeunesse du Mouvement du 20 février, qui a orchestré des manifestations dans tout le pays dans le but de lancer un processus de démocratisation au Maroc.

Heureusement, ces manifestations n’ont pas débouché sur des violences. Le roi Mohammed VI, contrairement à ses homologues du Bahreïn et de la Syrie, n’a pas pris de mesures de répression contre son peuple. De leur côté, les Marocains ont fait le choix de manifestations pacifiques plutôt que de se lancer dans de violents mouvements contestataires, se différenciant ainsi de leurs voisins de Tunisie, de Libye et d’Égypte, où les manifestants ont renversé les dirigeants de leurs régimes respectifs.

Le roi Mohammed VI a répondu aux demandes du mouvement le 9 mars 2001 en promettant la mise en œuvre de réformes constitutionnelles, avec notamment la création d’une justice indépendante et l’élection d’un gouvernement reflétant les désirs du peuple marocain.

Avec cet objectif en tête, il a nommé un comité pour la rédaction des projets de réformes constitutionnelles, ces dernières ayant ensuite été approuvées lors d’un référendum national le 1er juillet 2011. Selon le ministère de l’Intérieur, 98,5 % des votants se sont montrés favorables au changement, y compris aux dispositions prévoyant de réduire les pouvoirs du roi.

En novembre 2011, des élections parlementaires ont permis l’accession au pouvoir d’un nouveau gouvernement dirigé par le Parti de la justice et du développement (PJD), un parti islamiste modéré qui n’avait encore jamais eu de rôle dirigeant au parlement.

Le PJD condamne le terrorisme et cherche à défendre l’identité islamique du Maroc par des moyens législatifs. Ce parti a placé les questions judiciaires et économiques au cœur de son programme, encourageant des partenariats économiques, en particulier avec l’Union européenne (UE), qui est le principal partenaire commercial du Maroc, et soutenant l’investissement public.

Mohammed, gérant de l’entreprise Driss Tissage Berbère à Fès, affirme que ces investissements publics sont tout à fait visibles. « Depuis les manifestations, il y a eu une augmentation des investissements publics à Fès. Il y a plein de projets de restauration en cours. La plupart d’entre eux se situent dans le quartier de la Quaraouiyine. Et il y a aussi le projet de restauration de l’oued Boukhareb. Je me réjouis de constater que les autorités marocaines investissent pour restaurer ma ville. En fin de compte, la restauration va se traduire par plus de tourisme, lequel va générer plus de ventes. »

Et, évoquant l’avenir, il poursuit : « Je ne suis pas très au courant de la situation politique actuelle de mon pays, a-t-il timidement ajouté. Du coup, je ne me sens pas vraiment habilité à parler de politique dans les détails. Mais j’espère qu’Allah donnera à notre roi la force de poursuivre son règne. C’est un bon roi, et nous l’aimons. Il prend vraiment soin de son peuple. »

Hamed, chauffeur de taxi né dans un petit village de la banlieue de Fès, est lui aussi satisfait de la volonté du gouvernement d’investir dans les infrastructures publiques. « Je ne lis pas les journaux, donc je ne m’y connais pas beaucoup en ce qui concerne la situation politique de mon pays. Mais les autorités marocaines investissent dans les infrastructures publiques. Ça nous fait ressembler un peu plus à l’Europe, et je suis assez content de cela. Regardez la route, dit-il en montrant la chaussée à travers la fenêtre conducteur de sa vieille Mercedes Benz. Vous voyez ces palmiers au milieu de la route ? Ils viennent d’être plantés. »

D’un autre côté, ceux qui se définissent comme des citoyens informés considèrent ces investissements publics comme un timide « pas dans la bonne direction », tout en mettant l’accent sur le besoin de mettre en place plus de réformes au niveau politique.

Rania, qui travaille dans un riad de la médina de Fès et parle plusieurs langues, pense que le Maroc est un pays stable et sans terrorisme qui a encore besoin de réformes politiques plus poussées. « Les citoyens aussi bien que les touristes sont en sécurité au Maroc. Nos services de renseignement font un excellent travail pour empêcher les attaques terroristes. Le Maroc, ce n’est pas la Tunisie. »

« Et la situation politique marocaine est stable, elle aussi. Le Maroc, ce n’est pas l’Égypte. Suite aux manifestations de 2011, notre roi a répondu au mécontentement de la population en proposant des solutions, et le nouveau gouvernement a investi dans son peuple. Je suis contente des réformes menées jusqu’à présent, et j’espère qu’il y en aura bientôt d’autres. À mon avis, le processus de démocratisation n’est pas encore accompli. »

Youssef, commercial et guide touristique indépendant qui a fait ses études en Europe, confirme le point de vue de Rania, avant d’ajouter que « les gens au Maroc sont satisfaits des réformes mises en place jusqu’à présent. Ces réformes sont un pas dans la bonne direction. Et ils constatent aussi des améliorations concrètes. Regardez autour de vous, il y a plein de projets de restauration en cours. Cependant, ce sentiment positif peut changer en l’espace de deux jours si de nouvelles réformes ne sont pas mises en œuvre.

« L’évolution de ce sentiment dépendra des décisions que le gouvernement va prendre, et, en bout de chaîne, de ce que le roi décidera. Il a encore le dernier mot dans absolument tous les domaines. C’est une chose qui n’a pas encore changé. »

Chômage et mécontentement

Suite à ce qui fut appelé le Printemps arabe, le roi Mohammed VI a présenté des projets de réformes constitutionnelles qui avaient pour but de donner plus de poids à la société civile marocaine.

Néanmoins, le roi n’a toujours pas donné suite à la réclamation principale du Mouvement du 20 février, à savoir une monarchie constitutionnelle similaire à celle du voisin espagnol.

Bien que le système politique marocain ait progressivement évolué d’un régime monarchique très centralisé vers un système parlementaire, les réformes qui ont été mises en œuvre jusqu’à présent n’ont que peu modifié l’équilibre du pouvoir entre d’un côté le roi et sa cour, qui porte le nom de makhzen au Maroc, et de l’autre le parlement. Aujourd’hui, le roi détient toujours l’essentiel du pouvoir exécutif.

De plus, même si le gouvernement a adopté des mesures visant à améliorer la situation économique du pays, on a constaté une hausse du taux de chômage. Selon des données publiées récemment par le Haut commissariat au plan, un institut statistique gouvernemental marocain indépendant, le taux de chômage du royaume a augmenté au troisième trimestre 2015 de 0,8 point au niveau national – soit de 10,3 % à 11,1 % –, et de 9 % à 9,9 % dans les zones urbaines et de 11,5 % à 12,3 % en milieu rural.

Le manque de réformes politiques et l’augmentation du taux de chômage pourraient se traduire par un mécontentement au sein de la population, ce qui encouragerait Daech à recruter encore plus dans ce pays.

De nombreuses études ont montré que Daech capitalisait sur les jeunes musulmans dont la perspective d’obtenir un emploi rémunérateur dans leur pays est relativement mauvaise. Les recrues marocaines sont un exemple de ce type de jeunes musulmans.

Aujourd’hui, environ 2 000 Marocains se battent aux côtés de Daech en Syrie et en Irak. La majorité d’entre eux viennent du nord et de l’ouest du royaume, et notamment de grandes villes comme Tanger, Salé, Casablanca et Fès. Ces régions ont toutes pour caractéristique d’avoir un fort taux de chômage chez les jeunes.

« Les jeunes ont des perspectives limitées dans les zones rurales et urbaines. Avoir un diplôme universitaire n’a plus d’importance, cela ne va pas vous empêcher de vous retrouver sans emploi », a expliqué Salma, une enseignante de la médina de Fès âgée d’une trentaine d’année qui a étudié en Espagne. « Dans ce contexte, les jeunes se radicalisent facilement. Ils sont à la recherche d’un sentiment d’accomplissement, ils veulent sentir qu’ils font partie de quelque chose d’important. Et le fait qu’ils puissent être des étudiants brillants importe peu. Cela dépend du fait qu’ils ne voient aucun autre avenir s’offrir à eux.

« La plupart de mes étudiants de la médina ne font qu’hériter du commerce familial. Même s’ils veulent devenir médecins ou ingénieurs, ils finissent par vendre des poteries aux touristes », a-t-elle affirmé avec mécontentement.

Ces régions sont aussi caractérisées par l’existence de mouvements salafistes à l’échelle locale. L’échec du Maroc à intégrer correctement les membres de ces mouvements dans son paysage politique contribue à la campagne de recrutement de Daech.

Historiquement, le Maroc a toujours mis en place une approche des mouvements salafistes locaux fondée sur la sécurité. Et, puisqu’il s’agissait de sécurité, la question de ces mouvements a toujours été traitée par le ministère de l’Intérieur et les agences de renseignement intérieur et extérieur, qui sont tous sous la coupe du roi.

Malgré certains efforts pour inclure ces mouvements dans les forces d’opposition sur la scène politique, beaucoup de leurs partisans se sentent toujours victimes de répression, et ils craignent de subir des répercussions fâcheuses. Ces sentiments ont poussé les recrues marocaines à rejoindre Daech en Syrie et en Irak, où elles sont intégrées à une communauté.

L’adoption d’une approche plus équilibrée dans la période qui a suivi le Printemps arabe a permis d’intégrer les groupes ayant renoncé à la violence. Cependant, il en faut plus pour garantir la sécurité sans sacrifier les libertés et les droits fondamentaux.

« Par exemple, le roi et le gouvernement pourraient en faire plus pour inclure les salafistes modérés dans le processus politique, a proposé Ismaïl, étudiant marocain faisant des recherches universitaires en Espagne pour son diplôme. Ils pourraient aussi inclure les salafistes modérés dans les organes religieux officiels. Cette démarche d’ouverture pourrait permettre d’éviter la radicalisation de citoyens marocains et les dissuader de rejoindre Daech en Syrie et en Irak. »

Deux itinéraires possibles

Aujourd’hui, le Maroc représente l’économie la plus compétitive d’Afrique du Nord ainsi qu’un pays politiquement stable et exempt de terrorisme qui attire plus de 10 millions de touristes chaque année.

Ce contexte positif pourrait être remis en cause. Malgré les avancées faites au Maroc les cinq dernières années sur les plans politique et économique, les Marocains pourraient finir par se fatiguer de l’actuelle stagnation politique et descendre à nouveau dans les rues pour réclamer de nouvelles réformes.

De plus, la présence de plus en plus importante de Daech en Lybie représente une menace pour les pays avoisinants, et notamment le Maroc.

Face à cette situation, le roi Mohammed VI n’a que deux options possibles : il peut faire le choix de maintenir le rythme des réformes et ainsi conserver son autorité, ou bien l’accélérer en renonçant à une partie de ses pouvoirs.

« J’espère que c’est la seconde solution qui l’emportera », a affirmé Mohammed, citoyen de double nationalité marocaine et espagnole qui fait commerce avec des entreprises européennes. « Inch’Allah », m’a-t-il dit le sourire aux lèvres.

- Tania Ildefonso Ocampos est une analyste politique espagnole spécialisée dans les stratégies de l’UE au Moyen-Orient. Elle a effectué par le passé un stage Robert Schuman (à l’Unité euro-méditerranéenne et moyen-orientale de la Direction générale des politiques extérieures du Parlement européen), et elle a obtenu un master en Histoire du Moyen-Orient à l’université de Tel-Aviv, en Israël.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteure et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Des partisans marocains du mouvement réformiste du 20 février participent à une manifestation à l’occasion du cinquième anniversaire de la création du mouvement sur la place Bab el-Had à Rabat, capitale du Maroc, le 20 février 2016 (AA).

Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

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