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Pour l’historien Jan Koura, « Ben Barka a espionné les dirigeants arabes lors de la visite de Khrouchtchev en Égypte »

Le chercheur tchèque affirme que le célèbre leader de gauche marocain Mehdi Ben Barka a espionné des pays arabes et africains pour le compte de Prague. Confronté au démenti de la famille de l’ancien opposant, il détaille les conclusions de son étude
De gauche à droite : le président égyptien Gamal Abdel Nasser, le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev, le président irakien Abdel Salem Aref et le président yéménite Abdallah al-Sallal, le 13 mai 1964 en Égypte (AFP)
De gauche à droite : le président égyptien Gamal Abdel Nasser, le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev, le président irakien Abdel Salem Aref et le président yéménite Abdallah al-Sallal, le 13 mai 1964 en Égypte (AFP)

Mehdi Ben Barka était-il un agent de l’Est ? C’est la conclusion d’une étude de l’historien tchèque Jan Koura réalisée sur la base d’archives déclassifiées des services secrets tchécoslovaques.

Publié d’abord en novembre 2020 dans la prestigieuse revue Intelligence and National Security, avant de bénéficier d’une large médiatisation grâce à un récent article du journal britannique The Observer, l’édition dominicale du Guardian, l’article est sans équivoque : la grande figure du tiers-monde et opposant à Hassan II, enlevé et assassiné en France en 1965, était un espion à la solde de la Tchécoslovaquie. Son nom de code : Cheikh.

Une photo prise vers le 4 novembre 1955 à La Celle-Saint-Cloud, en banlieue parisienne, montre Mehdi Ben Barka (centre), chef du parti indépendantiste marocain Istiqlal, avec le représentant de la résistance marocaine Abdelattif Benjelloun (gauche) en marge des négociations qui conduiront au retour au Maroc du sultan exilé Mohammed ben Youssef et à la fin du protectorat français en mars 1956 (AFP)
Une photo prise vers le 4 novembre 1955 à La Celle-Saint-Cloud, en banlieue parisienne, montre Mehdi Ben Barka (centre), chef du parti indépendantiste marocain Istiqlal, avec le représentant de la résistance marocaine Abdelattif Benjelloun (gauche) en marge des négociations qui conduiront au retour au Maroc du sultan exilé Mohammed ben Youssef et à la fin du protectorat français en mars 1956 (AFP)

« La mystérieuse disparition de Ben Barka […] l’a transformé en un grand symbole de défense des intérêts des nations du tiers-monde. Cependant, les documents tchèques récemment déclassifiés […] révèlent des détails sur sa coopération avec les services secrets tchécoslovaques, qui a duré de 1961 à sa mystérieuse disparition en 1965 », indique le document consulté par Middle East Eye.

L’hypothèse d’une collaboration du leader de la gauche marocaine avec le StB, les services secrets tchécoslovaques, n’est toutefois pas nouvelle. En 2007 déjà, le journal français L’Express avait publié une enquête du journaliste tchèque Petr Zidek affirmant que Ben Barka « était un agent de l’Est ».

Démenti du fils et de l’USFP

Une conclusion que le fils du leader de gauche, Bachir Ben Barka, a toujours contestée.

« Depuis quelques années, les atteintes à la mémoire de Mehdi Ben Barka, l’un des leaders importants du tiers-monde, symbole de la résistance au colonialisme et du combat contre le néocolonialisme, le sionisme et l’impérialisme, se répandent de manière insidieuse. Elles passent par la désinformation, la calomnie, l’insinuation ou l’amalgame », a-t-il réagi dans un communiqué le 29 décembre à la suite de la publication de l’article de The Observer.

« Plutôt que s’en prendre à ses idées et à son parcours militant, ses ennemis, ses adversaires et ses détracteurs essaient de le faire passer pour un ‘‘quelconque‘‘ espion à la solde de tel ou tel service de renseignement »

- Bachir Ben Barka, fils de l’opposant marocain

« Ce n’est pas la première fois que la mémoire et la figure de Mehdi Ben Barka sont attaquées. Plutôt que s’en prendre à ses idées et à son parcours militant, ses ennemis, ses adversaires et ses détracteurs essaient de le faire passer pour un ‘‘quelconque‘‘ espion à la solde de tel ou tel service de renseignement, aujourd’hui le StB tchécoslovaque, hier le Mossad israélien, pourquoi pas demain la CIA ou même le Cab1 [contre-espionnage] marocain ? », poursuit Bachir Ben Barka.

L’Union socialiste des forces populaires (USFP, parti issu de la première formation socialiste au Maroc, l’UNFP, dont Mehdi Ben Barka est un des cofondateurs) a lui aussi rejeté les « allégations » de The Observer.

« Nous exprimons à nouveau notre fierté envers Mehdi Ben Barka en tant que leader national et tiers-mondiste et mondial et renouvelons notre demande de mettre toute la lumière sur le crime d’enlèvement et d’assassinat du martyr [son corps n’a jamais été retrouvé]. Nous demandons également au gouvernement français de lever le secret sur tout ce qui concerne ce crime », a réclamé le parti le 28 décembre.

Questionné par MEE sur les raisons qui ont motivé cette étude, Jan Koura nie toute volonté de ternir la réputation de cette grande figure de la gauche internationale.

« Il y a quelques années, j’ai commencé à prêter plus d’attention à l’implication tchécoslovaque dans le tiers-monde pendant la guerre froide. J’ai d’abord pris conscience que Mehdi Ben Barka collaborait avec les renseignements tchécoslovaques à travers un livre de Petr Zidek publié en 2009, dans lequel il consacre environ cinq pages au sujet », retrace le chercheur.

Une première approche en 1960

« J’ai demandé aux archives les documents desquels Zidek a tiré ces informations, mais on m’a répondu qu’ils n’étaient toujours pas déclassifiés. À ma demande, ils sont sortis officiellement en 2018, et j’ai alors pu commencer à travailler sur un article sur Mehdi Ben Barka. Il a fallu parcourir des milliers de documents tchécoslovaques […] L’objectif principal de l’article était de montrer les méthodes utilisées par le StB dans les pays du tiers-monde, en utilisant l’exemple de la collaboration avec Mehdi Ben Barka », explique-t-il.

Selon l’étude, Ben Barka a été approché pour la première fois par le StB en 1960 à Paris.

« Le résident tchécoslovaque [le chef des espions de l’ambassade, dont le nom de code est MOTL] a informé le siège qu’il [Ben Barka] était un éminent politicien marocain de l’opposition également actif dans le mouvement anticolonial et pourrait être un personne d’intérêt pour le StB », précise Jan Koura.

Bachir Ben Barka estime que les révélations de Jan Koura sur son père ne sont pas fondées sur des « preuves matérielles » (AFP)
Bachir Ben Barka estime que les révélations de Jan Koura sur son père ne sont pas fondées sur des « preuves matérielles » (AFP)

L’homme aurait alors recommandé d’inviter Ben Barka à Prague à l’automne 1960 « afin de le persuader de coopérer avec le StB ». « Mais le ministre des Affaires étrangères, qui ne veut pas perturber les relations diplomatiques maroco-tchécoslovaques, s’y oppose. Ben Barka est venu pour la première fois à Prague un an plus tard à l’invitation des syndicats », poursuit l’historien tchèque.

« On ne sait pas exactement pourquoi le StB n’a pas essayé de le recruter directement pendant ce séjour – cela n’a eu lieu qu’en 1963 –, mais dès lors, Ben Barka devait savoir qu’il était en contact avec des membres des services secrets tchécoslovaques, ce qui lui avait été suggéré par un officier du StB à Prague », détaille Jan Koura, qui précise qu’après son retour en France, Ben Barka « a commencé à transmettre des documents au StB et, à sa demande, il s’est même rendu en Guinée pour en savoir plus sur la situation politique ».

« Il rencontrait des officiers du renseignement dans plusieurs pays [parfois même dans des appartements prévus à cet effet], il acceptait et exécutait les tâches qui lui étaient assignées, et il était payé pour sa coopération »

- Jan Koura, historien

Dans son communiqué, Bachir Ben Barka estime que les révélations de Jan Koura ne sont pas fondées sur des « preuves matérielles ».

« Faudrait-il croire sur parole les auteurs de ces articles lorsqu’ils avancent des affirmations aussi ridicules concernant le leader du mouvement afro-asiatique, le militant progressiste au passé incontestable ? À les croire, Mehdi Ben Barka serait devenu un agent des services secrets tchécoslovaques, manipulé par un deuxième secrétaire d’ambassade à Paris », rejette-t-il.

« Concernant la rencontre [probablement fortuite] à Paris en 1960 de Mehdi Ben Barka avec l’agent tchèque [nom de code MOTL], elle a certainement intéressé les dirigeants tchécoslovaques. Ils connaissaient la position importante qu’avait déjà acquise Mehdi Ben Barka dans le tiers-monde. Ils ont vu là une opportunité d’avoir des analyses pertinentes sur la situation internationale et ont demandé à leur agent de la poursuivre. En revanche, il est évident que Mehdi Ben Barka ignorait totalement la fonction réelle de MOTL [officiellement conseiller d’ambassade] », argumente Bachir Ben Barka.

Mais Jan Koura n’en démord pas : Mehdi Ben Barka était bel et bien au courant, soutient-il. Il en veut pour preuve les documents et les informations que le leader de gauche fournissait « régulièrement à Prague à sa demande », expliquant que les archives montrent que le « StB lui remboursait les séjours d’hôtel et d’autres dépenses ».

« Il rencontrait des officiers du renseignement dans plusieurs pays [parfois même dans des appartements prévus à cet effet], il acceptait et exécutait les tâches qui lui étaient assignées, et il était payé pour sa coopération », souligne-t-il dans un entretien accordé à MEE, précisant qu’il « avait également reçu au printemps 1965 une formation aux méthodes de renseignement dans l’un des appartements du StB à Prague ».

Les « missions » de Cheikh 

D’après les archives déclassifiées, Ben Barka a demandé, en 1965, de l’aide aux services secrets tchécoslovaques « pour organiser le coup d’État au Maroc ». « Lorsque sa demande n’a pas été entendue par le StB, il a exigé au moins la même formation au renseignement que celle reçue par certains membres de son parti politique », révèle Jan Koura.

« Lors de sa dernière visite à Prague, il a dit à ses commandants qu’il craignait pour sa vie et leur a demandé une arme de poing lors de sa prochaine visite prévue en novembre 1965. On peut dire que durant la dernière année de sa vie, la coopération de Mehdi Ben Barka avec le StB s’est encore renforcée », affirme-t-il.

Quel genre d’informations aurait-il livré aux services secrets tchécoslovaques ? « L’éventail est très vaste », selon Jan Koura. « Il a rapporté et fourni des analyses écrites, toujours dactylographiées, non seulement sur les événements au Maroc, mais aussi sur le Moyen-Orient et l’Afrique au sens large », ajoute le chercheur tchèque.

Lors de sa visite en Égypte en 1964, Nikita Khrouchtchev prononce un discours devant l’Assemblée du peuple égyptien, devant Gamal Abdel Nasser et Anouar al-Sadate (AFP)
Lors de sa visite en Égypte en 1964, Nikita Khrouchtchev prononce un discours devant l’Assemblée du peuple égyptien, devant Gamal Abdel Nasser et Anouar al-Sadate (AFP)

Exemples : « Il a informé sur des activités des pays occidentaux et d’Israël dans le tiers-monde ainsi que sur les développements du mouvement anticolonial. Outre le Maroc, le StB était particulièrement intéressé par des informations sur l’Algérie, l’Irak et d’autres États arabes. En Afrique subsaharienne, la situation au Ghana, en Guinée et au Congo revêtait un intérêt particulier », énumère-t-il.

Certains voyages de Ben Barka en Tchécoslovaquie étaient effectués avec un passeport algérien. C’est le cas notamment d’un voyage qui a eu lieu en novembre 1963, soit moins d’un mois après la guerre des Sables qui opposa les deux pays voisins en octobre de la même année.

Selon l’historien, la tâche la plus importante qui lui ait été confiée par le StB était « probablement celle d’espionner les dirigeants arabes lors de la visite du dirigeant soviétique Khrouchtchev en Égypte en mai 1964 », Ben Barka ayant « fourni tant d’informations précieuses dans les coulisses, qui ont été transmises au KGB [service de renseignements de l’URSS] via le résident tchécoslovaque au Caire, que le KGB lui-même l’a félicité pour cela ».

Dénonçant des « pseudo-révélations fabriquées volontairement à charge », Bachir Ben Barka suggère dans son communiqué une autre interprétation : « Prague était le siège des organisations internationales progressistes [Fédération syndicale mondiale, Union internationale des étudiants, etc.], le passage obligé des responsables politiques des organisations internationales comme l’Organisation de solidarité des peuples afro-asiatiques [OSPAA], pour rejoindre certaines capitales africaines, asiatiques et Cuba », défend le fils de l’ancien opposant de Hassan II.

Certains voyages de Ben Barka en Tchécoslovaquie étaient effectués avec un passeport algérien. C’est le cas notamment d’un voyage qui a eu lieu en novembre 1963, soit moins d’un mois après la guerre des Sables qui opposa les deux pays voisins en octobre de la même année

Et de déduire : « D’un point de vue purement pratique, leurs billets de voyage et de séjour étaient pris en charge soit directement par les trésoreries de ces organismes, soit sous-traités par les comités locaux de solidarité [par exemple, le comité tchécoslovaque], qui servaient de relais à l’aide financière internationale du camp socialiste. »

Un argument que réfute Jan Koura, citant « des récompenses financières en diverses monnaies » remises à Mehdi Ben Barka « directement par des officiers du StB à Prague et dans d’autres pays ».

« La remise des récompenses est consignée dans les documents du StB ainsi que dans les tableaux récapitulatifs du dossier de Ben Barka que le StB a conservés avec la date, le montant et une brève justification. Mehdi Ben Barka était très intelligent. Il ne pouvait penser que des diplomates ordinaires pouvaient lui donner de l’argent contre la remise de documents ou contre l’exécution de certaines tâches », insiste l’historien, qui en conclut donc que le Marocain savait pertinemment qu’il avait affaire à des agents du renseignement plutôt qu’à des attachés d’ambassade, qui, eux, ne rémunèrent pas pour ce type de missions.

Jan Koura cite, à titre d’exemple, la « mission » attribuée à Ben Barka lors de la visite de Nikita Khrouchtchev en Égypte en 1964. « Un résident tchécoslovaque au Caire lui a dit directement qu’il collecterait des informations pour le KGB et la même personne lui a alors remboursé l’achat de meubles pour son appartement au Caire », soutient le chercheur dans l’entretien accordé à MEE.

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