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Que reste-t-il du socialisme dans le monde arabe ?

La carte politique du monde arabe laisse peu de place au socialisme. À l’intérieur des sociétés arabes, le socialisme a indéniablement reculé et la rhétorique socialiste séduit moins. Mais évoquer sa disparition pure et simple serait hâtif
Camp de réfugiés palestiniens d’al-Aroub, entre Hébron et Bethléem, en Cisjordanie occupée, le 14 mai 2019 (AFP)

La première difficulté consiste à définir le socialisme dans le monde arabe tant les formes qu’il y a prises sont diverses.

Dans un texte de 1966 intitulé « Problématique du socialisme dans le monde arabe », le penseur marxiste égyptien Anouar Abdel-Malek présentait le lien entre socialisme et libération nationale dans ces termes : « La base de départ de l’évolution en direction du socialisme est celle de l’État national indépendant […]. »

Le socialisme a ainsi été une composante de divers mouvements nationalistes, dont le nationalisme arabe. Cette caractéristique distingue le socialisme arabe des socialismes européens.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte de guerre froide, le socialisme était au cœur d’un certain nombre de discours anti-impérialistes. Mais ce socialisme n’impliquait ni alignement total avec Moscou ni soumission à l’orthodoxie marxiste.

Des débuts prometteurs

Comme le souligne Georges Corm, le socialisme apparaît aussi comme « une recette pour sortir le monde arabe de son sous-développement ».

Cela dépasse la question de la justice sociale. Le socialisme pouvait être un vecteur de modernisation économique.

Les fondateurs du Baas  en 1947 promouvaient un « socialisme arabe » distinct du communisme

Michel Aflaq et Salah Eddine Bitar, fondateurs du Baas [résurrection] en 1947, promouvaient un « socialisme arabe » distinct du communisme (matérialiste et athée) et mis au service du nationalisme arabe (de l’unité).

En dépit de cette distinction, le socialisme arabe partage avec le communisme « européen » une certaine méfiance à l’égard des structures et systèmes traditionnels : la religion (certes moins combattue qu’en Union soviétique et en Europe), la féodalité, la tribu, le patriarcat …

« L’âge d’or » du socialisme arabe

Après l’émergence du Baas, qui réussira – sous des formes concurrentes – à conquérir le pouvoir en Syrie et en Irak, c’est le président égyptien Nasser qui apparaît comme le parangon du nationalisme et du socialisme arabes après sa retentissante nationalisation du canal de Suez en 1956.

Une dizaine d’années plus tard, la défaite des armées arabes face à Israël lors de la guerre de 1967 assomme le nationalisme arabe.

Du Maroc à l’Irak, les idées socialistes – à des degrés très différents – ont pu prospérer dans les années 1950, 1960 et 1970.

Sans aller jusqu’à proposer un catalogue exhaustif des représentants du socialisme dans le monde arabe, certains exemples emblématiques méritent d’être cités.

Réunion à Beyrouth en 1975 rassemblant des leaders palestiniens (comme Abou Iyad et Nayef Hawatmeh) et des communistes libanais aux côtés de Kamal Joumblatt (cinquième en partant de la gauche) (AFP)

Au Maroc, Mehdi Ben Barka, assassiné en France en 1965, était une figure du tiers-mondisme et de l’opposition socialiste au roi Hassan II.

En Algérie, jusqu’à la fin des années 1980, les Constitutions insistent sur l’option socialiste (portée par un parti unique, le Front de libération nationale [FLN]). Dans le cas de la constitution égyptienne, les références au socialisme sont atténuées dès 1980.

Au Liban, le Parti socialiste progressiste (PSP), fondé par Kamal Joumblatt en 1949, joue très vite un rôle politique déterminant.

Ce rôle prend une dimension militaire au moment de la guerre du Liban (1975-1990). Pendant cette guerre, les formations se réclamant du socialisme et du communisme (du PSP au Parti communiste libanais) font le choix de la solidarité avec les Palestiniens et militent pour une profonde modernisation du système politique libanais, marqué par le confessionalisme.

Du socialisme à l’islam politique

Seulement, cette promesse de modernisation s’est heurtée à certaines structures traditionnelles. Prenons deux exemples significatifs.

Le premier est libanais. Kamal Joumblatt, assassiné en 1977, était à la fois un socialiste convaincu (proche de l’Union soviétique) et un chef féodal de la communauté druze.

Le second est yéménite. Au Yémen du Sud socialiste, la guerre civile qui éclate en 1986 prend une dimension tribale. Certains observateurs ironisent en parlant de « tribus marxistes ».

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Le socialisme arabe a pâti à la fois du sort du socialisme dans le monde et du contexte arabe. Le délitement du bloc communiste et le triomphe des idées libérales entre la fin des années 1980 et le début des années 1990 ne pouvaient que trouver une expression dans le monde arabe.

À la fin des années 1980, l’Algérie renonce formellement au socialisme. En 1990, l’unification sonne le glas d’un Yémen du Sud indépendant et socialiste.

La spécificité du contexte arabe concerne essentiellement la concurrence de l’islam politique.

Le cas palestinien

Ce dernier a bénéficié de l’émergence des pétromonarchies (la revanche du désert sur la ville) et du soutien formel de la superpuissance américaine, manifeste en Afghanistan dans les années 1980.

La question palestinienne a subi cette évolution à deux niveaux. D’abord, le Hamas a pris le dessus sur l’Organisation de libération de Palestine (OLP). Le résultat des élections législatives palestiniennes de 2006 (victoire nette du Hamas) est là pour en témoigner.

Gamal Abdel Nasser lors d’un discours à Alexandrie le 29 octobre 1954 (AFP)

Ensuite, au sein même de l’OLP et de l’Autorité palestinienne, il faut bien admettre que le socialisme est plus que marginalisé.

Malgré la singularité du socialisme dans le monde arabe, il connaît un sort à bien des égards semblable à celui du socialisme européen.

Entre marginalisation, « ramollissement » et fragmentation

Trois tendances sont assez nettement identifiables. Nous avons déjà évoqué la première : il s’agit de sa marginalisation.

En Europe comme dans le monde arabe, le socialisme a été écarté au profit d’idéologies de substitution : d’un côté, l’européisme et le « progressisme » béat ; de l’autre, l’islamisme.

La deuxième tendance est celle du « ramollissement » du discours et elle est liée à la première.

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Le PSP de Walid Joumblatt est un parti centriste. Les demandes de réformes structurelles, le panarabisme et la rhétorique en faveur de la justice sociale de Kamal Joumblatt ne sont plus d’actualité.

Ce phénomène de « ramollissement » (extinction de la radicalité au profit de thématiques consensuelles) est perceptible partout dans le monde arabe.

Il s’est souvent accompagné d’un phénomène de « récupération » par les régimes en place.

Une gauche minée par les divisions

En Algérie, un certain nombre de formations socialistes (ou issues du socialisme) ont « modéré » leurs bréviaires et sont parfois allées jusqu’à soutenir le pouvoir en place, quand elles n’ont pas été tout simplement phagocytées par les services de renseignement.

Enfin, la fragmentation (la division) des partis se réclamant du socialisme est souvent liée à des phénomènes ou des événements précis. Parfois, ils ne font que la révéler.

La guerre syrienne est justement de ces événements qui divisent les gauches arabes et les formations revendiquant un héritage socialiste.

Là encore, les exemples libanais et algérien nous semblent pertinents.

En Algérie, un certain nombre de formations socialistes sont parfois allées jusqu’à soutenir le pouvoir

Au Liban, les socialistes (ou anciens socialistes) ont fait des choix bien différents. Certains ont été attirés par Riyad et le clan Hariri (par exemple, le PSP de Joumblatt dont la position demeure changeante), tandis que d’autres ont fait le choix du Hezbollah et de « l’axe de la résistance ».

En Algérie, la (trop) lente mort du régime en place n’a pour l’instant pas poussé les groupes et les partis socialistes à s’unir et à proposer une véritable plateforme alternative.

Au contraire, elle ravive de vieilles querelles. Les discours socialistes sont très présents dans la révolution en cours, notamment dans les rangs de la jeunesse, mais la traduction en politique rationnelle n’est pas au rendez-vous.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Adlene Mohammedi est docteur en géopolitique et notamment spécialiste de la politique arabe de la Russie postsoviétique. Il dirige le centre d’études stratégiques AESMA, ainsi qu’Araprism, association et site dédiés au monde arabe
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